Ahmed Bensaada : « Les
‘‘Printemps’’ n’ont généré que le chaos,
la mort, la haine, l’exil et la
désolation dans plusieurs pays arabes »
Entretien réalisé par Nordine Azzouz
Les ruines
de la ville syrienne de Homs - 10 mai
2014 - (Ghassan Najjar/Reuters)
Samedi 23 janvier 2016
Ahmed Bensaada, universitaire
algérien installé au Canada depuis
plusieurs années, suit attentivement les
mutations et bouleversements au Maghreb
et au Moyen-Orient auxquels il a
consacré plusieurs articles, colloques
et conférences… Sur les Printemps
arabes, il a porté dès le départ un
regard très critique dont il a fait la
synthèse dans un livre, Arabesque
américaine, puis dans Arabesque$,
une nouvelle édition corrigée et
enrichie, d’une actualité plus que
jamais brûlante. Cinq ans après !
Entretien.
Reporters: Cinq
ans sont passés depuis ce qu'on a appelé
les "printemps arabes". Le bilan, on le
voit, n'est pas très réjouissant voire
catastrophique dans beaucoup de pays
concernés. Pourquoi, selon vous ?
Ahmed Bensaada:
« Pas très réjouissant », vous dites ?
Ces bouleversements majeurs que la
bien-pensance occidentale a
précipitamment et fallacieusement
baptisé « printemps » n’ont généré que
le chaos, la mort, la haine, l’exil et
la désolation dans plusieurs pays
arabes. Il faudrait peut-être demander
aux citoyens des pays arabes « printanisés »
si la désastreuse situation dans
laquelle ils vivent peut être qualifiée
de printanière.
Et les chiffres
sont éloquents à ce sujet. Une récente
étude a montré que cette funeste saison
a causé, en cinq ans, plus de 1,4
million de victimes (morts et blessés),
auxquelles il faut ajouter plus de 14
millions de réfugiés. Ce « printemps » a
coûté aux pays arabes plus de 833
milliards de dollars, dont 461 milliards
de pertes en infrastructures détruites
et en sites historiques dévastés.
D’autre part, la région MENA (Middle
East and North Africa -
Moyen-Orient et Afrique du Nord) a perdu
plus 103 millions de touristes, une
vraie calamité pour l’économie.
Lors de la parution
de la première version de mon livre
« Arabesque américaine » (avril 2011),
j’ai mis en évidence l’ingérence
étrangère dans ces révoltes qui ont
touché la rue arabe ainsi que la
non-spontanéité de ces mouvements.
Certes, les pays arabes étaient, avant
ces évènements, dans un réel état de
décrépitude : absence d’alternance
politique, chômage élevé, démocratie
embryonnaire, mal de vivre, droits
fondamentaux bafoués, manque de liberté
d’expression, corruption à tous les
niveaux, favoritisme, exode des
cerveaux, etc. Tout cela représente un
« terreau fertile » à la
déstabilisation. Mais bien que les
revendications de la rue arabe soient
réelles, des recherches fouillées ont
montré que les jeunes manifestants et
cyberactivistes arabes étaient formés et
financé par des organismes américains
spécialisés dans l’« exportation » de la
démocratie, tels que l’USAID, la NED,
Freedom House ou l’Open Society du
milliardaire George Soros, Et tout cela,
des années avant l’immolation par le feu
de Mohamed Bouazizi.
Ces manifestants
qui ont paralysé les villes arabes et
qui ont déboulonné les vieux autocrates
arabes assis sur le pouvoir depuis des
décennies, représentaient pourtant une
jeunesse pleine de fougue et de
promesses.
Une jeunesse
instruite, maniant avec brio les
techniques de la résistance non violente
et ses slogans percutants. Ces mêmes
techniques qui ont été théorisées par le
philosophe américain Gene Sharp et mises
en pratique par les activistes serbes d’Otpor
dans les révolutions colorées. Ces mêmes
techniques enseignées aux jeunes
manifestants arabes par les fondateurs
d’Otpor dans leur centre CANVAS (Center
for Applied Non Violent Action and
Strategies) spécialement conçu pour la
formation des dissidents en herbe.
