Tunisie
Le livre, arme
suprême contre l'obscurantisme
Zohra
Abid
Mercredi 18 avril 2012
Comme annoncé il y a quelques jours,
l’avenue Habib Bourguiba à Tunis s’est
métamorphosée mercredi après-midi en une
bibliothèque à ciel ouvert. ‘‘L’avenue
ta9ra’’ (L’avenue lit), dans l’ivresse
de la liberté retrouvée.
Reportage de Zohra Abid
Un peu avant le coucher du soleil,
une belle parcelle de «L’avenue» (comme
aiment l’appeler les Tunisiens) s’est
remplie d’hommes et de femmes, de petits
et de grands. Une marée humaine a
investi les trottoirs à droite et à
gauche ainsi que le terre-plein central.
Les terrasses de cafés ont affiché
complets. Et tout le monde est absorbé
par ce qu’il lit ou fait semblant de
lire.
La lecture
est une fête.
Silence, on
lit…
A l’appel lancé sur les réseaux
sociaux par un groupe de Tunisiens, des
centaines voire des milliers de
personnes ont répondu présents à l’heure
indiquée (18 heures). Ni cris ni tapages
ni slogans mais une manifestation
silencieuse sans même l’autorisation du
ministère de l’Intérieur. L’emblème du
jour: un livre à la main.
Sur les marches du Théâtre municipal,
des lecteurs et des lectrices de tous
âges. A côté, à même le sol, sur la
partie piétonne de «L’avenue», des
centaines de personnes. Difficile de les
compter. Ici, sous un parasol, un groupe
de filles et de garçons, autour d’une
table, sirote un soda, un café ou un thé
à la menthe. Tous plongés dans leur
petit univers livresque. Ici, un père de
famille avec femme et enfants, noyés
aussi dans leurs lectures. Là, au pied
d’un tronc d’arbre, une foule de gens,
tous en train de lire. Au milieu de ce
beau monde, un gamin d’une dizaine
d’années vend ses roses, à 2 dinars la
tige. Plus loin, devant la librairie Al
Kitab, des filles, des garçons, des
Tunisiens et des touristes (français et
italiens), semblent absorbés par le
livre qu’il feuillètent. A quelques pas
de là, on a mis une «mida» (une table
traditionnelle) et tout autour, des
filles et des garçons lisent. Ils
semblent plongés dans leur lecture.
Enfin, ils font mine… Doux théâtre où
l’apparence est recherchée comme un
signe, une parole, une prise de
position… Et c’est le cas.
Dites-moi
ce que vous lisez...
Ces gens ne revendiquent rien, ne
défendent personne, ne roulent pour
aucun parti. On est loin de la
politique, on en est bien loin. C’est le
cas de ce monsieur qui offre
gratuitement des livres. Des titres
anciens. Des invendus de la librairie,
certes, mais des livres tout de même.
«Oui, nous avons distribué
gratuitement ces livres. Nous avons
aussi fait des promotions. Des livres
qui coûtent 15 dinars ont été liquidés à
1 dinar seulement. En revanche, nous
avons fait un bon chiffre d’affaires.
C’est vraiment notre journée. Nous avons
vendu les nouveautés. Les gens sont
intéressés par tout ce qui a été écrit
sur la révolution, sur les droits de la
femme, sur les livres de droits», a dit
à Kapitalis la caissière de la
bibliothèque de «L’avenue», pleine comme
un œuf.
La
lecture, à même le sol.
Sur les ailes
du désir
18 heures, on le sait, c’est l’heure
de la sortie des bureaux, qui plus est,
le temps est printanier, et il y a du
monde. On passe et on repasse, on se
balade entre les grappes d’hommes et de
femmes et aucun n’ose perturber les
imperturbables lecteurs et lectrices.
«Je suis venu avec ma prof de français.
C’est elle qui a suggéré à toute la
classe de se rendre à ‘‘L’avenue’’»,
raconte Wissem, un lycéen de l’Ariana.
Sa copine s’est contentée de lancer un
regard dans notre direction et a vite
repris sa lecture.
Marouan ne lit pas, mais il est sur
des ailes de désir. Il prend la commande
par-ci et sert par là, des cafés, de
l’eau, des glaces… «En même pas une
heure, j’ai déjà eu ma bonne part de
pourboire», raconte, tout sourire, le
garçon de café. Vous n’êtes pas dérangé
par cette manifestation? «Non, elle est
bien organisée. Comme celle du 20 mars.
Pourvu qu’il n’y ait pas d’intrus. Bon,
on va voir», a-t-il ajouté au passage.
Et de préciser que «les commerçants, qui
ont protesté contre les manifestations
dans ‘‘L’avenue’’, sont ceux du marché
parallèle, qui eux mêmes, sont dans
l’illégalité».
Un peu plus loin, vers la rue de
Marseille, il n’y a plus rien. Sous les
parasols, des gens attablés se payent un
petit plaisir, esseulé ou en compagnie.
On scrute en silence la manifestation
muette. Incrédule. Goguenard…
Sur les
marche du théâtre, le livre.
Sacré livre à
consommer sans modération
Quelques barbus en qamis afghan
passent. Ils ne sont pas contents. Et
tiennent à l’afficher, en discutent avec
d’autres de leur âge. «Vous avez
seulement voulu briser la décision du
ministre de l’Intérieur. Vous me dites
la lecture, le livre est sacré. Nous
sommes musulmans et il n’y a de sacré
que le saint Coran», lance l’un d’eux.
Son aîné de vingt ans lui rétorque.
«Dans le Coran, on incite les croyants à
apprendre les sciences. A-t-on oublié
que le premier verset est ‘‘Iqra’’
(Lis!). Si vous comprenez la valeur de
la lecture, personne ne vous fera un
lavage de cerveau. Vous avez l’âge de
mon fils et je vous plains. Un livre,
puis deux, puis trois et vous allez
goûter au plaisir de la lecture, à
l’autonomie et personne ne sera ton
tuteur».
La discussion, qui s’est échauffée, a
fini par se calmer. Les jeunes barbus
semblent comprendre ou faire semblant de
comprendre le discours de cet enseignant
de théologie. Au milieu de la foule, des
hommes costauds tournent en rond. Ils
tournent, suivent discrètement quelques
jeunes, écoutent les discussions des uns
et des autres. Et c’est tout.
De l’autre côté de l’avenue, leurs
collègues en uniforme, ne badinent pas.
Ils viennent de menotter un
quinquagénaire saoul. Il semble qu’il a
dérangé les amoureux de la lecture. A
quelques mètres de la place 14 Janvier,
des tentes implantées. Les agents de la
Protection civile affichent leurs
slogans. Et rappellent aux passants leur
noble mission.
Merci de
ne pas déranger
Une petite heure et tout est fini. On
évacue la place et on rentre tous à la
maison. «Les Tunisiens ne se
prosterneront jamais, et il n’y aura
jamais de place à l’obscurantisme dans
le pays», une phrase partagée vers 20
heures sur les réseaux sociaux.
Qui a dit que la manifestation
n’avait pas une connotation politique?
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Publié le 19 avril 2012 avec l'aimable
autorisation de Kapitalis
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