Opinion
Tunisie. Mourou
parle de ses relations avec Ennahdha
Zohra Abid
Lundi 27 juin 2011
Le
barreau, la religion, l’art, la culture
et la famille laissent encore du temps à
Abdelfattah Mourou de faire aussi de la
politique. Avec l’âge, le militant s’est
assagi. Ennahdha, est-ce déjà du passé?
Oui et non... Par
Zohra Abid
Ceux qui côtoyé Abdelfattah Mourou
dans les années 1960-1970 et 1980 au
lycée, sur les bancs de la fac ou
pendant ses premières gloires
politiques, se souviennent d’un autre
personnage. Aujourd’hui, ils constatent
que l’homme a mûri. Il a fait son
autocritique et regarde le monde
autrement.
Raconte-moi Ennahdha!
«Le Mouvement de tendance islamique (Mti),
devenu par la suite Ennahdha, c’est moi
qui l’ai fondé. Rached Ghannouchi a
rejoint le groupe plus tard. Au début,
notre esprit était intimement lié à
celui des frères musulmans d’Egypte.
Nous nous sommes détachés peu-à-peu et
nous avons fini par tracer notre propre
voie. Nous avions une autre vision en
politique», dit M. Mourou, comme s’il a
des choses à reprocher à ses premiers
engagements. «Au début, on croyait à une
idéologie. C’était la jeunesse, c’était
comme ça», ajoute-t-il.
A cette époque, les islamistes étaient
suivis et caftés sous Bourguiba. Le
moindre agissement leur coûtait cher.
«J’ai senti le grand danger. J’ai quitté
le pays, contraint», raconte l’avocat.
Destination: l’Arabie saoudite où il a
dû travailler, pendant deux ans, en tant
que conseiller juridique dans la Ligue
du monde musulman. «C’était les années
sombres, de fin de règne de Bourguiba.
On ne pouvait pas respirer. Zine El
Abidine Ben Ali s’est emparé du pouvoir
fin 1987. Jusqu’en 1988, ça allait
comme-ci, comme ça. Le ciel nous est
tombé sur la tête en 1991. Il nous a
posé un piège», se souvient le militant.
Il ajoute: «De 1991 à 2011, il a expédié
en prison 30.000 militants d’Ennahdha.
Plus de 25 personnes mortes sous la
torture».
En se rappelant de ces tristes réalités,
les yeux de Mourou ont rougi, devenus
plus vifs. Impossible de l’arrêter de
parler. Ennahdha a été quand même
impliqué dans plusieurs actes
terroristes, n’est-ce pas? Réponse de
l’islamiste: «Oui. Il y a eu l’affaire
Bab Souika: on a accusé Ennahdha d’avoir
incendié la cellule locale du Rcd, il y
a eu un mort. C’est monstrueux. Mon
Dieu, c’est horrible. J’ai demandé tout
de suite au mouvement, notamment Ali
Lâaridh et Hamadi Jebali, un
éclaircissement. On ne m’a pas répondu.
Je me suis retiré définitivement du
parti. J’étais le leader et j’ignorais
tout! Pas possible».
Erreur n’est pas compte
Malgré ce passé agité, Me
Mourou cherche des circonstances
atténuantes à ses camardes. «Les
prisonniers d’Ennahdha ont commencé à
être libérés entre 2000 et 2001. Mais
ils étaient poursuivis partout. Avec une
ambiance pareille d’étouffement, le
mouvement ne peut pas mener une enquête.
Comment peut-il encadrer et contrôler
des gens quand on est dans la
clandestinité. N’empêche, n’importe quel
parti doit faire son autocritique pour
voir mieux, pour avancer. S’il a fauté,
il le dit, il explique aux gens les
raisons, c’est un minimum... Rien de
cela n’est arrivé», déplore Mourou,
visiblement ulcéré par l’inconséquence
de ses anciens camarades de combat. Il
leur a demandé des explications.
