Actualité
L’ennemi sioniste en Tunisie :
Réflexions sur la
normalisation galopante
Ahmed Abbes
Dimanche 6 janvier 2019
http://tacbi.org/node/88
Le premier ministre
israélien Benyamin Netanyahou a
récemment
déclaré devant des diplomates
israéliens que « ce qui se passe en ce
moment, c’est que nous sommes dans un
processus de normalisation avec le monde
arabe sans progrès dans le processus
diplomatique avec les Palestiniens ». Il
a ajouté que « le monde arabe a besoin
de technologie et d’innovation. Il a
besoin d’eau, d’électricité, de soins
médicaux et de technologies de pointe »
et qu’« Israël peut fournir aux États
arabes des choses de manière à créer un
lien grandissant entre les entreprises
israéliennes et le monde arabe ».
Force est de
constater qu’il a dit vrai. Les États
arabes rivalisent dans une course à la
normalisation de leurs relations avec
l’état colonial sioniste, l’Arabie
Saoudite en tête. Les Israéliens et les
Américains ont fortement besoin de leur
soutien pour imposer le « plan du
siècle » concocté par le gendre du
président américain Jared Kushner, avec
la complicité de son ami le prince
héritier saoudien Mohammed ben Salman,
qui consiste à accorder aux Palestiniens
une souveraineté uniquement « morale »
(sic) sur des parcelles disjointes de
territoire, à leur ôter toute
souveraineté sur Jérusalem-Est, et à
priver de leur droit au retour des
millions de réfugiés.
La Tunisie ne
figure certes pas dans le peloton de
tête des « normalisateurs », mais ses
progrès récents dans ce domaine sont
assez préoccupants, comme le montrent
les affaires suivantes:
-
La « Campagne Tunisienne pour le
Boycott Académique et Culturel
d’Israël » (TACBI)
a appris en juillet dernier que le
Cornelius A, navire exploité pour le
compte de la compagnie de transport
maritime israélienne
ZIM, devait accoster au port de
Radès le 5 août. Le navire
appartient à l’armateur turc Arkas
avec lequel ZIM a conclu un accord
de partage de navires. Il en est
alors à son
douzième voyage entre les ports
de Valence (Espagne), Algesiras
(Espagne) et Radès pour le compte de
ZIM. Le site web de ZIM indiquait
par ailleurs, dans une information
consultable début août mais effacée
depuis, que le Cornelius A avait
déjà fait des escales régulières à
Radès entre septembre
2017 et juillet
2018. Ces voyages s’inscrivent
dans le cadre d’une
ligne maritime régulière de ZIM
entre Haïfa (port de l’Israël
d’aujourd’hui) et Radès via le port
de Valence. La première partie du
trajet, entre Haïfa et Valence, est
assurée par un bateau ZIM, tandis
que la seconde, entre Valence et
Radès, est confiée au navire battant
pavillon turc. Ces révélations ont
déclenché une mobilisation citoyenne
encadrée par l’Union générale
tunisienne du travail
(UGTT) et saluée avec reconnaissance
par les principaux syndicats
palestiniens. Celle-ci a
finalement eu raison des deux
tentatives du Cornelius A d’accoster
à Radès et a obligé l’entreprise ZIM
à suspendre, pour une durée
indéfinie, ses activités
commerciales dans ce port.
-
Le premier investisseur israélien
déclaré dans le monde arabe est le
géant de la technologie agricole
Netafim. Cette entreprise
israélienne est très présente en
Tunisie où elle semble même dominer
le marché de l’irrigation
goutte-à-goutte (voir
cette annonce de l’entreprise
GHS).
-
En avril dernier, le tribunal de
première instance de Tunis a
interdit au président de la
fédération tunisienne de Taekwondo
et du comité d’organisation du
championnat du monde juniors de
Taekwondo à Hammamet, Ahmed Gaâloul,
d’inviter, accueillir ou héberger
quatre athlètes israéliens. Ce
jugement a fait suite à une plainte
déposée par le Comité national de
soutien à la résistance arabe et de
lutte contre la normalisation avec
le sionisme.
-
Des diplomates israéliens seraient
actuellement présents de manière non
officielle en Tunisie, selon le
journal libanais
Al-Akhbar. L’information,
rapportée au journal par une source
fiable, est attribuée à Mort Fridman,
président du lobby géant
pro-israélien aux États-Unis AIPAC.
M. Fridman aurait souligné, lors
d’une réunion tenue il y a quelques
jours avec des membres d’une église
chrétienne sioniste du New Jersey,
le succès remporté par Israël dans
l’établissement de relations avec
des pays arabes en dehors des pays
du Golfe, « comme la Tunisie, où des
diplomates israéliens sont
actuellement présents de manière non
officielle ». Il aurait ajouté :
« nous ne faisons actuellement face
à aucune difficulté avec les pays
arabes. Toutes les difficultés
auxquelles nous sommes confrontés
sont dues à l’opinion publique
arabe, à des organisations
politiques et idéologiques et à des
forces paramilitaires sur lesquelles
Israël et ses amis devraient se
concentrer de manière
fondamentale ».
