Tribune
Réflexions sur les
manifestations en Ukraine
Alexandre latsa
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Alexandre Latsa
Mercredi 11 décembre 2013
Source:
RIA Novosti
Comme les lecteurs de RIA-Novosti
pouvaient
s’en douter la guerre des grands
ensembles s’est sensiblement accentuée
ces dernières semaines sur les deux
fronts sensibles que sont l’Arménie et
surtout l’Ukraine. Dès l’annonce de la
décision du président Ukrainien de ne
pas signer l’accord avec Bruxelles des
milliers, puis des dizaines de milliers
d’Ukrainiens sont descendus dans les
rues de quelques villes de l’ouest et du
centre du pays mais aussi et surtout de
Kiev, pour protester contre cette
décision politique.
Qui
manifeste?
Les protestations ont été organisées
par une alliance surprenante de partis
de tendances différentes, allant de la
droite à l’extrême droite de l’échiquier
politique ukrainien. Il y a tout d’abord
le parti "Alliance ukrainienne
démocratique" (UDAR) du boxeur Klichsko
qui bénéficie du soutien
officiel de la CDU d’Angela Merkel.
Il y a aussi le parti "Patrie" de Yulia
Tymochenko (aujourd’hui emprisonnée pour
corruption et suspectée de
complicité de meurtre) qui appelle à
renverser le pouvoir ukrainien actuel.
Enfin il y a "l’Union pan-ukrainienne
Svoboda " (Liberté) qui portait tout
simplement le nom de parti
National-socialiste d’Ukraine jusqu'à
2004. Ce parti appelle clairement à
manifester pour renverser le pouvoir et
déclencher une révolution sociale et
nationale (avec l’aide de
milices et de sous fratries
pagano-radicales telle par exemple le
Wotan-Jugend) tout en dénonçant la
mafia juive qui gouverne l’Ukraine!
Que n’entendrait-on pas si de tels
propos étaient tenus par des officiels
russes!
Ces trois partis ont formé une
alliance bien improbable appelée "Groupe
d’action pour la résistance nationale"
qui tend donc à vouloir intégrer l’union
européenne en renversant au passage le
pouvoir en place, pourtant légitimé par
les urnes. Un bien étrange cocktail de
mouvements dont on ne peut que suspecter
que leur brusque tropisme européiste ne
soit en réalité surtout motivé par un
mélange d’avidité du pouvoir et de haine
profonde de la Russie.
Ce groupe a aussi le soutien de
certains tatars musulmans de Crimée qui
exigent la démission du gouvernement
et de stars du show bizness dont une
chanteuse de pop music a même menacé de
s’immoler
si des changements n’arrivaient pas.
Enfin une actrice américaine, petite
amie du frère du boxeur Klichsko, s’est
elle aussi empressée de
soutenir les manifestants et leurs
aspirations euro-occidentales. Enfin ils
ont le soutien des Femen qui ont, lors
d’une manifestation à Paris, choisi
d’uriner en public sur les portraits du
président ukrainien sans que les forces
de l’ordre françaises ne réagissent. Des
soutiens qui en disent long.
Comme en Russie, le terme
d’opposition désunie semble adéquat
et on peut se poser la question de
savoir si les européens comprennent bien
qui ils soutiennent.
La violence
comme mode opératoire.
Les manifestations de Kiev ont vite
dégénéré en actions d’occupation de
bâtiments publics, de blocages de rues
et dégradations diverses mais également
en attaques violentes contre les forces
de l’ordre ukrainiennes. Des policiers
ukrainiens ont été
attaqués avec des barres de
fer et des jets de pavés par ces groupes
de nationalistes hostiles à la Russie et
bien
organisés comme on peut le voir
ici ou
là.
