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À qui profite la révolution au
Kirghizistan ? 2/4
La Chine et l'avenir géopolitique
du Kirghizistan
F. William Engdahl
Le Premier ministre chinois Wen
Jibao (à droite) serre la main de l’ancien Premier ministre
Kirghize Igor V. Chudinov lors de la cérémonie d’inauguration du
sommet de l’Organisation
du traité de coopération de Shanghai, à Pékin le 14 octobre
2009. M. Jibao a fait dérouler le tapis rouge
pour accueillir M. Chudinov, le seul Premier ministre Kirghize à
se rendre en Chine depuis 16 ans.
(Photo Pool/Getty Images)
Mercredi 16 juin 2010
Poursuivant son analyse de la situation actuelle dans cette
région très prisée, F. William Engdahl examine dans cette
deuxième partie de son étude les intérêts géopolitiques de la
Chine au Kirghizistan. La « révolution des tulipes » en 2005
s’explique, entre autres, par le renforcement des liens
économiques entre les deux pays, relations vues d’un mauvais œil
par Washington. Aujourd’hui, le poids économique de la Chine
demeure sa plus puissante arme ; non seulement, il lui permet de
reprendre une position de force au Kirghizistan, un élément
crucial pour son expansion en Asie Centrale mais, surtout, lui
offre l’occasion de contrebalancer les effets déstabilisateurs
de la présence militaire états-unienne dans la région.
1ère
partie :
Le Kirghizistan, un pivot géopolitique
Le renforcement des liens économiques entre la Chine et le
régime en faillite de l’ancien président kirghize Askar Akaiev
est la raison principale pour laquelle Washington décida de
lâcher son ex-allié Akaiev, après près d’une décennie de
soutien. En juin 2001 la Chine, la Russie, l’Ouzbékistan, le
Kazakhstan, le Tadjikistan et le Kirghizistan signaient l’acte
de naissance de l’Organisation du traité de coopération de
Shanghai. Trois jours après, Pékin officialisait un prêt
important au Kirghizistan pour l’acquisition de matériel
militaire [1].
Après le 11 septembre 2001, le Pentagone initiait ce que l’on
a considéré comme le plus grand bouleversement dans le
déploiement militaire états-unien à l’étranger depuis la fin de
la Deuxième Guerre mondiale. L’objectif était de positionner les
forces états-uniennes en suivant un « arc d’instabilité », tout
au long de la Méditerranée, de l’Afrique, du Moyen-Orient, du
Caucase, de l’Asie Centrale et méridionale [2].
À l’époque, Akaiev proposa de céder au Pentagone sa plus
grande base militaire de la région, celle de Manas. La Chine,
qui partage une frontière avec le Kirghizistan, s’en alarma et,
de concert avec la Russie, poussa l’Organisation du traité de
coopération de Shanghai à s’y opposer et lança un appel au
retrait des troupes présentes dans les bases états-uniennes
d’Asie Centrale.
Selon le Wall Street Journal, la Chine engageait alors
également des négociations secrètes pour l’établissement de sa
propre base au Kirghizistan et pour des modifications
frontalières, déclenchant une tempête politique contre Akaiev en
mars 2002.
Philip Shishkin du Wall Street Journal notait :
« Engageant une " diplomatie de la Route de la soie " et visant
à la suppression des guérillas menées par les Ouïghours — dont
le déclencheur se trouvait principalement dans le besoin urgent
de liquidités pour enrayer la chute libre de l’économie
intérieure — les prises de position d’Akaiev pour aligner son
pays avec Pékin exaspérèrent Washington qui voyait dans la Chine
un obstacle à son programme d’expansion stratégique. » [3].
Shishkin ajoutait : « Le point de vue états-unien sur
cette dangereuse situation pouvait se résumer ainsi : “Étant
donné la frontière longue de 1 100 kilomètres qui sépare la
Chine et le Kirghizistan — et la présence états-unienne, déjà
considérable en Ouzbékistan et au Tadjikistan voisins — la chute
du gouvernement prochinois du président Akaiev, tombé en
disgrâce, ne sera pas une mince victoire pour la " politique
d’endiguement.” » [4].