-
L’agence de voyage tunisienne « Tunisia
Bay Travel »
commercialise depuis quelques
mois des voyages organisés vers la
Jordanie, la Palestine et Israël. Ce
dernier pays ne figure pas dans le
prospectus commercial, disponible
sur la page Facebook de l’agence de
voyage, mais le
programme du voyage, consultable
sur la même page, mentionne
explicitement des étapes dans les
villes de Haïfa et de Tibériade
situées dans l’Israël d’aujourd’hui,
en plus d’étapes en Cisjordanie et à
Jérusalem. Rappelons par ailleurs
que l’accès en Cisjordanie par le
pont d’Allenby ainsi que l’accès à
Jérusalem sont contrôlés par l’armée
d’occupation israélienne.
Ces affaires ne
représentent que la partie émergée de
l’iceberg. À ce vecteur facilement
identifiable de la normalisation avec
l’ennemi sioniste s’en ajoute un second,
moins visible mais tout aussi dangereux,
visant à inhiber les velléités
d’opposition des sociétés civiles et à
instaurer dans la durée les liens entre
l’état sioniste et les pays arabes. Ce
catalyseur fait la promotion de la
normalisation sous couvert de tolérance
et de lutte contre l’antisémitisme.
Pervertissant, par cet étalage factice
de bons sentiments, les valeurs et les
principes de droits de l’Homme qu’il
prétend défendre, ce mouvement œuvre en
réalité, de manière plus ou moins
consciente (ses rangs comptant non
seulement des traîtres avérés à la cause
arabe, mais aussi un certain nombre
d’idiots utiles), pour les intérêts
d’Israël.
La Tunisie
représente un champ d’action privilégié
pour cette nouvelle stratégie. Le pays
est en effet connu pour sa tolérance et
son ouverture. De plus, la transition
démocratique qui a fait suite à la
révolution a entraîné une transformation
profonde de la société tunisienne, ainsi
qu’une désorganisation du système
juridique et administratif, offrant des
opportunités inestimables aux promoteurs
de la normalisation avec l’ennemi
sioniste. Deux affaires corroborent une
telle analyse :
-
l’organisation des scouts tunisiens
a convié une organisation sioniste
internationale, « le Forum
international des scouts juifs », au
Forum mondial des « ambassadeurs du
dialogue interconfessionnel »
qu’elle organise à Hammamet du 4 au
8 novembre. Une action judiciaire en
référé avait été engagée par le
Parti Al Joumhouri, le Mouvement Echaab ainsi
que l’instance nationale de soutien
à la résistance arabe et de lutte
contre la normalisation et le
sionisme. Le 2 novembre dernier, le
Tribunal de Première Instance à
Tunis a rendu un verdict interdisant
la participation des représentants
d’organisations israéliennes et du
Forum international des scouts juifs
à ce forum. Le Forum
international des scouts juifs est
en effet une organisation
sioniste fondée à Jérusalem en 2006,
dont l’une des instances fondatrices
est l’organisation des scouts
d’Israël « Tzofim-Hebrew
scouts ». Le bureau mondial du FISJ
est installé en Israël. Fondé en
1919, le Tzofim fut
le premier mouvement de jeunesse
sioniste fondé en Palestine. Il a
participé à la création des colonies
de peuplement juives en Palestine
occupée et a donc directement
soutenu et facilité le processus de
nettoyage ethnique, qui a consisté à
déporter les Palestiniens hors de
leurs terres et à les remplacer par
des étrangers. Parmi ses programmes
officiels, il faut mentionner le « Garin
Tzabar » pour Soldats seuls qui vise
à permettre aux jeunes Juifs du
monde entier d’immigrer en Israël et
de s’enrôler dans les rangs de
l’armée israélienne – l’aidant ainsi
dans ses crimes et ses guerres
contre le peuple palestinien et les
peuples arabes.
-
Le mois de novembre a aussi vu le
lancement d’une section tunisienne
de la Ligue Internationale Contre le
Racisme et l’Antisémitisme (LICRA),
une organisation française connue
pour son soutien inconditionnel à
l’État d’Israël, sous couvert de
lutte contre l’antisémitisme. Cette
association est réputée pour la
virulence de ses attaques contre
des citoyens et citoyennes, des
personnalités et même des
municipalités soutenant la cause du
peuple palestinien. Ainsi la LICRA
n’a-t-elle pas hésité à
poursuivre en justice un maire
qui avait décidé, en signe de
solidarité avec le peuple
palestinien, de faire de Marwan
Barghouti un citoyen d’honneur de sa
ville. De même, la LICRA n’a eu de
cesse de poursuivre en justice les
citoyennes et citoyens qui
promeuvent le boycott des produits
estampillés israéliens dont certains
proviennent en réalité de colonies
implantées illégalement sur le
« territoire » palestinien. La LICRA
Tunisie, ne serait-ce que par le nom
qu’elle s’est choisi, s’inscrit
clairement dans le sillon de son
homonyme française. Mais il ne
s’agit pas que d’une identité de
nom : des informations fiables
attestent le rapport de filiation
entre les deux LICRA. Ces
informations figuraient initialement
dans un article publié sur le site
de la maison-mère française. Elles
ont été effacées depuis, mais jamais
démenties (elles ont été
sauvegardées par TACBI sur
web.archive). Cet article
indiquait la date de la conférence
de presse inaugurale de la section
tunisienne (le samedi 10 novembre),
la date d’enregistrement au journal
officiel tunisien (le 22 janvier
2018), mais aussi la composition de
son bureau et une liste de ses
objectifs. Des membres du bureau de
la LICRA Tunisie, qui ont
démissionné depuis,
reconnaissent qu’ils ont signé
une convention officielle avec la
LICRA France, même s’ils refusent de
rendre publique cette convention. La
LICRA France a
présenté le professeur Habib
Kazdaghli comme le Président
d’honneur et le responsable de la
commission « Histoire et Mémoire »
de sa section tunisienne. Celui-ci
n’a toujours pas répondu à la
lettre ouverte que je lui ai
adressée il y a plusieurs semaines.
