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À qui profite la révolution au
Kirghizistan ? 1/4
Le Kirghizistan, un pivot
géopolitique
F. William Engdahl
Des
manifestants mettent le feu à une affiche du président déposé
Kurmanbek Bakiev
Dimanche 13 juin 2010
Comme le montrent les nouveaux et sanglants affrontements de ces
jours-ci, la tension est loin d’être redescendue au Kirghizistan
depuis le soulèvement d’avril 2010, et les spéculations vont bon
train s’agissant d’identifier les initiateurs de ces événements.
Le scénario le plus improbable est celui d’une rébellion
spontanée menée de l’intérieur même du pays. En effet le
Kirghizistan est au centre de conflits d’intérêts entre
puissances régionales et suprarégionales. F. William Engdahl
analyse les cartes en main des trois acteurs qui souhaitent
remporter la mise au Kirghizistan et dans la région.
Au fin fond de l’Asie Centrale, le
Kirghizistan constitue ce que le stratège britannique Halford
Mackinder aurait appelé un pivot géopolitique : un
territoire qui, en vertu de ses caractéristiques géographiques,
occupe une position centrale dans les rivalités des grandes
puissances.
Aujourd’hui ce petit pays lointain est secoué
par ce qui peut apparaître comme un soulèvement populaire
extrêmement bien organisé pour déstabiliser le président
atlantiste Kourmanbek Bakiev. Dans leurs premières
interprétations, certains analystes émirent l’hypothèse que
Moscou trouverait un intérêt plus que passager à soutenir un
changement de régime au Kirghizistan. Les événements qui s’y
déroulent seraient le fait du Kremlin qui mettrait en scène sa
propre version en négatif des « Révolutions colorées »
instiguées par Washington : la Révolution des roses de Géorgie
en 2003, la Révolution orange ukrainienne en 2004, ainsi que la
Révolution des tulipes en 2005, qui avait porté le président
pro-américain Bakiev au pouvoir au Kirghizistan. Pourtant, dans
le contexte du changement de pouvoir qui se joue au
Kirghizistan, comprendre qui fait quoi, et dans l’intérêt de
qui, est loin d’être aisé.
En tout cas, on sait que ce qui se joue a
d’immenses implications pour la sécurité militaire de tout le
heartland (île mondiale) du continent eurasien, de la Chine
à la Russie, et même au-delà. En effet, cette situation se
répercute sur la présence future des Etats-Unis en Afghanistan
et, par extension, dans toute l’Eurasie.
Une poudrière politique
Des protestations à l’encontre du président
Bakiev se sont élevées en mars dernier à la suite des
révélations de soupçons de corruption aggravée pesant sur lui et
des membres de sa famille. En 2009, Bakiev avait révisé un
article de la Constitution, fixant les dispositions concernant
la succession de la présidence en cas de décès ou de démission
inopinée. Cette démarche, largement interprétée comme la
tentative d’instaurer un « système dynastique » de transfert des
pouvoirs, est l’un des facteurs à l’origine des récentes vagues
de protestation dans tout le pays. Il a placé son fils et
d’autres proches à des postes-clefs où ils ont engrangé de
larges sommes d’argent – estimées à 80 millions de dollars par
an - pour l’attribution aux États-Unis du droit d’installer une
base aérienne à Manas, et pour d’autres contrats [1].
Le Kirghizistan est l’un des pays les plus
pauvres d’Asie Centrale ; plus de 40 % de sa population vit sous
le seuil de pauvreté. Bakiev a nommé son fils Maxim (qui trouve
aussi le temps et les fonds pour être l’un des propriétaires
d’un club de football britannique) à la tête de l’Agence
centrale pour le développement, l’investissement et
l’innovation, un poste qui lui a permis de contrôler les
ressources les plus juteuses du pays, dont la mine d’or de
Kumtor [2].
A la fin de l’année 2009, Bakiev a fortement
relevé les taxes sur les petites et moyennes sociétés, et début
2010, il a mis en place de nouvelles taxes sur les
télécommunications. Il a privatisé le plus grand fournisseur
d’électricité du pays, tandis qu’en janvier dernier, cette
entreprise privatisée, dont la rumeur dit qu’elle avait été
vendue à des amis de la famille pour moins de 3 % de sa valeur
estimée, a doublé le prix de l’électricité. Le prix du gaz de
ville a augmenté de 1 000 %. L’hiver kirghize est extrêmement
rude.