Une jeunesse férue
de nouvelles technologies dont les
leaders ont été ciblés, formés,
réseautés et soutenus par les géants
américains du Net par l’intermédiaire
d’organismes américains comme l’AYM
(Alliance of Youth Movements).
Mais tout comme les
activistes des révolutions colorées, les
cyberdissidents arabes ne sont entraînés
qu’à étêter les régimes. Ils sont en
fait - probablement à leur insu -
« commandités » pour mener à bien la
chute du sommet de la pyramide du
pouvoir. Ils n’ont aucune compétence
dans la marche à suivre lorsque les
autocrates sont chassés et que le
pouvoir devient vacant. Ils n’ont aucune
aptitude politique pour mener à bien
cette transition démocratique qui
devrait suivre ce changement majeur.
Dans un article sur
les révolutions colorées écrit en 2007
par le journaliste Hernando Calvo Ospina
dans les colonnes du Monde diplomatique,
on peut lire : « la distance entre
gouvernants et gouvernés facilite la
tâche de la NED et de son réseau
d’organisations, qui fabriquent des
milliers de "dissidents" grâce aux
dollars et à la publicité. Une fois le
changement obtenu, la plupart d’entre
eux, ainsi que leurs organisations en
tout genre, disparaissent sans gloire de
la circulation ».
Ainsi, dès que le
rôle attribué aux cyberactivistes
s’achève, ce sont les forces politiques
en place, à l’affût de tout changement
majeur, qui occupent le vide créé par la
disparition de l’ancien pouvoir. Dans le
cas de la Tunisie et de l’Égypte, ce
sont les mouvements islamistes qui ont
profité dans un premier temps de la
situation, évidemment aidés par leurs
alliés tels les États-Unis, certains
pays occidentaux et arabes et la Turquie
qui devait servir de modèle.
Il est clair que ce
« printemps » n’a rien à voir avec les
slogans vaillamment scandés par les
jeunes cyberactivistes dans les rues
arabes et que la démocratie n’est qu’un
miroir aux alouettes. En effet, comment
ne pas se poser de sérieuses questions
sur ce « printemps » lorsqu’on constate
que les seuls pays arabes qui ont subi
cette saison sont des républiques ?
Est-ce un hasard si aucune monarchie
arabe n’ait été touchée par ce tsunami «
printanier », comme si ces pays étaient
des sanctuaires de la démocratie, de la
liberté et des droits de l’homme ?
L’unique tentative de soulèvement
antimonarchique, celle du Bahreïn, a été
violemment étouffée par la collaboration
militaire du Conseil de coopération du
Golfe (CCG), le silence complice des
médias mainstream et la connivence de
politiciens pourtant si loquaces lorsque
des événements analogues ont touché
certaines républiques arabes.
Ce « printemps »
vise la déstabilisation de certains pays
arabes bien ciblés dans un cadre
géopolitique beaucoup plus grand, très
certainement celui du « Grand
Moyen-Orient ». Cette doctrine préconise
le remodelage des frontières d’une
région géographique regroupant les pays
arabes et certains pays avoisinants,
mettant ainsi fin à celles héritées des
accords Sykes-Picot. Bien que lancé sous
la houlette du président G.W. Bush et de
ses faucons néoconservateurs, ce projet
s’inspire d’une idée théorisée en 1982
par Oded Yinon, un haut fonctionnaire du
ministère des Affaires étrangères
israélien. Le « Plan Yinon », comme on
le nomme, avait à l’origine pour
objectif de « défaire tous les États
arabes existants et de réorganiser
l’ensemble de la région en petites
entités fragiles, plus malléables et
incapables d’affronter les Israéliens
».
Et la partition est
malheureusement en cours…
Dans ce tableau, La Tunisie, tout de
même, demeure une exception. Comment
peut-on l'expliquer ?