L’une des premières
activités de la LICRA en Tunisie, avant
même sa conférence inaugurale, en dit
long sur ses objectifs et son mode de
fonctionnement. Dans un article publié
sur le blog de la LICRA France, effacé
depuis mais sauvegardé par TACBI sur
web.archive, on apprend que la LICRA
Tunisie a été conviée à s’exprimer le 17
mai 2018 au Parlement tunisien. Elle a
pu y développer ses thèmes favoris, en
recommandant aux députés tunisiens …
-
… d’extraire la lutte contre
l’antisémitisme de son cadre naturel
qu’est la lutte contre le racisme,
en lui octroyant un statut
exceptionnel et un caractère unique
d’urgence. Tous les analystes
s’accordent pourtant à reconnaître
que le racisme anti-Noirs est, de
loin, le fléau xénophobe le plus
répandu en Tunisie. À l’heure où
j’écrivais ces lignes est parvenue
la
nouvelle tragique du meurtre du
président de l’Association des
Ivoiriens de Tunisie, qui met une
nouvelle fois sur le devant de la
scène le racisme généralisé dont les
communautés de l’Afrique
sub-saharienne sont victimes dans ce
pays. Par ailleurs, la promotion du
caractère exceptionnel de
l’antisémitisme s’accompagne d’un
amalgame volontaire avec
l’antisionisme, dans le but de faire
taire toute critique d’Israël et de
criminaliser toute forme de soutien
à la cause palestinienne. Cet
amalgame fait malheureusement
– notons-le en passant – le jeu de
l’antisémitisme.
-
… de transformer les manuels
scolaires et, en particulier, de
s’attaquer aux manuels d’histoire
pour effacer toute trace de la Nakba
qu’a été la création d’Israël pour
les Palestiniens.
Face au déploiement
impitoyable de la campagne de
normalisation avec l’ennemi sioniste, il
n’y a rien à attendre d’un gouvernement
tunisien tenu en laisse par le
gouvernement américain via le Fonds
Monétaire International. Selon le
quotidien
Haaretz, l’administration
américaine, qui a le pouvoir
d’approuver, de retarder ou de bloquer
des prêts octroyés par des organismes
financiers internationaux (dont le FMI),
a fait pression sur la Tunisie pour
qu’elle reçoive en novembre le prince
héritier saoudien Mohammed ben Salman,
principal allié d’Israël, et ce en
pleine affaire Khashoggi.
L’Assemblée des
représentants du peuple s’est aussi
avérée inefficace dans la lutte contre
la normalisation jusqu’à présent. Un
projet de loi pour criminaliser la
normalisation, inadapté d’ailleurs
puisqu’il ne cible pas ceux qui
profitent réellement de la colonisation
et maladroit puisqu’il pénalise même les
palestiniens de 48, a été bloqué par la
majorité au pouvoir, toujours sous la
pression des puissances mondiales qui
soutiennent Israël. La demande de TACBI
et l’UGTT d’ouverture
d’une enquête parlementaire sur les
véritables activités de ZIM en Tunisie,
ainsi que sur ses partenaires tunisiens
et étrangers, est restée lettre morte.
Le salut ne peut
venir que de la société civile.
L’adhésion de l’Union Générale
Tunisienne du Travail (UGTT) au
mouvement BDS (*) en mai 2018
constitue un événement majeur dans la
lutte contre la normalisation. Avec ses
750 000 adhérents, la principale
centrale syndicale tunisienne est un
renfort de taille pour le mouvement BDS
dans le monde et particulièrement dans
le monde arabe.
Ahmed Abbes est
directeur de recherches au Centre
National français de Recherche
Scientifique (CNRS) et l’Institut des
Hautes Etudes Scientifiques (IHES) à
Paris, le Secrétaire de l’Association
Française des Universitaires pour le
Respect du Droit International en
Palestine (AURDIP)
et membre de la Campagne Tunisienne pour
le Boycott Académique et Culturel
d’Israël (TACBI).
(*) Ce mouvement
est né en réponse à
l’appel de la société civile
palestinienne au Boycott, au Retrait des
investissements et aux Sanctions contre
Israël, en date du 9 juillet 2005
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