L’opposition accusait Maxim Bakiev d’avoir
organisé une privatisation de complaisance du réseau de
télécommunications national en le cédant à un ami dont
l’entreprise offshore est domiciliée aux Canaries. Dans les
grandes lignes, la colère populaire contre Bakiev et consort se
comprend. La question primordiale est avec quel succès cette
colère est canalisée et par qui.
Les protestations se sont enflammées après la
décision du gouvernement en mars dernier d’augmenter
spectaculairement des prix de l’énergie et des
télécommunications, multipliés par quatre voire plus, dans un
pays déjà exsangue. Au cours des révoltes du début du mois de
mars, Mme Otounbaïeva a été nommée porte-parole du Front uni
formé par tous les partis d’opposition. Elle appelait à l’époque
les Etats-Unis à prendre une position plus active contre le
régime de Bakiev et son absence de normes démocratiques ; appel
laissé manifestement sans réponse [3].
Selon des sources russes bien informées, au
même moment, Roza Otounbaïeva s’entretenait avec le Premier
ministre russe Vladimir Poutine à propos de la détérioration de
la situation. Dans la foulée de la formation du gouvernement
provisoire dirigé par Otounbaïeva, Moscou était le premier à le
reconnaître et proposait 300 millions de dollars au titre d’une
aide immédiate à la stabilisation, en transférant une partie
d’un prêt de 2,15 milliards de dollars accordé par les Russes en
2009 au régime de Bakiev pour la construction d’une centrale
hydraulique sur la rivière Naryn.
Au départ, ces 2,15 milliards de dollars
furent accordés juste après la décision de Bakiev de fermer la
base militaire états-unienne de Manas ; décision que les dollars
US avaient cassée quelques semaines plus tard. Pour Moscou,
l’aide russe et l’annonce de la fermeture de la base de Manas
par Bakiev étaient liées.
Ce versement de 300 millions de dollars,
parmi les 2,15 milliards promis par Moscou, relancé après
l’éviction de Bakiev, irait directement à la Banque nationale
kirghize [4].
Selon une dépêche de l’agence de presse moscovite RIA Novosti,
le Premier Ministre déchu, Daniar Oussenov, aurait affirmé à
l’ambassadeur russe à Bichkek que les médias russes, qui
jouissent d’une forte présence dans l’ancien Etat soviétique,
dont la langue officielle est toujours le russe, avaient pris
parti contre le gouvernement Bakiev-Oussenov [5].
Les forces de sécurité du gouvernement de
Bakiev, dont feraient partie les tireurs des Forces spéciales
postés alors sur les toits, ont tué 81 manifestants, entraînant
une dangereuse escalade des protestations au cours de la
première semaine d’avril.
Ce qu’il est intéressant de noter à propos de
ces événements, et qui suggère qu’il se passe bien plus en
coulisse, est le fait que ce soulèvement populaire, éclos à son
point de maturité, fut précédé de peu de signes avant son
surgissement sur la scène médiatique internationale.
Les manifestations de protestation se
multipliaient depuis que Bakiev avait pris les commandes de la
Révolution des tulipes avec le soutien financier des
Etats-Unis [6].
Ce changement de régime, en 2005, avait fait intervenir la
traditionnelle liste des ONG états-uniennes, comprenant Freedom
House, l’Albert Einstein Institution, le National Endowment for
Democracy et l’Agence des États-Unis pour le développement
international (USAID) [7].
Aucun des soulèvements antérieurs à ceux du mois d’avril
n’avaient eu la même vigueur ni la même sophistication. Les
événements semblent avoir pris tout le monde par surprise, en
premier lieu Bakiev et ses soutiens états-uniens.
Le calme avec lequel s’est déroulé le
ralliement de l’armée, de la police et des services de sécurité
aux frontières dans les premières heures des vagues de
protestation laisse penser à une coordination complexe et
ingénieuse, planifiée à l’avance. Encore aujourd’hui, rien
n’indique de manière claire si les décisionnaires agissaient de
l’étranger ou non, et, le cas échéant, s’ils appartenaient au
FSB russe, à la CIA ou à quelque autre service.