Des opposants européistes ont aussi
lancé
des menaces personnelles aux
politiques au pouvoir et à leurs
familles. Des actions qui sont bien
finalement très loin des valeurs
démocratiques et européennes que les
manifestants prétendent pourtant
souhaiter pour leur pays. Les médias
français n’ont fait que donner une
version simpliste et erronée de ces
événements en présentant ces
manifestations comme une éruption
démocratique de jeunes européistes
révoltés par la décision inique de leur
président/dictateur
de les éloigner de l’Europe en faisant
usage de violence. Comme l’a très bien
expliqué l’analyste Dimitri Babich,
les actions de rue se déroulent de la
façon suivante: Taper d’abord, puis se
plaindre des provocations et violences
de la police, en bénéficiant de l’appui
du dispositif médiatique occidental pour
faire basculer l’opinion publique.
Ces méthodes sont connues, elles ont
été
utilisées en 2005 en Ukraine et dans
nombre de pays de la région, afin de
permettre le renversement de pouvoir
trop faibles pour faire face a cet
assaut coordonnées d’une foule sincère
mais manipulée et qui bénéficie d’un
appui médiatique conséquent pour lui
faire croire que ses actions sont
légitimes. Les médias n’ont servi comme
à l’accoutumée que de relais à cette
tentative de
coup d’Etat semi-démocratique qui
porte le nom de
révolution de couleur.
Un peu de recul et de distance
permettent d’interpréter ces événements
de façon sensiblement différente.
Le président ukrainien a été jusqu'à
preuve du contraire démocratiquement
élu, tout comme le parlement et il
faudrait rappeler aux manifestants qu’en
Europe, on n’occupe pas les mairies
comme dans un pays du 1/3 monde.
L'alternance passe par un vote pour
d’autres candidats aux élections
suivantes.
La question des répressions
policières (la cruauté policière
ukrainienne a-t-on même pu
lire) est aussi intéressante.
Imagine-t-on ce qui se passerait en
France si des manifestants de droite et
d’extrême droite occupaient de force la
mairie de Paris, tentaient de prendre en
force l’assemblée nationale et
appelaient à un coup d’état pour
renverser le pouvoir? Alors que la
diplomatie américaine a publié un
communiqué pour dénoncer les violences
de la police ukrainienne (SIC),
imagine-t-on un scenario identique à
Washington?
L’immixtion
étrangère européenne.
Ces manifestations n’ont rassemblé
au maximum que 250.000 personnes à
Kiev, soit 0,5% de la population du
pays, à comparer avec les 800.000
français dans la rue contre le mariage
pour tous soit 1,5% de la population
française. La presse internationale a
pourtant salué ces manifestations les
présentant comme un incroyable
soulèvement populaire témoignant de
l’âme de tout un peuple.
Pour certains analystes la
bataille de l’Europe se joue à Kiev.
On peut s’étonner que le mainstream ne
se borne à dénoncer des pressions russes
sur l'Ukraine sans mentionner cette
immixtion étrangère occidentale
omniprésente dont la majorité des
acteurs est soit proche de tendances
politiques combattues par Bruxelles,
soit non européenne.
Alexandre Kwasniewski, membre de la
mission de surveillance du Parlement
européen et ex-président de Pologne a
ouvertement
conseillé aux manifestants
d’accentuer la pression sur le pouvoir
ukrainien. Les ministres des
Affaires étrangères de Pologne et de
Suède, Radoslav Sikorski et Carl Bildt,
ont dans un communiqué commun exprimé
leur solidarité aux manifestants.
Certains politiciens européens qui ont
dénoncé les pressions russes sur
l’Ukraine, ont même fait le déplacement
en Ukraine pour se joindre aux
manifestants. Ceci a démontré le peu de
respect de Bruxelles pour la
souveraineté des états invités à
rejoindre l'U.E
Le ministre allemand des Affaires
étrangères, Guido Westerwelle, a fait un
déplacement à Kiev pour
rencontrer deux chefs de
l'opposition ukrainienne avant de se
mêler aux manifestants
antigouvernementaux place de
l'Indépendance. L’ancien premier
ministre polonais et dirigeant du parti
national conservateur Droit et Justice,
Jaroslav Kaczynski, pourtant considéré
comme relativement europhobe, a aussi
pris part à la manifestation à Kiev.
