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La communauté musulmane en France et le
problème de sa
« conscience historique » (1/2)
Youssef Girard
La Mosquée de Paris
Mercredi 24 décembre 2008 Dans un
entretien récent, Saïda Kada, militante musulmane engagée
sur le terrain depuis plusieurs années, affirmait : « j’ai
toujours eu l’impression que les musulmans sont nés sous X. Ils
ont rompu avec leur histoire ». Elle ajoutait : « le
problème, c’est qu’abord de s’émanciper du regard qu’on a sur
soi. A un moment donné, on devient son propre colon. On intègre
un vocabulaire qui était celui de nos maîtres. Pour moi, on
vivait vraiment un modèle à déconstruire fondé sur le déni de
l’histoire de l’immigration ». Ce problème du rapport à
l’histoire, entraîne, selon Saïda Kada, « une absence de
culture politique évidente » au sein de la communauté
musulmane vivant en France.
En fait, nombre d’acteurs engagés de
l’islam en France ont été porteurs d’un « islam désincarné »
c’est-à-dire qu’un islam réduit à une foi transcendante coupée
du lien fondamental unissant la religion musulmane à la
communauté humaine et à l’espace géographique portant son
message. Cette conception de l’islam, réduit à une religion, au
sens occidental du terme, ne prenait pas en compte la dimension
civilisationnelle de l’islam. Les « jeunes » musulmans qui
s’investissaient dans le « travail islamique », se percevaient
souvent comme des « convertis », ou comme des « réislamisés »,
niant ou minorant l’islamité de leurs parents qui pourtant
furent souvent les principaux vecteurs de transmissions de
l’identité musulmane.
L’islam professé par les parents
était souvent dénigré au motif qu’il était marqué par les
traditions culturelles – perçus comme porteuses de « déviances »
- des pays dont ils étaient originaires. En conséquence, les
« jeunes » musulmans voulaient revenir à l’islam originel des
premiers temps, épuré des « déviances » produites par le temps
dont était porteur l’islam familial.
Si cette volonté de retrouver le
souffle des origines pouvait être vecteur d’un élan de
renouveau, la rupture générationnelle qu’elle entraîne souvent,
pose le problème de la cohésion interne entre les différentes
générations de la communauté et empêche, ou au moins limite, la
transmission des expériences intergénérationnelles.
« L’islam désincarné », porteur de
rupture, oppose des obstacles à la volonté de penser l’histoire
de la communauté musulmane en France car il nie sont historicité
propre c’est-à-dire son lien avec les espaces - avec leur
histoire et leur culture - d’où sont originaires les premières
générations de musulmans ; comme il nie l’histoire spécifique de
l’immigration. Ainsi, « L’islam désincarné », en éludant le
substrat humain portant le message de la religion du Prophète,
marque une rupture avec la dimension civilisationnelle de
l’islam en limitant celui-ci à sa dimension strictement
cultuelle.
Cette approche de l’islam nous parait
d’autant plus problématique que sous-couvert de stricte
observance de la lettre du Coran, elle nous semble s’opposer à
l’esprit de la révélation coranique qui insiste particulièrement
sur l’importance de l’expérience historique comme source de
connaissance. Le respect de la lettre du Coran et l’approche
souvent très juridique et très ritualiste de l’islam, cache
souvent le non respect de la vision globale proposée par
l’ultime message révélé à l’humanité qui nécessite une lecture
dynamique des textes en relation avec les différents contextes
socio-historiques dans lesquels vivent les musulmans.
Message révélé, le Coran n’est pas
uniquement un rappel de la présence du Créateur, il est aussi
porteur d’une vision du monde, d’une weltanschauung.
Celle-ci est, selon le philosophe Mohammed Iqbal, porteuse, en
son épicentre, de « l’intelligence inductive » :
« dans l’Islam, la prophétie atteint sa perfection en découvrant
la nécessité de sa propre abolition. Ceci implique la fine
compréhension que la vie ne peut-être tenue à jamais en lisière,
qu’afin d’atteindre une pleine conscience de soi, l’homme doit
finalement être livré à ses propres ressources ».
Dans cette perspective, le Coran
appelle les hommes à faire pleinement usage de leur raison et à
recourir aux données empiriques, tirées d’expériences concrètes,
comme fondement de la connaissance humaine. Les donnés
empiriques sont considérées comme des signes – ayat -
d’Allah.
Le devoir de l’homme est de juger
dans quelles mesures ces signes peuvent constituer des sources
de connaissances utiles à la connaissance de son créateur et du
monde global. Le Coran affirme qu’Allah « règle l’Ordre [de
tout] et expose en détail les signes afin que vous ayez la
certitude de la rencontre de votre Seigneur ».