Le 7 avril 2010, alors que Bakiev perdait le
contrôle de la situation, il semble s’être précipité auprès des
États-uniens. Mais constatant le sang répandu dans les rues par
les tireurs d’élite de Bakiev et prenant la mesure de l’ire de
la foule contre le gouvernement, les Etats-Unis auraient
exfiltré le président et sa famille vers sa ville natale d’Osh,
vraisemblablement dans l’espoir de le faire revenir lorsque la
situation se serait calmée [8].
Ce qui ne s’est jamais produit.
À l’instar de son gouvernement et des
dirigeants de l’armée, de la police nationale et des services de
sécurité aux frontières, Bakiev démissionne le 16 avril et fuit
vers le Kazakhstan voisin. Aux dernières nouvelles, il est
confiné en Biélorussie, où le président Lukashenko, en mal de
ressources pécuniaires, l’aurait accueilli en échange de 200
millions de dollars. [9]
Le nouveau gouvernement provisoire du
Kirghizistan, dirigé par l’ancienne opposition et reposant sur
la personne de Roza Otounbaïeva, l’ex-ministre des Affaires
étrangères, a déclaré vouloir lancer une enquête internationale
sur les crimes commis par Bakiev. Un dossier à charge a déjà été
constitué contre lui, ses fils, son frère et d’autres de ses
proches.
Bakiev n’avait d’autre choix que de fuir.
Plusieurs jours avant sa fuite, l’armée et la police s’étaient
déjà ralliées à l’opposition menée par Otounbaïeva, attitude qui
corrobore l’idée d’événements extrêmement bien planifiés par au
moins une partie de l’opposition.
Carte de l’Asie centrale
(avec le Kirghizistan à droite en vert)
Un pivot géographique
Aujourd’hui, le Kirghizistan occupe une place
de pivot géographique. Ce pays enclavé partage une frontière
avec la province chinoise du Xinjiang, un lieu hautement
stratégique pour Pékin. Se plaçant parmi les plus petits pays
d’Asie Centrale, il est aussi frontalier, au nord de son
territoire, avec le Kazakhstan et ses ressources pétrolifères ;
à l’est, il est bordé par l’Ouzbékistan et au sud, par le
Tadjikistan. Plus encore, la vallée de Ferghana, à la situation
politique explosive en raison de ses importantes richesses
naturelles, se trouve sur une partie du Kirghizistan ; cette
zone multiethnique coutumière de frictions politiques s’étend
aussi sur les territoires de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan.
Le Kirghizistan est un pays de hautes montagnes : les chaînes de
montagnes du Tian Shan et du Pamir occupent 65 % de son
territoire. Environ 90 % du pays s’élève à plus de 1500 mètres
d’altitude.
En termes de ressources naturelles, hormis
l’agriculture qui représente un tiers de son PIB, le
Kirghizistan possède de l’or, de l’uranium, du charbon et du
pétrole. En 1997, la mine d’or de Kumtor a démarré
l’exploitation de l’un des plus grands gisements aurifères du
monde.
Jusqu’à une date récente, l’agence nationale
Kyrgyzaltyn possédait toutes les mines et administrait la
plupart d’entre elles en joint-venture en association avec des
compagnies étrangères. La mine d’or de Kumtor, près de la
frontière chinoise, est détenue dans sa globalité par la société
canadienne Centerra Gold Inc. Jusqu’à l’éviction de Bakiev, son
fils Maxim, à la tête du fonds pour le Développement, dirigeait
Kyrgyzaltyn, agence qui est également le plus gros actionnaire
de Centerra Gold, aujourd’hui propriétaire de la mine d’or de
Kumtor.
Il est tout à fait révélateur que Centerra
Gold, basé à Toronto, ait déjà annoncé le « remplacement » de
Maxim Bakiev en tant que chef de Kyrgyzaltyn, par Aleksei
Eliseev, directeur-adjoint de l’Agence nationale kirghize pour
le Développement, au sein de l’équipe dirigeante de Centerra,
peut-être sous l’impulsion du Département d’Etat des Etats-Unis
et sans que les électeurs kirghizes ne l’y élisent [10].
Le Kirghizistan possède également d’importantes ressources
d’uranium et d’antimoine. Il bénéficie en outre de considérables
réserves de charbon estimées à 2,5 milliards de tonnes,
essentiellement situées dans le gisement de Kara-Keche, au nord
du pays.
