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Ziauddin Sardar : L'Islam des Lumières
(avec une introduction par Gilad Atzmon)


Ziauddin Sardar, islamologue britannique d’origine pakistanaise.

on PalestineThinkTank.com, 31 juillet 2009

http://palestinethinktank.com/2009/07/31/ziauddin-sardar-the-erasure-of-islam-introduction-by-gilad-atzmon/ 

Après environ dix ans de recherches en matière d’idéologie et d’identité juives, j’en suis arrivé à la conclusion que l’identité juive, la politique juive  et l’idéologie juive peuvent être comprises comme différentes manifestations du narcissisme.

Le sioniste est content de lui est s’aime bien fort et cruel (Sabra & Chatila), le juif de gauche s’aime lui-même en « humaniste » « tolérant », et pourtant, pour une raison qui reste à déterminer, il préfère opérer dans des cellules réservées aux seuls juifs (Bund, Juifs pour la Palestine, Juifs pour la Paix, Juifs contre le sionisme, etc…). J’ai mis plusieurs années à comprendre que l’idéologie, la politique et l’identité juives ne consistent pas simplement à s’abandonner à l’auto-attendrissement : elles sont également dirigées par un certain ressentiment à l’égard d’autrui. Il est sans doute exact de dire que le mantra sioniste pourrait être traduit par la formule : « Aime toi toi-même autant que tu hais ton voisin ». Certes, d’autres formes prises par les idéologies juives ont la main un peu plus légère en matière de haine, mais, de manière générale, elles se ressemblent toutes de par leur tendance ségrégationniste affirmée. 

Dès lors qu’elle est mise politiquement en pratique, la pensée des Lumières, qui célèbrent le « libre arbitre », la « liberté », la « raison » et la « pensée libérale », ne diffère qu’à la marge de l’idéologie juive. En réalité, cette pensée n’est qu’une autre forme, là encore, prise par une méthode suprématiste autocentrée d’établir une séparation entre les « élus » (qualifiés, dans le cas d’espèce, de progressistes) et les « inférieurs » (qualifiés de réactionnaires).

Les Lumières sont intrinsèquement anthropocentriques, car elles voient dans l’humanité « l’entité la plus importante de l’univers ». Les adeptes de la philosophie des Lumières relèvent fondamentalement de diverses variétés de narcissiques. Généralement, nous tenons les hommes qui s’aiment eux-mêmes pour rationnels et libérés. Nous faisons ici référence à des hommes convaincus de se situer au centre de l’essence de notre cosmos. En ayant cette considération à l’esprit, nous pourrions être fondés à voir dans les deux derniers siècles de conflits occidentaux une succession de batailles futiles entre différentes variétés de « narcissistes ».

Les Lumières ont eu essentiellement pour fonction d’inventer une dichotomie entre les progressistes (les Lumières) et les réactionnaires (tous les autres). Les penseurs des Lumières « ont travaillé dur à fournir une justification rationnelle à la colonisation ». L’esprit des Lumières se trouvant être la force motrice de la pensée néoconservatrice, du sécularisme interventionniste dogmatique et de la technologie froide, l’on pourrait arguer que, si nous voulons nous sauver nous-mêmes et sauver notre planète, nous devons être assez courageux pour tenir tête à nos idéologies auto-complaisantes marquées du coin des Lumières. Ce sont les Lumières qui mettent l’humanité en danger, lorsqu’elles vitrifient d’autres humains au moyen de bombes nucléaires, de bombardements en tapis, de massacres de masse au nom d’une collectivisation, avec notre catastrophe écologique et notre réchauffement climatique, voire même lorsqu’elles tuent, au nom de la démocratie et/ou de la libération. Pour une raison restant à déterminer, mais terrifiante, c’est en permanence l’idéologie des Lumières qui préside à ces génocides bien orchestrés et à ces tsunamis anthropiques…

L’article de Ziauddin Sardar (ci-après) est une tentative philosophique d’identifier la nature du conflit entre l’Islam et l’idéologie occidentale mortifère. Sardar est un intellectuel britannique en vue ; d’aucuns voient aussi en lui un penseur musulman critique de l’Islam. Dans cet article, Sardar remet en cause la notion du clash entre civilisations, en l’examinant du point de vue de l’Autre.

Gilad Atzmon.

Que sont les Lumières ? Elles ont pu être bonnes, pour l’Europe. Mais pour le reste du monde, en général - et pour l’Islam, en particulier -, les Lumières furent un désastre. En dépit de leur défense du libre-arbitre et de la liberté, de la raison et de la pensée libérale, les penseurs des Lumières ont vu dans le non-Occident un monde irrationnel et inférieur, moralement décadent et tout juste bon à être colonisé. Cet héritage est non seulement le nôtre, mais il est encore très vivant, sous les formes de la pensée néoconservatrice, du sécularisme dogmatique et du scientisme. 

