Nouvelles d'Orient
Egypte, le premier échec du
« maréchal » Sissi
Alain Gresh
Photo:
D.R.
Jeudi 29 mai 2014
On nous l’avait présenté comme
suscitant l’enthousiasme du peuple. Il
avait annoncé qu’il répondait à son
appel (mais n’avait pas expliqué alors
pourquoi il avait besoin de se présenter
à l’élection). On nous avait montré des
gâteaux avec sa photo et des pin’s à son
image. Il n’avait pas jugé bon de faire
campagne personnellement et, lors de ses
quelques apparitions à la télévision,
son message s’était résumé à l’idée que
l’Egypte avait besoin d’un homme fort :
lui (lire David D. Kirkpatrick,
« Egypt’s New Strongman, Sisi Knows
Best », The New York Times,
24 mai 2014), que la démocratie n’était
pas d’actualité, en un mot que les
Egyptiens n’étaient pas adultes. La
télévision, publique et privée,
l’encensait. A tel point qu’il a dû
finir par croire à ses propres
discours : le « peuple » l’aimait.
« L’Egypte en mouvement »
Manière de voir n° 134 — Juin
- juillet 2014.
En kiosques.
Le premier jour de l’élection, le ton
des médias était le même, optimiste et
unanimiste. Puis, le soir, il a fallu se
rendre à l’évidence : les gens ne se
bousculaient pas dans les bureaux de
vote. Changement de ton le deuxième
jour, comme si les responsables
paniquaient car ils n’étaient pas
préparés à une telle éventualité. Et
l’impensable s’est produit : les
chantres d’Abdelfattah Sissi sur le
petit écran ont perdu leur sang-froid et
commencé à insulter les
abstentionnistes.
Le site Madamasr, dont il faut
souligner le professionnalisme et le
courage durant cette campagne
présidentielle, a rendu compte de cette
panique (Mostafa Mohie,
« Pundits wring hands over low voter
turnout », 27 mai). Ainsi, un
journaliste a qualifié ceux qui
n’allaient pas voter de « traîtres » et
un autre a affirmé qu’une faible
participation signifiait le retour de
Mohamed Morsi au pouvoir.
Cette panique s’est traduite par
plusieurs décisions : faire du second
jour de l’élection un jour férié ;
fermer un certain nombre de grands
centres commerciaux ; demander au
secteur privé de laisser les employés
aller voter ; annoncer que ceux qui ne
voteraient pas devraient payer
5 00 livres égyptiennes d’amende et
seraient passibles de poursuites.
La mesure la plus spectaculaire a été
la prolongation du scrutin d’une
journée. Une mesure que la plupart des
experts considèrent comme illégale, mais
qui s’intéresse à la légalité en
Egypte ? Certainement pas Catherine
Ashton (lire Pierre Jalin,
« La coupable bienveillance de l’Union
européenne », OrientXXI, 21 mai).
Dans un autre article de Madamasr,
« Experts say vote extension is illegal »
(28 mai), Mai Shams El-Din souligne que
de nombreux experts ont affirmé que
cette décision était en contradiction
avec l’article 10 de la loi sur
l’élection présidentielle, qui demande
la publication à l’avance d’une telle
décision au journal officiel. Le
prétexte avancé par la commission
électorale – la vague de chaleur aurait
empêché les gens d’aller voter – était
évidemment risible pour n’importe quel
observateur sérieux.
Le troisième jour du vote, le
gouvernement a annoncé d’autres mesures
pour faciliter la participation,
notamment la gratuité des transports
pour ceux qui voudraient retourner dans
la ville ou le village où ils sont
inscrits sur les listes électorales.
Dans le même temps, le ton des médias
officiels changeait, après qu’ils eurent
compris à quel point ils discréditaient
l’élection. Ils ont commencé à affirmer,
sans aucune preuve, que le taux de
participation avait dépassé les 35%,
avant de porter, dans une belle
unanimité, ce pourcentage à plus de 40%,
ce qui est difficilement crédible.
Même si le maréchal a remporté 90 %
des suffrages exprimés, il est évident
que sa légitimité est atteinte. Le fait
que les bulletins nuls aient été plus
nombreux que ceux en faveur de son
concurrent Hamdin Sabbahi est aussi un
signe du refus des électeurs du faux
choix qui leur était proposé. Et les
vingt millions de voix qu’il prétend
avoir obtenues relèvent sans aucun doute
de la manipulation.
Les causes du rejet et de
l’abstention sont multiples :
le
boycott décidé par les Frères musulmans
et leurs alliés ;
le
refus d’un grand nombre de jeunes
d’aller voter (lire Alexia Underwood,
« In pro-Sisi Mansoura, embittered youth
avoid the polls », Madamasr,
27 mai) ;
la
conscience de nombre d’Egyptiens de la
tentative d’un retour à l’ordre qu’ils
ont rejeté massivement en
janvier-février 2011.
« L’idole est tombée avant même de
devenir un Dieu », ont
affirmé sept organisations de
jeunesse. Elles ont raison. Cette
élection qui devait signer la fin du
processus révolutionnaire montre au
contraire la difficulté des forces de
l’ancien régime à retourner à l’ordre
ancien. Un optimisme mesuré que favorise
la lecture du dernier numéro de
Manière de voir,
« L’Egypte en mouvement », en vente
dans tous les kiosques
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