Nouvelles d'Orient
Charlie, je ne veux voir dépasser aucune
tête
Alain Gresh
Photo: D.R
Mardi 20 janvier 2015
En 1914, l’ensemble des
parlementaires, toutes tendances
confondues, chantaient « La
Marseillaise » debout et à l’unisson.
L’union nationale avait alors vu les
dirigeants socialistes trahir tous leurs
engagements en faveur de la paix, voter
les crédits de guerre et avaliser une
boucherie qui devait durer
jusqu’en 1918. La scène s’est reproduite
le 13 janvier à l’Assemblée nationale et
l’union sacrée est à nouveau à l’ordre
du jour. Mais elle signifie cette
fois-ci l’exclusion de la communauté
nationale de tous les mauvais Français,
et d’abord des jeunes issus des
quartiers populaires, désignés par les
médias et les politiques comme « ces
pelés, ces galeux, dont (viendrait)
tout le mal » (La Fontaine). Ils
sont responsables, et surtout ne nous
interrogeons pas sur les politiques
économiques et sociales qui ont abouti à
toujours plus d’inégalités, à toujours
plus d’exclusion des classes
populaires ; et ne remettons pas en
question nos engagements à l’étranger.
« Nous sommes en guerre », a
déclaré le premier ministre Manuel
Valls [1].
Et, comme en 1914, ceux qui doutent du
bien-fondé de ces stratégies sont des
traîtres.
Répondant à une question du député
Claude Goasguen, la ministre de
l’éducation Najat Vallaud-Belkacem
a déclaré le 14 janvier :
« Je leur ai en effet adressé
[aux chefs d’établissement] une
lettre leur demandant non seulement de
faire respecter la minute de silence le
lendemain, mais aussi de créer des
espaces d’échanges et de dialogue. Ils
l’ont fait, je les en remercie. Ca ne
s’est pas toujours bien passé. Des
incidents ont eu lieu, ils sont même
nombreux et ils sont graves et aucun
d’entre eux ne doit être traité à la
légère. Et aucun d’entre eux ne sera
traité à la légère. Vous me demandez
combien nous sont remontés ? Je vais
vous répondre. S’agissant de la minute
de silence elle-même c’est une centaine
d’incidents qui nous ont été remontés.
Les jours qui ont suivi nous avons
demandé la même vigilance, et c’est une
nouvelle centaine d’évènements et
d’incidents qui nous ont été remontés.
Parmi eux une quarantaine ont d’ailleurs
été transmis aux services de police, de
gendarmerie, de justice, parce que pour
certains il s’agissait même d’apologie
du terrorisme. Nous ne pouvons pas
laisser passer cela. »
Interrogeons-nous sur plusieurs
éléments de ce discours :
la
minute de silence était « facultative »
dans les maternelles (certaines l’ont
quand même observée, avec des enfants de
trois à six ans !) mais obligatoire dans
tous les autres établissements
scolaires. Est-il normal de demander,
souvent sans discussion, à des enfants
de 12 ans de respecter impérativement
une minute de silence ? La ministre n’a
comptabilisé que deux cents d’incidents,
mais elle oublie de dire que nombre
d’établissements n’ont rien demandé à
leurs élèves tellement ils avaient peur
des réactions ;
est-il
normal de transmettre aux services de
police les coordonnées de ceux qui s’y
sont refusés ? La délation relève-t-elle
des enseignants ? Ces jeunes de 15 ou
16 ans qui posent des questions, parfois
provocatrices, sont-ils des criminels ?
un
certain nombre de personnalités et
d’intellectuels ont clairement affirmé
que, tout en condamnant les attentats,
ils ne défileraient pas le 11 janvier,
qu’ils n’observeraient pas une minute de
silence. D’autres, qui ont défilé,
posent de vraies questions. Va-t-on les
inculper à leur tour ? Il est pour le
moins paradoxal, au moment où l’on se
gargarise de la liberté d’expression, de
refuser toute voix dissidente — bien que
nous sachions depuis longtemps que
Patrick Cohen, sur France Inter, et la
« matinale » de France Culture refusent
d’inviter
« les cerveaux malades ». Un
sondage du Journal du dimanche
du 18 décembre indiquait pourtant que
42 % des Français n’étaient pas
favorables à la publication de
caricatures du Prophète. Faut-il les
rayer de la communauté nationale ?
Rappelons que ce ne sont pas ces
intellectuels « blancs » qui risquent le
plus, mais tous ces jeunes des quartiers
populaires déjà stigmatisés, renvoyés à
leur ghetto, et que l’on met en prison.
On parle beaucoup, et on a raison de le
faire, des juifs qui ont peur. Mais qui
a interrogé ces femmes portant foulard
qui ne veulent plus sortir de chez
elles ?
Mme Vallaud-Belkacem poursuit :
« Oui, l’école est en première
ligne. L’école est en première ligne,
elle sera ferme pour sanctionner, pour
créer du dialogue éducatif, y compris
avec les parents car les parents sont
des acteurs de la coéducation. L’école
est en première ligne aussi pour
répondre à une autre question car même
là où il n’y a pas eu d’incidents il y a
eu de trop nombreux questionnements de
la part des élèves, et nous avons tous
entendu les “oui je soutiens Charlie,
mais…”, les “deux poids deux mesures”.