L’immixtion
étrangère d'outre-Atlantique.
En Amérique du nord, les soutiens
n’ont pas non plus manqué, traduisant
bien l’implication américaine dans ces
événements tout autant que l’absence
totale de souveraineté de l’Union
Européenne. Le ministre canadien des
Affaires étrangères, John Baird, s'est
aussi joint aux manifestants à la
place de l'Indépendance à Kiev.
Enfin, le pion du pentagone dans la
région, le président Georgien déchu
Sakaachvili, qui a pris le pouvoir via
une révolution de couleur organisée puis
quitté son pays en
vidant les comptes de la présidence
et devrait bientôt être mis en examen,
est lui aussi venu à Kiev
soutenir l’opposition et se placer
en intermédiaire (!) dans cette
crise. On peut douter que l’UE ait
besoin de l’ex-président Georgien pour
négocier avec les russes ou les
ukrainiens.
La secrétaire d'État américaine aux
Affaires européennes et asiatiques,
Victoria Nuland, a quand à elle
affirmé que les Etats-Unis étaient
"avec le peuple ukrainien, qui voit son
avenir dans l'Europe". Noter que la
diplomatie américaine a tenu le même
langage à la Turquie durant les quinze
dernières années. Pourtant, la Turquie
semble aujourd'hui moins intéressée par
l'Europe et elle semble faire des
infidélités à Washington puisqu’elle
vient de demander
à rejoindre l’union douanière
organisée par la Russie.
On peut imaginer que cette prise de
distance incite Washington à tenter de
prendre plus d'influence sur l'Ukraine,
qui est depuis bien longtemps une pièce
maitresse d’un projet théorisé par
Zbigniew Brezinski dans "le grand
échiquier": Faire de l'Ukraine, avec
l’Allemagne et la Pologne, la colonne
vertébrale d’une architecture de
sécurité euro-atlantique sous contrôle
de l’Otan qui aurait ainsi un débouché
sur la Crimée et la frontière russe.
Aymeric Chauprade
rappelait récemment que le président
d’Ukraine Léonid Koutchma avait signé en
2003 un accord qui visait à créer, après
les élections présidentielles de 2004,
un espace économique unique entre la
Russie, l’Ukraine, la Biélorussie et le
Kazakhstan, soit un projet identique a
celui de l’Union Douanière actuelle.
Mais la tentative de révolution orange
organisée à Kiev en 2004 pour favoriser
la prise de pouvoir d’une élite
politique favorable aux intérêts
occidentaux avait marqué un coup d’arrêt
à ce processus.
L’histoire se répète t-elle?
L’intégration
souhaitée par Washington de
l’Ukraine à l’UE est elle un projet
européen ou un projet américain?
Les
Euromantiques ukrainiens, de doux
rêveurs manipulés?
Les manifestants ukrainiens dénoncent
le pitoyable état financier dans lequel
est leur pays. On ne saurait oublier de
leur rappeler que leur précédente
révolution orange a abouti à sortir
l’Ukraine du jeu des transits
énergétiques entre la Russie et
l’Europe, ce qui a sans doute largement
contribué à l’appauvrissement du pays
puisque dès 2006 le taux de croissance
s’est
effondré. On ne saurait aussi
s’abstenir de leur demander pourquoi
leurs élites au pouvoir de 2005 à 2010
n’ont pas pris les mesures nécessaires
pour permettre et préparer cette
intégration européenne.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. La
part des échanges économiques avec la
Russie a certes légèrement diminué de
2010 à 2013 mais se monte à a 26% du
volume total des échanges économiques de
l’Ukraine, à comparer avec les 31,5% de
l’UE mais les 35% de la CEI. Très
logiquement, l'Ukraine exporte à ce jour
bien davantage en Russie et en CEI qu'en
Europe.