Certes, comparativement à la Libye, la
Syrie ou le Yémen, la situation en
Tunisie peut paraitre intéressante. Mais
dans l’absolu, la Tunisie ne représente
pas un modèle de réussite tel que
veulent nous le faire croire les médias
mainstream.
Et ce
n’est pas le Prix Nobel récemment
octroyé à la Tunisie qui y change
quelque chose. Quand on voit à qui il a
été décerné ces dernières années, on se
demande sérieusement d’ailleurs à quoi
sert ce prix. Et les Tunisiens qui, eux,
vivent depuis cinq ans la
« printanisation » de leur pays en
savent quelque chose. Commentant ce
cinquième anniversaire, certains
blogueurs n’ont pas été tendres. « Seul
pays démocratique du Maghreb + Prix
Nobel, tout le reste est pire que la
période ZABA (Zine el-Abidine Ben Ali)
». Ou encore, avec une pointe d’humour :
« Injustice sociale, torture,
impunité, on s’en fout on est des prix
Nobel ».
Dans
une récente interview au Figaro, mon ami
tunisien, le philosophe Mezri Haddad, a
déclaré : « Partout, y compris en
Tunisie que l’on présente comme le bon
paradigme révolutionnaire et auquel l’on
décerne le prix Nobel de la paix faute
d’effacer sa dette extérieure devenue
vertigineuse en moins de 5 ans et de
soutenir son économie aujourd’hui
agonisante, le « printemps arabe » a
détruit plus qu’il n’a construit ».
Avant
d’ajouter : « Depuis 2011, la Tunisie
est devenue le premier pays exportateur
de main-d’œuvre islamo-terroriste aussi
bien en Libye qu’en Syrie. Les rapports
des Nations unies sont accablants pour
le Tunisien que je suis. L’auteur du
dernier attentat suicide à Zliten en
Libye est un Tunisien, comme celui qui
s’est attaqué à la mosquée de Valence,
ou celui qui vient de se faire abattre
devant le commissariat du XVIIIe
arrondissement de Paris ».
En
effet, la Tunisie reste encore, de loin,
le plus grand pourvoyeur au monde de
djihadistes daéchiens en Syrie. Triste
record pour un pays qu’on veut faire
passer pour une exception qui justifie
la terminologie printanière.
Et
cela, sans compter les assassinats
politiques, les attentats terroristes
aveugles qui ont endeuillé le pays et
les sordides histoires du « jihad al-nikah »
popularisé par de jeunes tunisiennes
radicalisées.
Et ce
n’est pas non plus le déménagement de la
famille du Goncourt au Musée du Bardo
encore marqué par les stigmates de
l’attentat du 18 mars 2015 qui lui
donnera le sceau d’un pays qui a réussi
sa transition démocratique. Ce « coup de
pouce » français n’effacera d’aucune
manière la bourde de la ministre
française, Michèle Alliot-Marie, qui
avait proposé le savoir-faire français à
la police de Ben Ali pour « régler
les situations sécuritaires »,
histoire de mettre fin à l’impertinence
de ces manifestants qui avaient envahi
l’avenue Bourguiba.
Et ces
manifestants qui arboraient leur
jeunesse comme bannière d’un avenir
radieux, que pensent-ils, après avoir
poussé le président Ben Ali à la
sortie, de l’âge de ces « dinosaures »
politiques qui l’ont remplacé ?
Jugez-en : Moncef Marzouki (71 ans),
Rached Ghannouchi (75 ans) et, surtout,
le président actuel, Béji Caïd Essebsi
(90 ans). Peut-on réellement croire
qu’une révolte intrinsèquement jeune,
qualifiée de « facebookienne », puisse
être représentée par des gérontocrates,
d’anciens caciques de régimes honnis,
des islamistes belliqueux ou ceux
confondant l’intérêt du pays avec celui,
supranational, de leur confrérie ?