“Pourquoi défendre la liberté
d’expression ici et pas là ?” Ces
questions nous sont insupportables,
surtout lorsqu’on les entend à l’école
qui est chargée de transmettre des
valeurs. Et il nous faut nous interroger
sur notre capacité à le faire, c’est ce
que le premier ministre a fait devant
les recteurs hier, c’est la raison pour
laquelle je mobilise l’ensemble de la
communauté éducative pour que nous ne
répondions pas que par des discours mais
par des actes forts. »
Une ministre de l’éducation nationale
qui parle du rôle de l’école et qui
évoque « de trop nombreux
questionnements » ? On pensait,
naïvement, que l’école devait ouvrir à
l’esprit critique, instiller le doute.
Voltaire est sans cesse convoqué pour
cela. Mais Mme Vallaud-Belkacem a une
tout autre vision… Les « mais » sont
interdits, elle ne veut voir dépasser
aucune tête.
S’il fallait mettre en exergue une
réaction qui montre la confusion qui
règne parfois dans les esprits, on ne
saurait trop conseiller de lire
le communique du 12 janvier de la
fédération de Paris du Syndicat national
de l’enseignement secondaire (SNES).
Il minimise d’abord la présence des
chefs d’Etat étrangers :
« Peu importe la présence de chefs
d’Etat plus ou moins respectueux des
libertés dans leurs propres pays. Hier
nous avons marché pour le respect de la
vie humaine, de la sécurité publique et
des libertés fondamentales. Nous étions
très nombreux, divers, calmes et
déterminés. Nous avons porté une
exigence de paix — aucun message de
haine, aucune déclaration de guerre — et
de Liberté : liberté d’expression et
liberté d’être tout simplement ce que
l’on a décidé d’être ! »
Côtoyer
des représentants de régimes
tortionnaires ne pose donc aucun
problème ? Là aussi, il n’y a pas de
doute possible.
« Nous savons que la minute de
silence dans nos établissements a fait
l’objet de diverses réceptions de la
part de nos élèves qui n’adhèrent pas
tous à ce projet égalitaire et
républicain. Nous disons que
l’Institution ne peut accepter certains
propos et un rappel à l’ordre sévère
doit être signifié aux quelques élèves,
peu nombreux, qui ont tenu des propos
inacceptables ou ont eu des postures
déplacées. L’Ecole ne peut pas donner de
signes de faiblesse et doit rester ferme
sur la ligne de la laïcité en signifiant
clairement à ces élèves qu’elle ne
transigera pas sur la liberté
d’expression, y compris celle de
blasphémer. »
« Le Rectorat n’a transmis aucune
consigne de modération vis-à-vis de ces
élèves, nous en avons eu confirmation.
Nous devons faire comprendre à nos
élèves que la loi de la République est
au-dessus des règles communautaires. En
refusant ce principe laïque élémentaire,
ils s’excluent de la République garante
des libertés y compris la liberté de
culte. »
Ils s’excluent de la République ?
Qu’est-ce à dire ? N’est-ce pas plutôt
la République qui les a exclus depuis
longtemps ? Et si cette exclusion
n’excuse ni le complotisme ni
l’antisémitisme, elle permet de
comprendre les raisons de certaines
réactions et de définir une ligne
d’action pour les combattre.
Interrogé, un responsable du
SNES-Paris soulignait que ce texte avait
été adopté le 12 janvier, avant que l’on
assiste à des condamnations pour
« apologie du terrorisme »,
condamnations qu’il juge très
négativement et dont il tient à se
démarquer.
Celles-ci se sont multipliées, de
l’inculpation
de jeunes pour des dessins (oui !) à
la condamnation à Grenoble à six mois de
prison ferme d’un déficient mental. La
ministre de la justice Christine Taubira
se discrédite en prônant la fermeté dans
ces affaires, elle qui ne poursuit pas
Eric Zemmour, par exemple, pour ses
propos racistes (lire Pascale
Robert-Diard, « Des
peines très sévères pour apologie du
terrorisme », lemonde.fr, 19 janvier
2015). Deux poids, deux mesures ? Oui,
il faut le dire, la République française
est tout sauf égalitaire. Faut-il
s’étonner que les jeunes des quartiers
populaires en aient conscience ? Et,
sans les excuser en aucune manière, ne
peut-on pas comprendre certaines de
leurs réactions ?
Note : Je reviendrai
sur le concept d’« apologie du
terrorisme », mais il est à noter dès
maintenant qu’il peut être utilisé
contre ceux qui défendent les
Palestiniens et le droit à résister à
l’occupation israélienne.
Note:
[1]
Lire « La
voix de la France enfouie sous les
bombes », Le Monde diplomatique,
octobre 2014
A quoi sert
« Le Monde diplomatique » ?
A apprendre et à comprendre.
A donner un peu de cohérence
au fracas du monde là où
d’autres empilent des
informations.
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