Mourou à la salle d'embarquement de
l'aéroport de Tunis-Carthage
«En prison, ils ont torturé nos
hommes, ils en ont aussi tué», lui
ont-ils répondu. «Je sais que c’est la
base qui a agi seule et fauté. Je sais
que les chefs n’auraient jamais laissé
faire des actes pareils. Ce n’était pas
la ligne d’Ennahdha. N’empêche, il faut
demander pardon au peuple, dire que
c’était des jeunes qui ont réagi seuls
et condamner clairement la violence. De
toutes les façons, que l’on ait été
torturés ou pas, on n’a pas le droit se
venger de la sorte. Ce n’est pas une
raison et nul n’a le droit de tuer»,
ajoute Mourou, le ton amer.
Dans le tableau sombre d’Ennahdha, il
n’y avait pas seulement l’affaire de Bab
Souika, celle du Kram a marqué aussi la
mémoire. «De quel droit arroser le
visage d’un homme au vitriol? Il est
vrai que l’imam Brahim Ouerghi n’a pas
cessé d’insulter les islamistes.
Mazgarichou a commis cet acte criminel,
odieux. C’était un acte isolé», dit
Mourou.
Les islamistes d’Ennahdha n’étaient pas
à leur dernier acte criminel, il y a eu
aussi, à l’époque, l’affaire de
Monastir? Réponse de l’avocat: «C’était
Boudagga et deux autres qui ont jeté, en
1985, une bombe de fabrication locale
dans un hôtel à Monastir. Une Anglaise a
perdu la jambe. Ils ont été condamnés à
mort et exécutés, c’était à l’ère de
Bourguiba».
L’avocat des "diables", mais
jamais des activistes violents
Mourou trouve toujours les mots
qu’il faut, des circonstances
atténuantes pour expliquer les actes de
ses anciens camarades à défaut de
pouvoir les justifier. «Ces actes
désespérés s’expliquent par le poids de
la répression et de la clandestinité. Le
mouvement ne pouvait pas tout contrôler,
alors qu’il ne sort jamais au jour. Le
bureau ignorait ce que projetait de
faire la base. Puis, à l’époque,
c’était de l’idéologie pure et dure. Ça
veut dire de l’obstination, de la folie.
Quand on est jeune, on est plus enclin à
perdre le nord sous l’effet d’une
idéologie».
Allez-vous fonder un parti? «A un
certain moment, j’y ai pensé», avoue M.
Mourou. Il s’empresse cependant
d’ajouter : «A voir le nombre de partis,
je suis revenu sur ma décision». Va-t-il
donc revenir dans le giron de sa famille
naturelle, Ennahdha? «Non !», répond
l’avocat. Nous insistons en lui faisant
remarquer qu’il continue de défendre ce
parti bec et ongle! «Je veux être tout
simplement indépendant. Je tiens à mon
indépendance. N’importe qui m’invite, je
réponds à l’appel, mais je ne représente
personne. Je parle en mon nom, librement
et indépendamment de toute
considération», répond-t-il. Plus qu’une
simple prudence, on sent chez lui comme
un besoin de sérénité, et de solidarité
avec tous les Tunisiens.
Le téléphone n'arrête pas. Mourou n'est
pas du genre à ne pas répondre
Cela dit, M. Mourou avoue garder un
faible pour le parti qu’il a créé. «Ennahdha
est contesté par d’autres partis. Il y
aura dans la constituante au moins 80%
de voix contre ce parti et toutes les
lois le prendront pour cible»,
anticipe-t-il. Ici, l’homme fait
allusion au boycottage d’Ennahdha au
sein de la Haute instance pour la
réalisation des objectifs de la
révolution. Selon lui, il y aura certes
des partis qui vont faire alliance avec
Ennahdha, mais ils sont encore petits
pour espérer faire le poids. «Tout ceci
n’est pas bon. Ça encourage les gens à
être hors-la-loi. D’ailleurs Hizb
Ettahrir va sauter sur l’occasion pour
dire : ‘‘Voilà la démocratie que vous
cherchiez, elle ne vaut rien’’. Ces
extrémistes barbus vont trouver la
faille pour s’acharner sur la liberté
des personnes», ajoute-t-il.