À partir de ce moment, Washington lança un financement massif
par l’entremise du National Endowment for Democracy et s’arma de
l’aide de l’Albert Einstein Institution et de Freedom House, et
même de celle du Département d’État et du FMI, pour finalement
renverser, lors de la Révolution des tulipes en 2005, le régime
d’Akaiev, qui n’inspirait plus confiance [5]
[Sur
ces organisations, lire : « La NED, nébuleuse de l’ingérence
"démocratique" », « L’Albert
Einstein Institution : la non-violence version CIA » et « Freedom
House : quand la liberté n’est qu’un slogan », Réseau
Voltaire, 22 janvier 2004, 4 juin 2007 et 7 septembre
2004.]]. Aujourd’hui, il parait logique que la Chine soit la
puissance la plus intéressée par l’avenir politique du
Kirghizistan. Sur environ 850 kilomètres, la frontière entre le
Kirghizistan et la Chine longe la province sensible du Xinjiang.
C’est dans cette même province qu’en juillet 2009 éclatèrent
les émeutes menées par les Ouïghours [6]
et soutenues, d’une part, par le Congrès mondial ouighour, une
organisation financée par les États-Unis et dirigée par
« l’ancienne lavandière » Rebiya Kadeer, et, d’autre part, par
l’ « ONG » de la Maison-Blanche qui se charge des changements de
régime, le National Endowment for Democracy.
Également frontalier de la région autonome et instable du Tibet,
le Xinjiang est un carrefour vital au sein du réseau de
pipelines acheminant les ressources énergétiques en Chine depuis
le Kazakhstan et, à terme, depuis la Russie. Le Xinjiang abrite
quant à lui d’importantes réserves de pétrole, indispensables à
la consommation domestique de la Chine [7].
Une jonction d’oléoduc entre
la Chine et le Kazakhstan. Un nouvel ouvrage est en cours de
construction
et devant porter à terme la capacité de transit à 400 000
barails par jour. En 1997,
la Chine et le Kazakhstan ont signé la mise en place conjointe
de la Compagnie pétrolière Sino-Kazakhe,
fruit d’une collaboration entre la China National Petroleum
Corporation (CNPC) et KazMunaiGas,
et avec comme objectif affiché de relier la Mer Caspienne au
Xinjiang par un oléoduc.
La frontière entre le Kirghizistan et la Chine est poreuse et
le flux de personnes circulant entre le Xinjiang chinois et le
territoire kirghize est considérable. On estime à 30 000 le
nombre de ressortissants chinois vivant au Kirghizistan, parmi
lesquels des populations ouïghours. Près de 100 000 Kirghizes
vivent au Xinjiang.
En bref, les avant-postes militaires états-uniens au
Kirghizistan ont bien plus de conséquence pour la sécurité
nationale chinoise que les modestes renforts envoyés dans les
zones de combat en Afghanistan. Pour les agences de
renseignement états-uniennes et pour le Pentagone, c’est un
terrain idéal pour mener des opérations clandestines de
déstabilisation dans le Xinjiang, une province si fragile
politiquement et tellement vitale pour la stratégie chinoise.
Cette circulation transfrontalière offre une parfaite couverture
aux activités d’espionnage états-uniennes et pour d’éventuels
sabotages [8]
.
Selon l’ancien ambassadeur indien K. Gajendra Singh,
maintenant retiré de ses fonctions et à la tête de la Fondation
pour les études indo-turques à New Delhi, le régime de Bakiev,
en permettant aux forces militaires états-uniennes d’utiliser la
base aérienne de Manas et en leur fournissant, entre autres, des
équipements électroniques de haute technologie, leur facilite la
surveillance les bases militaires et les principaux sites de
lancement de missiles du Xinjiang chinois [9].
Créé récemment par le Pentagone officiellement pour
approvisionner les zones de combat afghanes, le
réseau de distribution du Nord (NDN, Northern Distribution
Network) s’ajoute aux préoccupations de Pékin au sujet des
opérations états-uniennes au Kirghizistan.