Moins de 50% des ukrainiens
soutiennent l’entrée de l’Ukraine
dans l’Europe (46%) contre 36% qui
soutiennent l'adhésion à l'Union
douanière. Les manifestants qui pensent
à l’Europe et son confort de vie (on a
vu dans les manifestations des
manifestants avec des images
d’autoroutes françaises ce qui fait
sourire) semblent eux vivre un rêve
éveillé. Le manifestant moyen de l’EuroMaiden
imagine-t-il que Bruxelles va renflouer
les caisses d’un pays de 45 millions
d’habitants alors qu’elle n’y arrive pas
pour la Grèce et ses 11 millions
d’habitants?
Il est plutôt plausible que l’accord
avec l’UE ne vise surtout à éloigner
l'Ukraine de l'influence russe, en
plaçant le pays dans une antichambre de
l’UE en attendant des jours meilleurs. A
ce titre, il est intéressant de lire
ici certaines obligations liées à la
signature de ce projet d'accord avec
l'Union Européenne dont on voit
clairement que le but est de totalement
séparer structurellement l’Ukraine du
monde russe, en contraignant par exemple
le pays à modifier l’écartement des
voies ferrées pour les mettre au
standard européen! Surprenant lorsque
l’on sait par exemple que personne n’a
contraint les anglais à rouler a droite
pour rejoindre l’UE. Autre exemple: la
question de l’ouverture du complexe
militaro-industriel à l’Europe qui a été
traitée par le spécialiste de
l’industrie de l’armement Philipe
Migault
ici et qui laisse difficilement
envisager une rupture possible des
relations entre l’Ukraine et la Russie.
Quel avenir
pour l’Ukraine?
L’Ukraine n’a plus beaucoup de marge
de manœuvre, le pays est en mauvaise
santé. Ses réserves de change sont en
chute libre
depuis 2011, et il y a un
effondrement
démographique dramatique, dont le
Mainstream médiatique ne parle jamais.
Plus pragmatiquement, le pays a un
besoin immédiat de liquidités pour
boucler le budget 2014. Contrairement
aux
prévisions de certains experts
francais le président Ukrainien s’est
bel et bien envolé vers la Chine puis
Moscou pour y entamer des négociations
bilatérales.
Le président ukrainien est revenu de
Pékin avec une proposition de prêt
chinois de 10 milliards, à
comparer avec les 5 milliards que le FMI
propose à l’Ukraine en échange de
conditions très dures et inapplicables
surtout à deux ans d’une élection
présidentielle. De Moscou il est rentré
avec un nouvel accord sur le prix du gaz
mais aussi avec un premier prêt de 5
milliards de dollars en amont de 15
milliards de dollars supplémentaires à
l'avenir. Il est possible que la
stratégie de Viktor Ianoukovich soit
pour le moment de garder (jusqu'à 2015?)
sa position neutre entre Bruxelles et
Moscou tout en développant au maximum
l’intégration bilatérale interétatique.
Alors que l’Ukraine connaissait ces
manifestations violentes,
en Arménie, la manifestation contre
l’Union Douanière et contre la visite de
Vladimir Poutine n’a elle mobilisé que
quelques dizaines de "militants" qui
n’ont pu empêcher la Russie d' accentuer
sa mainmise sur le réseau du gaz
arménien en échange d’un accord sur la
fourniture de gaz russe à l’Arménie à
des tarifs bien inferieurs aux prix du
marché. Un accord sur l’établissement
d’une
feuille de route pour l’adhésion de
l’Arménie à l’Union Douanière a
également été mis en place et devrait
être adopté par la Douma russe avant la
fin de l’année.
Un scénario à l’arménienne serait il
plausible pour l’Ukraine si le président
actuel devait être reconduit sans ses
fonctions après 2015?
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