Pensaient-ils qu’un jour une loi
électorale serait votée pour réhabiliter
les anciens partisans de Ben Ali qu’ils
ont combattu avec acharnement ?
Auraient-ils imaginé que cinq ans –
presque jour pour jour - après le départ
de Ben Ali, Ridha Yahyaoui, un jeune
diplômé chômeur tunisien, se donnerait
la mort à Kasserine pour protester
contre le favoritisme dans l’embauche,
fléau qu’ils avaient dénoncé et contre
lequel ils s’étaient battus ? Et que les
émeutes qui ont suivi ce drame soient
durement réprimées ?
Qu’y
a-t-il eu de si positif dans ce
« printemps » tunisien si, cinq ans plus
tard, Yahyaoui imite Bouazizi pour les
mêmes raisons ?
Quelle différence ou de nuance d'analyse
doit-on avoir, selon vous, dans
l'analyse des réalités actuelles dans
des pays comme la Syrie ou la Libye,
pays qui nous concerne au premier chef
compte tenu du voisinage et de la
proximité.
La
guerre civile qui fait actuellement rage
en Syrie a des curieuses similitudes
avec la celle qui a prévalu en Libye :
a) l’épicentre initial de la révolte
syrienne n’était pas situé dans la
capitale mais dans une région
frontalière (contrairement à la Tunisie
et l’Égypte) ; b) un « nouvel ancien »
drapeau est apparu comme étendard des
insurgés; c) La phase non-violente de la
révolte a été très courte; d)
l’implication militaire étrangère
(directe ou indirecte) a rapidement
transformé les émeutes non-violentes en
une sanglante guerre civile.
En
effet, lorsque la théorie de Gene Sharp
ne fonctionne pas et que les
enseignements de CANVAS ne portent pas
fruit comme dans le cas de la Libye et
de la Syrie, les manifestations se
transforment très rapidement en guerre
civile. Cette métamorphose s’opère grâce
à une ostensible ingérence étrangère des
mêmes pays cités précédemment via l’OTAN
(cas de la Libye) ou de coalitions
hétéroclites (cas de la Syrie).
Ainsi,
les pays occidentaux (avec l’aide de
leurs alliés arabes et régionaux)
peuvent passer, sans états d’âme, d’une
approche non-violente à la Gene Sharp à
une guerre ouverte, sanglante et
meurtrière où le sang arabe coule à
flot.
L’éphémère phase sharpienne des
manifestations populaires a même été
utilisée pour justifier l’intervention
militaire de l’OTAN en Libye ou de la
coalition anti-Bachar en Syrie. La
résolution 1973 qui a permis la
destruction de la Libye a été justifiée
par la fausse accusation selon laquelle
les forces loyalistes de Kadhafi
auraient fait pas moins de 6000 morts
dans les populations civiles. De
nombreux pays ont d’ailleurs estimé que
les États-Unis, la France, la
Grande-Bretagne et leurs alliés ont
détourné et abusé de cette résolution en
permettant à l’OTAN d’outrepasser le
mandat du Conseil de sécurité. Il s’agit
en particulier de la Russie et de la
Chine qui, comprenant « la leçon de la
résolution 1973 », opposent leurs vétos
à toute résolution onusienne condamnant
la Syrie ou son président, Bachar Al-Assad.
Sans cela, les télévisions mainstream du
monde entier nous auraient montré les
images du président Bachar, le cœur
dévoré ou la tête arrachée par des
djihadistes spécialistes de la question
qui pullulent en Syrie grâce à la
collaboration active des Occidentaux et
de leurs alliés.
D’ailleurs, l’étude des courriels de
madame Hillary Clinton a montré que les
motivations de l’élimination de Kadhafi
n’avaient rien à voir avec une
quelconque volonté de démocratisation de
la Libye, mais relevaient d’intérêts
stratégiques, économiques, politiques et
d’un fameux trésor en or. Il en est de
même pour le président syrien.