Le réseau de distribution de Nord traverse le Tadjikistan,
l’Ouzbékistan et le Kirghizistan. Nombreux sont ceux au sein de
l’Organisation de coopération de Shanghai à suspecter le
Pentagone de vouloir utiliser ce réseau pour générer des
attaques simultanées par des groupuscules, tels que le
« Mouvement islamique d’Ouzbékistan » ou l’« Union du Jihad
islamique » et l’obscur mouvement Hizb ut-Tahir, tous confinés
dans la vallée de Ferghana répartie sur les trois États
traversés par le NDN [10].
Pékin n’est pas un observateur passif des événements kirghizes.
Clairement, la Chine s’apprête à jouer sa meilleure carte, la
carte économique, pour s’assurer des relations plus étroites et
bien plus amicales avec le nouveau gouvernement kirghize, quel
qu’il soit.
En juin 2009, lors d’une assemblée de l’Organisation de
coopération de Shanghai à Ekaterinbourg en Russie, le président
chinois Hu Jintao a promis un fonds de 10 milliards de dollars
pour un programme d’aide à venir, destiné aux Nations-membres
d’Asie Centrale : le Kazakhstan, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan
et le Kirghizistan. Rien de ce qu’a promis Washington aux
Kirghizes ne s’approche un tant soit peu de ces sommes.
Dans l’une de ses premières déclarations, le porte-parole de
Parlement provisoire kirghize, Omourbek Tekebaïev a affirmé
devant les médias russes que son pays considère la Chine comme
l’un de ses alliés stratégiques : « Notre politique étrangère
va changer… La Russie, le Kazakhstan et nos autres voisins, y
compris la Chine, resteront nos partenaires stratégiques. » [11].
Or, il existe un projet que le partenaire stratégique chinois
est susceptible de vouloir hâter pour l’établissement de
relations plus étroites. En effet, Pékin a déjà annoncé la
construction d’un immense réseau ferré à grande vitesse en
Eurasie.
L’autoroute devant traverser
le Kazakhstan est maintenant en construction.
Il s’agit de l’un des projets d’infrastructures destiné à relier
l’Europe de l’Ouest à la Chine de l’Ouest.
La mise en service de cette voie de circulation facilitera d’une
part le transit des marchandises de la Chine
vers l’Europe, mais également du matériel pour la construction
des projets Sino-Kazakhes depuis l’Europe.
Le ministre des Chemins de fer chinois a dévoilé l’un des
projets les plus ambitieux du monde contemporain. Traversant le
Kirghizistan, les lignes ferroviaires s’étendront à terme du
Xinjiang jusqu’en l’Allemagne, et même jusqu’à Londres vers
2025.
Le projet inclut en effet la possibilité que le réseau
ferroviaire Chine-Kirghizistan-Ouzbékistan soit relié au réseau
nodal eurasiatique de lignes à grande vitesse.
La Chine est également en train de construire douze nouvelles
autoroutes pour rendre les économies du Kirghizistan et de ses
voisins dépendantes d’un réseau routier moderne relié au
Xinjiang. Dans une certaine mesure, la militarisation
états-unienne du Kirghizistan devient une réelle menace pour la
sécurité nationale chinoise. La riposte économique de la Chine
pour accroître sa présence dans le pays est maintenant bien
enclenchée [12].
Comme pour expliciter un peu plus encore les préoccupations
chinoises à propos de la stabilité de son voisinage, Pékin a
récemment renforcé ses activités économiques en Afghanistan.
Le président Hu Jintao
s’entretient avec son homologue Afghan Hamid Karzaï suite à une
cérémonie de signature à Pékin, le 24 mars 2010. La Chine a
annoncé de nouveaux investissements en Afghanistan et s’est
engagée à prolonger son soutien aux efforts de reconstruction
dans le pays voisin ravagé par la guerre.