Pourtant, plus cruciale encore que les
richesses minières, reste la principale base de l’US Air Force à
Manas, ouverte dans les trois mois suivant le lancement de la
« guerre globale contre le terrorisme » en septembre 2001. Peu
après, la Russie installait sa propre base militaire non loin de
Manas. Aujourd’hui, le Kirghizistan est le seul pays à
accueillir à la fois des bases militaires états-unienne et
russe, un état de fait peu confortable au bas mot.
En somme, le Kirghizistan, positionné au centre du territoire le
plus stratégique au monde, l’Asie Centrale, fait figure de
trophée géopolitique très convoité.
La politique de Washington marche sur
des œufs
Le département d’État états-unien avait tenté
de maintenir Bakiev dans l’espoir, semble-t-il, de pouvoir
disperser les manifestants, faire cesser les émeutes et
maintenir l’homme des Tulipes en place. Hillary Clinton avait
préalablement appelé l’opposition parlementaire (formée par les
Ministres au gouvernement condamnant la corruption et le
népotisme de Bakiev) à négocier et à entamer le dialogue avec le
président Bakiev, financé par les Etats-Unis. Malgré la
publication de dépêches annonçant la démission de toute
l’administration kirghize, le département d’Etat émet des
déclarations selon lesquelles le gouvernement du président
Kourmanbek Bakiev est toujours opérationnel [11].
Le 7 avril, au moment le plus tendu des
troubles, alors que l’issue en était encore floue, le
porte-parole de la secrétaire d’Etat américaine, P. J. Crowley
déclare devant des journalistes : « Nous voulons voir le
Kirghizistan évoluer, tout comme nous le souhaitons pour
d’autres pays de la région. Mais, cela dit, il possède un
gouvernement qui siège effectivement. Nous sommes les alliés de
ce gouvernement dans la mesure où il nous apporte son soutien,
vous savez, dans les opérations internationales en…
Afghanistan. » [12].
George Orwell aurait admiré cet exercice de double langage
diplomatique.
Le 15 avril, quand il est devenu clair que
Bakiev ne remporte que peu de soutien dans son pays, le
département d’État états-unien déclare ne vouloir prendre parti
ni pour le président déchu, ni pour l’opposition parlementaire.
Dans un communiqué montrant combien Washington marche sur des
œufs, craignant d’en casser quelques uns, en particulier sur la
question des droits d’accès à la base aérienne de Manas, Philip
Crowley déclare : « Nous voulons voir la situation se dénouer
pacifiquement. Et nous ne voulons pas prendre parti. » [13].
Depuis lors, après les pourparlers avec le Ministre des Affaires
Etrangères Roza Otounbaïeva et ses collaborateurs, le
Département d’État états-unien et Obama ont chaudement approuvé
la nouvelle situation politique kirghize.
Otounbaïeva, membre influent du Parti
communiste pendant l’ère soviétique, avait obtenu le premier
poste d’ambassadeur aux Etats-Unis de l’ère post-soviétique ;
plus tard, elle fut l’un des assistants du Secrétaire général
des Nations Unies, Kofi Annan. Le gouvernement provisoire dirigé
par Otounbaïeva annonce qu’il rédigera la nouvelle Constitution
dans les six mois et qu’il préparera des élections démocratiques
dans le pays. L’opposition prétend avoir la situation bien en
main au Kirghizistan, malgré la persistance d’émeutes et de
pillages hors de Bichkek [14].
Qui mène la danse ?
Bien que beaucoup spéculent au sujet d’un
rôle actif sur place des services secrets russes dans
l’anti-Révolution des tulipes, nous devons laisser cette
question ouverte.
Lors d’une déclaration au cours de sa visite
officielle à Washington le 14 avril, au bout d’une semaine de
troubles, le président russe Dmitri Medvedev exprimait ses
préoccupations au sujet de la stabilité du Kirghizistan :
« Le risque de voir le pays se diviser en deux parties — l’une
au nord, l’autre au sud — est réel. C’est pour cela que notre
devoir est d’aider nos partenaires kirghizes à trouver une
solution de sortie en douceur de cette situation. » Il
imagine les grandes lignes du pire scénario qui pourrait se
produire : déstabilisé, le gouvernement kirghize resterait
impuissant face aux extrémistes envahissant le pays ; une redite
de la situation afghane [15].