Déduisant une méthodologie d’analyse de l’exposé coranique,
Mohammed Iqbal expliquait que « la connaissance doit
commencer avec le concret. C’est la capture intellectuelle du
concret et le pouvoir sur lui qui donnent à l’intelligence de
l’homme la possibilité d’aller au-delà du concret »
c’est-à-dire de proposer une analyse théorique basée sur la
connaissance du réel.
Ainsi, le Coran nous invite, à de
multiples reprises, à observer et à comprendre le monde dans
lequel nous vivons. Il voit des signes de l’existence d’Allah
sur le terre et dans les phénomènes naturels qui se développent
en son sein. La présence du Créateur se manifeste aux hommes au
travers de Sa révélation mais aussi dans Sa création : le livre
déployé – al-kitab al-manchour – étant le pendant du
livre révélé, le Coran.
Celui-ci fait devoir au musulman
d’observer et de réfléchir aux signes l’entourant dans le monde
immanent ; la création immanente étant un reflet de la
transcendance divine. Invitant les hommes à regarder le monde
afin de voir au-delà de sa simple matérialité, Allah nous dit :
« en vérité, dans la création des cieux et de la terre, et
dans l’alternance de la nuit et du jour, il y a certes des
signes pour les doués d’intelligence ».
Dans un verset mettant en avant de
multiples éléments que la perception sensorielle de l’homme
découvre dans la nature, Allah dit : « n’as-tu pas vu que, du
ciel, Allah fait descendre l’eau ? Puis Nous en faisons sortir
des fruits de couleurs différentes. Et dans les montagnes, il y
a des strates blanches et rouges, de couleurs différentes, et
des roches excessivement noires. Il y a pareillement des
couleurs différentes, parmi les hommes, les animaux, et les
bestiaux. Parmi Ses serviteurs, seuls les savants craignent
Allah ».
Dans un autre verset, Allah affirme : « et c’est lui qui a
étendu la terre et y a placé montagnes et fleuves. Et de chaque
espèce de fruits Il y établit deux éléments de couple. Il fait
que la nuit couvre le jour. Voilà bien là des preuves pour les
gens qui réfléchissent ».
Appelant à une observation concrète
du monde, Allah ordonne au Prophète Mohammed [PSL] de mettre en
avant l’ensemble de la création comme preuve ultime de
l’existence du Créateur : « dis : « regardez ce qui est dans
les cieux et sur la terre » ».
Cette invitation à observer l’univers, s’explique par le fait
que dans la perspective islamique la recherche rationnelle, la
connaissance scientifique ou la démarche expérimentale sont
avant tout perçues comme des moyens de connaissance et de
rapprochement du croyant avec son Créateur.
Du fait, de la place centrale
accordée à l’expérience sensible et à son esprit concret,
Mohammed Iqbal affirmait que le Coran est
« essentiellement anticlassique » car il s’oppose à la
nature spéculative de la philosophie grecque qui s’attache à la
théorie et négligeait les faits. Méthodologiquement le Coran
appelle un retour au réel en accordant une place centrale aux
données empiriques dans le processus de connaissance.
L’importance de l’expérience était
perçue, par le philosophe musulman, comme une « révolte
intellectuelle contre la philosophie grecque ».
De cette « révolte intellectuelle », de cette « guerre
prolongée » contre la pensée grecque, naquit la
méthode inductive, basée sur l’observation et l’expérience, qui
est un trait marquant de l’esprit de la civilisation islamique.
Dans cette perspective, l’expérience
spirituelle, unissant l’homme à son Créateur, est perçue comme
une expérience naturelle, permettant un examen critique, au même
titre que les autres aspects de la connaissance humaine.
L’expérience spirituelle, la connaissance de soi, au même titre
que la connaissance du monde extérieur, est une source de
connaissance humaine. Ici le tassawwuf, la science de la
mystique musulmane, tel qu’a peu la développer un Abu Hamid
al-Ghazali ou un Djalal ed-Din Rumi, a pour but de systématiser
et conceptualiser l’expérience intime de la transcendance
spirituelle.
Toutefois, l’expérience mystique
n’est qu’une forme de savoir qui ne peut prétendre à lui seul à
l’exhaustivité de la connaissance universelle. L’expérience
intime est seulement une des sources de connaissance humaine
parmi d’autres. « Selon le Coran, expliquait Mohammed
Iqbal, il existe deux autres sources de connaissance, la
nature et l’histoire, et c’est en captant ces sources de
connaissance que l’esprit de l’Islam apparaît sous son meilleur
jour ».