[Wu
Zhiyi/ China Daily]
Si des tensions apparaissent entre le président afghan Hamid
Karzaï et l’administration Obama, les relations se réchauffent
visiblement entre Karzaï et Pékin. Le 24 mars dernier à Pékin,
Karzaï et le président chinois Hu Jintao ont signé de nouveaux
accords sur les échanges et les investissements, et se sont
accordés sur le renforcement de la coopération triangulaire avec
le Pakistan, un allié traditionnel de la Chine.
Les accords du 24 mars porteraient sur les investissements
chinois en Afghanistan dans les domaines de l’énergie
hydraulique, des activités minières et ferroviaires, des travaux
publics et dans d’autres projets liés à l’énergie.
La Chine est déjà le premier investisseur de l’économie
afghane. En 2007, la Metallurgical Group Corporation, une grande
entreprise publique chinoise, a remporté un contrat
d’investissement de 3,5 milliards de dollars pour l’exploitation
de la mine de cuivre d’Aynak en Afghanistan, sur l’un des
gisements les plus importants du monde [13].
Les entreprises chinoises s’intéressent également à la
possibilité d’exploiter en Afghanistan les réserves
d’hydrocarbures, estimées à 1,6 milliards de barils de pétrole
et 440 milliards de mètres cubes de gaz, ainsi que les gisements
de divers métaux dont l’or et le minerai de fer [14].
Pour la Chine, l’Afghanistan et le Pakistan sont deux
éléments tout aussi vitaux dans son réseau de distribution et
d’échanges vers l’Iran. Pékin vient d’achever la construction
d’infrastructures portuaires à Gwadar au Pakistan, qui lui
permettront d’acheminer 60 % de ses importations de pétrole du
Proche-Orient. La Chine projette en outre de connecter le port
de Gwadar à la province du Xinjiang en passant par
l’Afghanistan, afin d’assurer l’approvisionnement en ressources
énergétiques nécessaires à son économie en pleine expansion.
C’est dans ce contexte global que la stabilité politique au
Kirghizistan est essentielle à la Chine [15].
Dans notre prochaine partie, nous examinerons l’importance
capitale du Kirghizistan pour la Russie en termes géopolitiques.
La Russie occupe la place du deuxième joueur dans cette nouvelle
partie d’échecs tridimensionnelle pour le contrôle du continent
eurasiatique et de son avenir politique et économique.
[a id="nb1" class="spip_note" title="Notes 1" rev="footnote" href="#nh1">1]
John C. K. Daly,
Sino-Kyrgyz relations after the Tulip Revolution,
Washington, The Jamestown Foundation, China Brief, 7 juin
2005.
[2]
Philip Shishkin, « In Putin’s Backyard, Democracy Stirs – With
U.S. Help », The Wall Street Journal, 25 février 2005.
[3]
Ibid.
[4]
Ibid.
[5]
Ibid.
[6]
« Que
se passe-t-il dans le Xinjiang ? », par Domenico Losurdo,
Réseau Voltaire, 12 juillet 2009.
[7]
F. William Engdahl,
Washington is Playing a Deeper Game with China,
Voltaire Network, 13 juillet 2009, non traduit.
[8]
K. Gajendra Singh,
Geopolitical Battle in Kyrgyzstan over US Military Lilypond in
Central Asia, New Delhi, 11 avril 2010.
[9]
Ibid.
[10]
Cornelius Graubner,
Implications of the Northern Distribution Network in Central
Asia, Central Asia-Caucasus Institute, Johns Hopkins
University, 1er septembre 2009.
[11]
John C.K. Daly, op. cit.
[12]
Roman Muzalevsky, "The Implications of China’s High-Speed
Eurasian Railway Strategy for Central Asia", Eurasian Daily
Monitor, Vol. 7, numéro 64, 2 avril 2010.
[13]
Afghanistan Ministry of Mines,
Aynak Copper Project is Inaugurated in a Glorious Ceremony,
9 juillet 2009.
[14]
Roman Muzalevsky,
The Economic Underpinnings of China’s Regional Security
Strategy in Afghanistan, Eurasia Daily Monitor,
Vol. 7 Numéro 75, 19 avril 2010.
[15]
Ibid .
Traduction
Nathalie Krieg
Sommaire du
Réseau Voltaire
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