Pour des penseurs emblématiques des Lumières, tels que Voltaire, Montesquieu, Volney et Pascal, l’Europe occupait une place particulière : elle devait édicter la destinée de l’humanité, toute entière conçue sur le modèle de l’homme occidental. Ils ont œuvré d’arrache-pied à fournir une justification rationnelle de la colonisation. Ils ont rationnalisé les perceptions médiévales, l’angoisse et la peur suscitées par l’Islam et son Prophète – cela est particulièrement évident dans les chapitres consacrés à Muhammad par Pascal dans ses Pensées – et ils s’en sont servis en guise de preuves de la soi-disant infériorité intrinsèque de l’Islam. Ils ont délibérément passé sous silence les contributions musulmanes à la science et à la culture et ils ont coupé tous les multiples liens intellectuels entre le monde islamique et l’Europe. Leur eurocentrisme n’a fait qu’enfermer encore davantage l’Islam dans une confrontation frontale avec l’Occident – une confrontation qui perdure aujourd’hui.

Aux yeux des penseurs chrétiens des Treizième et Quatorzième siècles, tels que Roger Bacon et John Wycliff, l’Islam n’était rien d’autre qu’un Empire païen et ennemi. A leur crédit, il faut dire que les penseurs des Lumières ont, quant à eux, vu dans l’Islam une civilisation. Mais cette civilisation était fondée, à leurs yeux, sur une société arriérée et sur des institutions politiques et des croyances religieuses frustres, qui la structuraient. Dans sa tragédie en vers Mahomet, ou le fanatisme, Voltaire dénonçait l’Islam en des termes particulièrement durs et hostiles. Plus tard, dans son Essai sur les mœurs, il fit montre de davantage de pondération, mais son jugement restait le même : il persistait à voir en l’Islam une incarnation du fanatisme, de l’antihumanisme et de l’irrationnel, ainsi que d’une violente volonté de pouvoir. Mais malgré tout, les musulmans se voyaient reconnaître quelques côtés positifs. Ils pouvaient faire preuve d’une plus grande tolérance, en grande partie grâce aux mœurs sexuelles particulièrement relâchées prévalant dans le monde musulman, qui faisaient de l’Islam une religion très proche de la religion naturelle. Là où Jésus était la bonté même, les chrétiens étaient devenus intolérants. En revanche, les musulmans étaient tolérants, en dépit de leur exécrable Prophète. Il y avait donc eu une évolution positive, dans un cas (celui de l’Islam), et une évolution négative (dans celui du christianisme). C’est ainsi que Voltaire réussit à réconcilier ses préjugés profondément ancrés à l’encontre de l’Islam avec la Raison.


(1757-1820)

En dépit de toutes leurs croisades contre la religion, les penseurs des Lumières voyaient dans le christianisme la norme du comportement civilisé et de toutes les religions. En effet, ils poussèrent encore plus loin dans le sens de la naturalisation la théorie juridique naturelle du christianisme médiéval, qui était toujours restée dans le vague, n’ayant jamais été précisément définie tout en étant hautement spécifique, de par sa volonté d’universaliser les normes chrétiennes jusqu’à en faire le standard du comportement humain. L’Islam restait l’antithèse du christianisme. Ainsi, dans Les Ruines, Volney énonce que « Muhammad a réussi à édifier un empire politique et théologique aux dépens de ceux de Moïse et des vicaires de Jésus ». Ou bien encore, dans la scène où il fait parler un imam au sujet de « la loi de Muhammad » : « Dieu a fait de Muhammad son ministre sur la Terre ; il l’a donné au monde afin qu’il soumette par le glaive ceux qui refusent de croire en sa loi ». Volney décrit Muhammad comme « l’apôtre d’un Dieu miséricordieux qui ne prêchait rien d’autre que l’assassinat et le carnage », mû par un esprit d’intolérance et d’exclusivisme qui « contredit toute notion de justice. »
Bien que le christianisme eût à ses yeux quelque chose d’irrationnel, Volney le qualifia de « religion douce et pleine de compassion ». Mais il ajoute aussitôt (sautant du coq à l’âne) que l’Islam « méprisait la science » – affirmation vraiment étrange, lorsqu’on sait que Volney lui-même, ainsi que ses collègues penseurs des Lumières, tiraient la plupart de leurs connaissances scientifiques et philosophiques des œuvres de penseurs musulmans tels qu’Al-Fârâbiyy, Ibn Sina (Avicenne) et Ibn Rushd (Averroès)… 