Ayant déjà donné un aperçu de
l’importance qu’accorde le Coran à l’observation de la nature,
nous nous intéresserons uniquement à l’histoire comme source de
connaissance majeure pour le Coran. Dans l’esprit islamique,
Allah se manifeste aux hommes au travers de la destinée et des
cycles de l’histoire humaine mais aussi aux cours d’événements
singuliers. De cette vision de l’histoire proposée par le Coran,
les hommes peuvent tirer des lois de l’évolution historique
permettant aux hommes de mieux appréhender leur présent et
d’orienter leur action dans l’avenir.
De plus, le Coran invite les croyants
a étudier l’histoire, « les jours d’Allah », afin d’y
découvrir les signes de la présence du Créateur qui se
manifestent à l’humanité. Ainsi, Allah nous invite à regarder
l’histoire des générations qui nous ont précédé : « avant
vous, certes, beaucoup d’évènements se sont passés. Or,
parcourez la terre, et voyez ce qu’il est advenu de ceux qui
traitaient [les prophètes] de menteurs ».
Dans un autre verset, Il nous enjoint étudier l’histoire :
« parcourez la terre et regardez ce qu’il est advenu de ceux qui
ont vécu avant ».
La perception coranique de
l’histoire, nous amène à replacer les évènements dans la longue
durée loin des urgences provoquées par les contraintes de
l’heure. Il ne s’agit nullement d’une manière de fuir les
réalités du monde mais de les replacer dans une perspective plus
large afin d’agir de manière plus efficiente sur celui-ci.
L’histoire sert à interpeller les
croyants, à leur faire prendre conscience de la complexité du
monde, et à les mettre en garde en s’appuyant sur l’exemple des
peuples qui les ont précédé. Ceux-ci ayant durement payé leurs
erreurs, ils sont présentés comme un contre-exemple pour les
croyants devant éviter de commettre les mêmes fautes.
S’adressant au Prophète, Allah dit : « et raconte-leur
l’histoire de celui à qui Nous avions donné Nos signes et qui
s’en écarta ».
Dans un autre verset, Allah explique : « ainsi
faisons-Nous alterner les jours [bons et mauvais] parmi les
gens ».
Ainsi, une lecture de l’histoire imprégnée par la vision
coranique ramène les vicissitudes, les douleurs, les déceptions
et les défaites du moment à des proportions relatives au regard
des cycles historiques. Dans le même temps, la vision coranique
nous enjoint de ne pas reproduire les erreurs qui ont déjà été
commises. L’histoire permet à la fois de relativiser et de mieux
comprendre le présent et de tirer des leçons des expériences
passées.
Concernant l’histoire des prophètes
relatée dans le Coran, Allah nous dit : « et tout ce que Nous
te racontons des récits des messagers, c’est pour en raffermir
ton cœur. Et de ceux-ci t’est venue la vérité ainsi qu’une
exhortation et un rappel aux croyants ».
Alors que les musulmans subissaient des épreuves
difficiles, le rappel de l’histoire venait les aider à supporter
leurs conditions présentes et à préparer l’avenir.
L’histoire des prophètes, mais nous
pouvons étendre le propos à l’ensemble de l’histoire humaine à
partir du moment où nous lui donnons un cadre interprétatif
adapté, est perçue comme un rappel apte à raffermir le cœur des
croyants. Cela fait écho à un autre verset, ou Allah dit que
« le rappel profite aux croyants ».
Dans un autre verset, Il ajoute : « dans tout cela il y a des
signes pour tout homme plein d’endurance et de reconnaissance ».
Au-delà de la fonction de rappel et
de raffermissement des convictions, Allah nous invite à tirer
des leçons de l’histoire des prophètes pour notre propre
expérience historique : « dans leurs récits il y a certes une
leçon pour les gens doués d’intelligence ».
Ainsi, les croyants sont invités à tirer les leçons de ces
expériences historiques afin de répondre aux problématiques qui
se posent à eux dans un contexte historique différent. En
retirant la quintessence de ces expériences, les croyants
doivent orienter leur action dans un sens qui soit le plus
proche possible des modèles proposés par le Coran.
Toutefois, l’intérêt du Coran pour
l’histoire, comprise comme source de connaissance humaine,
dépasse les simples indications de quelques évènements passés.
Comme pour l’observation de la nature où le Coran nous invite à
étudier notre environnement de manière la plus approfondie
possible, les éléments d’histoire rapportés dans le récit
coranique étant, avant tout, des invitations à étudier
l’histoire de l’humanité dans sa globalité. Les expériences
historiques d’événements non cités dans le Coran ou postérieur à
la révélation coranique, sont aussi nécessaires à la
compréhension du monde et peuvent donc être des leçons « pour
les gens doués d’intelligence ».
Publié le 26 décembre 2008
avec l'aimable autorisation d'Oumma.com
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