Il est
aussi intéressant de noter que des
investigations très sérieuses menées par
des spécialistes américains ont montré
que la guerre en Libye n’était pas
nécessaire, qu’elle aurait pu être
évitée si les États-Unis l’auraient
permis et que l’administration
américaine a facilité la fourniture
d’armes et le soutien militaire à des
rebelles liés à Al-Qaïda.
D’autre part, le contre-amiral américain
à la retraite Charles R. Kubic a révélé
que Kadhafi était disposé à partir pour
permettre l’établissement d’un
gouvernement de transition à deux
conditions. La première était de
s’assurer, après son départ, qu’une
force militaire reste pour chasser
Al-Qaïda et, dans la seconde, il
demandait un libre passage ainsi que la
levée des sanctions contre lui, sa
famille et ses fidèles.
De son
côté, l’ancien président de la Finlande
(1994-2000) et prix Nobel de la Paix
(2008), Martti Ahtisaari a reconnu avoir
été mandaté par l’administration russe
pour trouver une solution pacifique au
conflit syrien et ce, dès le début de
l’année 2012.
Le
plan de résolution du conflit syrien
proposé aux représentants des cinq
nations membres permanents du Conseil de
sécurité des Nations Unies comprenait
trois points : 1) ne pas armer
l’opposition ; 2) organiser un dialogue
entre l’opposition et Bachar Al-Assad ;
3) permettre à Bachar Al-Assad de se
retirer élégamment.
Selon
Martti Ahtisaari, aucune suite n’a été
donnée après la présentation de cette
proposition aux représentants américain,
britannique et français.
Il
apparaît donc clair que le but de ce
« printemps » n’a rien à voir avec la
démocratie et les droits humains en
Libye et en Syrie (et ailleurs dans la
région MENA), mais l’élimination
physique des présidents Kadhafi et
Bachar Al-Assad, quitte à détruire ces
deux pays et à liquider des milliers
d’Arabes, quitte à financer des
djihadistes mangeurs de cœurs et
coupeurs de têtes et s’en offusquer
lorsqu’ils retournent leurs armes contre
leurs créateurs.
Bien
au contraire, ce qu’on appelle
« printemps » dans les cas libyen et
syrien sont des exemples pédagogiques de
guerres civiles fomentées de l’étranger
sous motifs droit-de-l’hommistes.
Actuellement, ces deux pays sont des
terres d’instabilité géopolitique et des
repaires de djihadistes daéchiens,
ouvertement financées par des pays
occidentaux, des pays arabes et des
puissances régionales.
Dans
le cadre de cette forte turbulence
politique et d’ingérence étrangère
agressive, l’Algérie a été une cible de
choix et le reste toujours. Rappelons
que des jeunes Algériens ont aussi
participé aux formations des Serbes de
CANVAS et que de nombreux pays ont parié
sur la « printanisation » (violente ou
non) de l’Algérie. Les mauvais souvenirs
de la décennie noire et l’éphémérité de
la CNCD (Coordination nationale pour le
changement et la démocratie) en ont
décidé autrement.
Actuellement, la situation libyenne est
évidemment très préoccupante pour la
sécurité et la stabilité de l’Algérie.
Certains observateurs estiment à 300 le
nombre de milices armées en Libye et
notent qu’elles sont fortement reliées à
leurs homologues tunisiennes. En effet,
selon un compte rendu de la Commission
des affaires étrangères de l’Assemblée
nationale française datant de novembre
dernier, « l’ensemble des attentats
récents en Tunisie ont été organisés et
planifiés depuis la Libye ».
Ainsi,
et contrairement aux déclarations
belliqueuses et malintentionnées de
Nicolas Sarkozy - un des responsables
majeurs de la destruction de la Libye -
c’est plutôt l’Algérie qui devrait
actuellement se plaindre de son « emplacement
géographique » frontalier avec la
Tunisie et la Libye. Cela est d’autant
plus vrai que la collaboration entre
Daech en Libye et les mouvements
terroristes du Sahel est de plus en plus
évidente, ce qui donne encore plus de
fil à retordre à l’Algérie pour
sécuriser son Sud.