Pas touche au statut de la
femme!
Vous avez une idée sur le
financement d’Ennahdha? «Oui, chaque
personne participe avec 5% de son
revenu, c’est ce qu’on m’a dit», répond
M. Mourou. Il nie cependant
fermement le financement étranger, ni du
Qatar ni d’ailleurs! «Jamais! Les gens
sympathisent avec Ennahdha. Car, c’est
un mouvement qui a trop souffert. Il
était contesté sans preuves. Il faut
qu’on soit équilibré dans les
institutions sinon ça va aider les gens
à devenir des idéologues», prévient
celui que l’on affuble parfois du titre
religieux de cheikh par allusion à ses
qualités de prédicateurs et d’imam.
Selon lui, l’idéologie pousse à
l’extrémisme. Et pour éviter cette
dérive, il faut donner l’occasion à tout
le monde de participer au développement
de la société civile. «Il faut les
mettre devant le fait accompli, dit-il.
Je vous donne un exemple, si vous donnez
demain une responsabilité à l’un de ces
idéologues, dans une mairie quelconque,
il va être confronté à la réalité et va
vite changer. Il composera, certes, avec
la société. Il n’a pas le choix et il
remettra les pieds sur terre».
A combien estimez-vous les
sympathisants d’Ennahdha? La question
est directe. La réponse également: «40%
de la population voteront pour ce
parti». Hésite-il encore à s’engager
avec cette force politique montante?
Nullement, car, explique-t-il, il n’est
pas avec Ennahdha. «Pour être clair, je
ne me suis pas engagé, ni avec Ennahdha
ni avec un autre parti. Je veux rester
indépendant», précise-t-il. Et de
poursuivre: «Je n’ai pas à imposer un
nouveau style de vie aux Tunisiens. On
ne peut pas changer une société
islamique développée. C’est comme ça la
Tunisie. Je veux la dignité sociale et
économique pour mon pays et j’appelle à
la liberté des gens».
Selon l’ancien juge, le rôle d’un parti,
ce n’est pas d’imposer un mode de vie ou
les valeurs d’une religion, ce travail
est l’affaire des institutions, des
écoles, des éducateurs. «Un
gouvernement, c’est pour gouverner et
respecter les libertés. Nous n’avons
aucun droit sur la femme pour qu’elle
mette le voile ou ne pas le mettre. Il
ne faut jamais toucher à son statut.
Moi, enfant de Halfaouine et avocat, ça
ne me dérange pas, non plus, de parler à
un alcoolique, un bandit ou de m’occuper
de l’affaire d’une prostituée ou d’un
drogué. C’est le peuple et chacun est
libre de sa vie», affirme l’avocat dans
ce qui s’apparente à des confessions
d’un islamiste… libéral.
Nous demandons à M. Mourou ce qu’il
pense de certaines personnalités de la
scène politique tunisienne. Ses réponses
n’en sont pas moins directes. «Moncef
Marzouki est bon. Et même très bon. Je
le respecte. Pourvu que le peuple
l’adopte». Et Mustapha Ben Jaâfar? «Oh,
c’est un militant et il est intègre. Je
le respecte beaucoup lui aussi. Il met
de l’avant les intérêts de son pays».
M. Mourou pense que la Tunisie pourrait
s’en sortir, mais il ajoute un bémol:
«Sans l’indépendance de la magistrature
et la liberté de la presse, le pays
n’avancera jamais. Ce sont les deux
indicateurs de la liberté, de la
transparence, de l’équité, de la
démocratie et du développement. Ces deux
institutions n’ont pas à être soumises à
l’Etat. Pour qu’ils soient mieux
protégés contre la tentation de la
corruption, les juges doivent être mieux
payés, les journalistes aussi.
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Copyright © 2011
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Publié le 28 juin 2011 avec l'aimable
autorisation de Kapitalis
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