A la tribune de la conférence sur le
désarmement nucléaire à Prague, le conseiller pour la Russie à
la Maison-Blanche, Michael McFaul, s’exprimait à propos des
événements au Kirghizistan : « Il ne s’agit pas d’un coup
d’Etat monté contre les Américains. Cela, nous en sommes sûrs et
il ne s’agit pas non plus d’un coup d’Etat mené par les
Russes. » [16].
En théorie, les Etats-Unis auraient toutes
les raisons de croire qu’ils peuvent « travailler » avec les
dirigeants du nouveau gouvernement provisoire kirghize.
On connait bien Roza Otounbaïeva à Washington
depuis qu’elle y a officié en tant qu’ambassadeur dans les
années 1990.
Le numéro deux de son gouvernement provisoire, l’ancien
porte-parole du Parlement Omourbek Tekebaïev, une figure-clef de
la « Révolution des tulipes » de 2005 qui avait porté Bakiev au
pouvoir, est alors ramené à Washington par le département d’État
pour qu’il participe à l’un de leurs « programmes de
découverte », où l’on enseigne aux figures politiques étrangères
émergeantes les vertus de l’American way of life.
Tekebaïev s’exprimait à l’époque librement sur cette
expérience : « J’ai constaté que les États-uniens savent
comment choisir les gens, comment faire une évaluation précise
de ce qu’il se passe et comment faire des pronostics quant à
l’évolution et aux changements politiques à venir. » [17].
Certains éléments tendent à montrer que le
soutien de Moscou dans les récents événements du Kirghizistan
était conçu comme une révolution colorée en négatif, visant à
contrebalancer la présence états-unienne grandissante en Asie
Centrale. Il y a également des éléments attestant d’un second
changement de régime épaulé par les Etats-Unis, peut-être après
que l’administration Obama a réalisé que son homme, Bakiev, se
rapprochait trop étroitement de la Chine en termes économiques.
Une troisième, et peu probable version, attribue les
soulèvements récents à une opposition de pacotille, interne au
pays et désorganisée, qui ne serait jamais parvenue à rassembler
plus que quelques milliers de personnes dans les rues pour
protester contre la politique de Bakiev des cinq dernières
années.
Ce qui parait clair à présent est que Moscou
et Washington passent par les mêmes tergiversations pour
afficher un semblant de consensus à propos des événements se
déroulant au Kirghizistan.
Le 15 avril, Kanat Saudabayev, le président de l’OSCE
(l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe),
affirmait que l’évacuation du président Bakiev sain et sauf
résultait des efforts conjoints d’Obama et de Medvedev [18].
De toute évidence, Washington et Moscou
souhaitent ardemment imposer leur présence, quelque soit le
gouvernement qui s’établira dans ce pays d’Asie centrale de cinq
millions d’habitants déchiré par les conflits. Ce que l’on sait
moins, mais qui est tout aussi évident, est l’enjeu vital que
constituent des relations stables avec le Kirghizistan pour la
Chine, avec lequel elle partage une frontière très étendue. Vu
d’ici, ce qui semble plus intéressant est la tournure que
prendront les événements dans ce pays lointain mais stratégique
du point de vue géopolitique.
Quel avenir pour la base aérienne de Manas ?
L’une des questions les plus pressantes pour
Washington est celle, vitale, de l’avenir de la base aérienne de
Manas, située tout près de la capitale Bichkek. Dans un
communiqué officiel du département d’Etat américain en date du
11 avril, la secrétaire d’Etat Hillary Clinton insiste sur
« le rôle important que le Kirghizistan joue en accueillant le
centre de transit de l’aéroport de Manas ». Elle laissait
ainsi peu de place au doute quant aux priorités de Washington
dans le pays ; elles ne concernent ni la démocratie, ni son
essor économique [19].
Après la mise en place du plan de « Guerre
contre le terrorisme » par Washington, le Pentagone obtenait les
droits d’implantation militaire dans plusieurs Etats
stratégiques en Asie Centrale, le faisant ouvertement pour mener
la lutte contre Oussama ben Laden en Afghanistan. En même temps
que les droits d’accès de ses troupes en Ouzbékistan, Washington
obtint la concession de Manas.