On
voit donc bien que, même si l’Algérie
n’a pas été directement touchée par
cette lugubre saison, la
« printanisation » de ses voisins lui
pose des défis majeurs.
Dans votre livre « Arabesque$* » dont on
vient d'apprécier une nouvelle édition
revue et enrichie, la thèse que vous
défendez est celle d'une grande
implication et d'une grande
responsabilité des États-Unis dans les
"printemps arabes", un engagement
américain que vous assimilez ni plus ni
moins qu'à des opérations de
déstabilisation des États et des régimes
en place dans le monde arabe. Jusqu'à
quel point, au-delà de la thèse, et sur
des points factuels précis,
continuez-vous à défendre cette
analyse ?
Lorsque la première version de mon livre
intitulée « Arabesque américaine » a été
publiée en avril 2011, elle a été
accueillie avec beaucoup de scepticisme
car la thèse qui y était développée
s’opposait à l’euphorie « printanière »
ambiante et venait mettre un bémol à un
unanimisme extatique. Cette béatitude
face à une « révolution » arabe
immaculée, orchestrée par une belle
jeunesse instruite et impétueuse ne
devait en aucun cas être souillée par
des accusations qui, de toute façon, ne
pouvaient être que calomnieuses. Ce
discours a été entretenu par les médias
mainstream et de nombreux spécialistes
« cathodiques » dont il subsiste encore
quelques spécimens rétifs.
Il
faut reconnaître que s’opposer au
romantisme révolutionnaire porté à son
paroxysme, quelques semaines à peine
après la chute de Ben Ali et de
Moubarak, relevait certainement d’une
inconsciente témérité.
Pourtant, la thèse présentée dans ce
livre - qui comporte plus de 260
références toutes facilement vérifiables
– a été méticuleusement élaborée grâce à
l’analyse de nombreux livres, documents
officiels, rapports d’activités, câbles
Wikileaks, etc.
Il est
clair que ce ne sont pas les États-Unis
qui ont provoqué le « printemps » arabe.
Comme expliqué précédemment, la
situation politique et socioéconomique
des pays arabes est un terreau fertile à
la dissidence et à la révolte.
Cependant, l’implication américaine dans
ce processus n’est pas anodine, loin de
là. Le rôle primordial des organismes
spécialisés dans l’« exportation » de la
démocratie et majoritairement
subventionnés par le gouvernement
américain, les formations théoriques et
pratiques à la résistance non-violente
dispensées par CANVAS, la constitution
d’une « ligue arabe du Net » maîtrisant
les nouvelles technologies,
l’élaboration d’outils de navigation
anonyme gratuitement distribués aux
cyberactivistes, l’étroite collaboration
entre les cyberdissidents et les
ambassades américaines dans les pays
arabes, l’ampleur des sommes investies,
l’engagement militaire et les
gesticulations diplomatiques de haut
niveau le confirment. Et comme la
politique étrangère des États-Unis n’a
jamais été un modèle de philanthropie,
il faut se rendre à l’évidence que les
Américains ont fortement influencé le
cours des évènements. Sans oublier que
toutes ces actions ont été entreprises
des années avant le début du
« printemps » arabe.
À
mesure que le temps avançait, la nature
perfide de ces « révolutions » a été
révélée, les langues se sont déliées et
de nouveaux documents ont fait surface.
Non seulement, rien n’est venu démentir
ma thèse, mais elle a été
remarquablement confirmée. C’est ce qui
a justifié la rédaction d’une nouvelle
version du livre, intitulée « Arabesque$
- Enquête sur le rôle des États-Unis
dans les révoltes arabes » et éditée en
septembre 2015. En comparaison de
l’ouvrage précédent, le nouveau comporte
plus de 600 références et son nombre de
pages a été presque triplé.