Al-Fârâbiyy (870-950)

Si les penseurs des Lumières ont été soucieux de rationalité, ses champions ne se souciaient pas trop de la vérité, quand c’était de l’Islam dont il s’agissait. Non seulement ont-ils plagié de manière éhontée la science et les enseignements de l’Islam, mais la marque de fabrique même des Lumières, l’humanisme libéral, trouve ses origines en Islam. Il est fondé sur le mouvement de l’’adab de l’Islam classique, qui tournait autour de toutes les règles d’étiquette faisant des hommes des êtres réellement humains. L’Islam avait développé un système sophistiqué d’enseignement du droit et de l’humanisme qui impliquait non seulement des institutions telles que les universités, avec leurs facultés de droit, de théologie, de médecine et de sciences naturelles, mais aussi une méthode pédagogique élaborée comportant des travaux pratiques et un cursus composé de grammaire, de rhétorique, de poésie, d’histoire, de médecine et de philosophie morale et des mécanismes propres à constituer une culture humaniste, tels que des associations académiques, des cercles littéraires, des clubs et d’autres instances entretenant (y compris matériellement) les intellectuels et les lettrés. 

La littérature et les institutions de l’’adab étaient, de fait, les Lumières, dans le monde de l’Islam. En Islam, nul ne peut se révolter au nom de la raison, la raison est centrale dans la vision musulmane du monde : la raison est l’autre face de la révélation et le Coran présente et la raison et la révélation comme les « signes venus de Dieu ». Une société musulmane ne saurait fonctionner en l’absence de l’une ou de l’autre. Les musulmans ne peuvent être accusés du déclin de la raison et de la culture dans la civilisation musulmane : c’est le colonialisme qui a, au moyen d’une politique délibérée, détruit la culture de l’’adab dans les sociétés musulmanes.

Mais l’Europe des Lumières a phagocyté le système de l’’adab, et notamment ce qui en était en fait les manuels. Elles les ont phagocytés en masse. Toutefois, étant donné qu’ils étaient censés être les productions d’une culture et d’une civilisation inférieures (à la culture et à la civilisation européennes), il fallait en mettre les textes fondateurs au pilon. Ainsi, l’arabe classique devait être remplacé par une autre langue classique : le latin. Cela fut suivi d’une expurgation systématique de toutes les traces de l’influence de la pensée islamique sur l’Europe. Depuis Voltaire jusqu’aux années 1980, « grâce » en grande partie aux efforts des érudits des Lumières, prévalut cet axiome, général en Occident, selon lequel l’Islam n’aurait produit strictement rien de valable, ni en philosophie, et ni en sciences et en pédagogie…

Le triste héritage des Lumières consistant à affirmer que l’Islam et l’Europe n’auraient rien en commun, que l’Islam ne serait rien d’autre que la face sombre de l’Occident et que le sécularisme libéral serait la destinée de toutes les cultures humaines est particulièrement évident dans nos journaux, sur nos écrans de télévision, en littérature et dans les essais et aussi dans nos politiques, tant intérieures qu’étrangères. C’est le berceau de l’hypothèse d’une « fin de l’histoire » (Francis Fukuyama), de la thèse d’un « affrontement entre les civilisations » (Samuel Huntington) et du « Projet pour le nouveau siècle (nécessairement) américain » (des néoconservateurs).

Les « Bâtards de Voltaire », pour reprendre le titre du brillant ouvrage de John Ralston Saul (1992), sont tout à leur rationalisation de la torture, à leurs interventions militaires (disons-le : leurs guerres), à l’imposition de la suprématie occidentale et à la diabolisation tant de l’Islam que des musulmans.

Certes, le Siècle des Lumières a été grandiose, en matière de raison.

Mais comme le montre d’une manière tellement convaincante John Ralston Saul dans son livre (Les Bâtards de Voltaire – La dictature de la raison en Occident, Petite bibliothèque Paillot, Paris, 2000), ce fut un siècle exempt à la fois de sens et de morale. 

Excusez-moi, par conséquent, si je ne tire pas mon chapeau aux Lumières…

Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier 

[* L’islamologue britannique d’origine pakistanaise Ziauddin Sardar est l’auteur notamment de Balti Britain: A Journey Through the British Asian Experience (éditions Granta).]

Source de cet article : http://www.philosophypress.co.uk/?p=288



Source et traduction : Marcel Charbonnier


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