Parmi
les documents explicites, citons, par
exemple, l’étude réalisée en 2008 par la
RAND corporation (bureau d’études de
l’Armée US), qui a servi de fondement
pour une politique américaine d’«
exportation » de la démocratie vers les
pays arabes basée sur la formation, le
soutien et le réseautage d’activistes
provenant de ces pays.
Un
autre document mérite aussi d’être
mentionné. Il s’agit d’un rapport
émanant du département d’État américain,
rédigé en 2010 et obtenu en 2014 grâce à
la loi pour la liberté d’information.
Ce
rapport explique clairement « la
structure élaborée de programmes du
département d’État visant à créer des
organisations de la "société civile", en
particulier les organisations non
gouvernementales (ONG), dans le but de
modifier la politique intérieure des
pays ciblés en faveur de la politique
étrangère des États-Unis et ses
objectifs de sécurité nationale. Tout en
utilisant un langage diplomatique, le
document -précise que l'objectif est la
promotion et le pilotage des changements
politiques dans les pays ciblés ».
L’implication des États-Unis dans le
« printemps » arabe n’est donc pas une
simple vue de l’esprit. Son existence
est ouvertement reconnue par
l’administration américaine elle-même.
C’est ce qui est expliqué avec moult
détails dans le livre « Arabesque$ »
Partagez-vous l'assertion selon laquelle
« les printemps arabes, c'est fini ! » ?
Quels scénarios possibles voyez-vous en
Syrie et surtout en Libye, pays dont les
acteurs peinent à s'entendre sur une
solution politique et pour lesquels il
existe des prévisions en Europe
notamment d'engagement militaire ?
Qu’on
se le dise : le « printemps » arabe n’a
jamais été un printemps vu ses
conséquences désastreuses sur les
populations, ni intrinsèquement arabe
car les mouvements de contestation ont
été très largement noyautés par des
organismes étrangers, essentiellement
étasuniens.
Est-ce
que le processus de « printanisation »
du monde arabe tire à sa fin ? Très
certainement. Les peuples arabes ne sont
pas dupes. Les exemples de la sauvage
destruction de la Libye, de la Syrie et
du Yémen sont suffisants pour convaincre
les plus récalcitrants.
Le
monde arabe a impérativement besoin
d’opérer des changements majeurs dans
différents domaines de la société :
politique, socioéconomique, culturel,
liberté d’expression, droit humains,
etc. Mais faut-il réaliser ces
changements en détruisant les pays et en
permettant la résurgence de pratiques
moyenâgeuses semant la mort, la haine et
la désolation ? Certes non.
D’autre part, ces changements ne doivent
aucunement obéir ni bénéficier à des
agendas étrangers et les pays arabes ne
doivent pas faire en sorte que leurs
terres deviennent le terrain de jeu de
puissances sur lequel s’élaborent des
guerres « low cost » où seul le sang
arabe est versé.
C’est
le cas de la Syrie dans la mesure où ce
pays est actuellement la scène
d’affrontements (directs ou indirects)
de nombreux belligérants, chacun ayant
sa propre ambition, loin de celle des
Syriens eux-mêmes.
En ce
qui concerne la Libye, toute nouvelle
intervention militaire occidentale dans
ce pays risque d’avoir des conséquences
indésirables sur le territoire algérien.
C’est pour cette raison que l’Algérie
est fermement opposée à cette
éventualité et ne ménage aucun effort
pour trouver une solution politique à ce
conflit et faire asseoir autour d’une
même table les différentes factions en
conflit.
Car ce
n’est qu’en permettant aux citoyens d’un
même pays de discuter ensemble, de bonne
foi, tenant compte de leurs intérêts
nationaux et non de ceux des autres, que
le monde arabe réussira à se sortir de
la situation de déliquescence avancée
dans laquelle il s’est fourvoyé.
Abonnement newsletter:
Quotidienne -
Hebdomadaire
Les avis reproduits dans les textes
contenus sur le site n'engagent que leurs auteurs.
Si un passage hors la loi à échappé à la vigilance
du webmaster merci de le lui signaler.
webmaster@palestine-solidarite.org