La présence militaire états-unienne en
Afghanistan s’est bien-sûr densifiée. L’une des premières
décisions d’Obama en tant que président fut d’autoriser le
surge, la montée en puissance des forces d’occupation ; il
envoya 30 000 hommes supplémentaires et donna son aval pour la
construction de huit nouvelles bases militaires « temporaires »
en Afghanistan, portant à 22 le nombre ahurissant de bases
états-uniennes sur le territoire afghan, dont les importants
sites de Bagram et de Kandahar.
Le secrétaire à la Défense Robert Gates
refuse de définir une limite de durée à la présence US en
Afghanistan. Non pas à cause des Talibans, mais en vertu de la
stratégie à long terme de Washington de diffuser sa « Guerre
contre le terrorisme » dans toute l’Asie centrale, et
particulièrement dans la zone cruciale de la vallée de Ferghana
qui s’étend entre l’Ouzbékistan et le Kirghizistan. C’est dans
ce contexte que les récents événements kirghizes s’avèrent plus
qu’avantageux pour la Russie, la Chine et les États-Unis.
Le 14 avril, Gates confiait à la presse sa
certitude de voir les Etats-Unis obtenir les droits
d’exploitation de la base de Manas pour développer ce que le
Pentagone appelle le Northern Distribution Network (réseau de
distribution du Nord), qui permet l’approvisionnement par avion
des zones de combat afghanes [20].
Seulement quelques jours auparavant, des personnalités du
gouvernement provisoire à Bichkek avaient indiqué que
l’attribution aux Américains des droits d’accès à Manas était
l’un des premiers dossiers à faire annuler.
Au cours d’un entretien avec le Russe
Medvedev, Barack Obama a admis que les événements du
Kirghizistan n’étaient pas commandés par les Russes. Il a
aussitôt annoncé que les États-Unis reconnaissaient la
légitimité du gouvernement provisoire de Roza Otounbaïeva.
Aujourd’hui la question qui reste en suspens
porte sur le rôle que le Kirghizistan jouera dans la
spectaculaire partie d’échecs géopolitique pour le contrôle de
l’Asie centrale, et, par voie de conséquence, pour celui du
heartland eurasien, selon la terminologie du géopoliticien
britannique Halford Mackinder. Les acteurs majeurs extérieurs au
Kirghizistan, dans cette partie d’échecs aux forts enjeux
géopolitiques en Asie Centrale, sont la Chine, la Russie et les
États-Unis. La partie suivante de ce dossier s’attachera à
examiner les intérêts géopolitiques portés par la Chine sur le
Kirghizistan, l’un de ses partenaires au sein de l’Organisation
du traité de coopération de Shanghai.
(Suite
...)
[1]
RIA Novosti,
Russia’s Medvedev blames Kyrgyz authorities for unrests, says
civil war risk high, 14 avril 2010.
[2]
John C.K. Daly, op. cit.
[3]
Leila Saralayeva,
Kyrgyz opposition protests rising utility tariffs,
Associated Press, 17 mars 2010.
[4]
RIA Novosti,
Russia throws weight behind provisional Kyrgyz government,
8 avril 2010. L’ancien et bien informé ambassadeur indien, M. K.
Gajendra Singh, dans un article publié par RIA Novosti,
signale en outre que M. Poutine s’est entretenu avec Mme Otunbayeva
à deux reprises depuis les manifestations du 7 avril, et qu’elle
s’est rendue à Moscou aux mois de janvier et mars de cette
année. K. G. Singh,
Geopolitical battle in Kyrgyzstan over US military Lilypond
in central Asia , RIA Novosti, 13 avril 2010.
[5]
RIA Novosti,
Kyrgyz prime minister protests Russian media reporting of riots,
7 avril 2010.
[6]
Richard Spencer, « Quiet
American behind tulip revolution », The Daily Telegraph,
Londres, 2 avril 2005.
[7]
Philip Shishkin, In Putin’s Backyard, Democracy Stirs — With US
Help, The Wall Street Journal, 25 février 2005. Sur ces
association prétendument non gouvernementales, voir : « Freedom
House : quand la liberté n’est qu’un slogan », « L’Albert
Einstein Institution : la non-violence version CIA », « La
NED, nébuleuse de l’ingérence "démocratique" » et « L’USAID
et les réseaux terroristes de Bush », Réseau Voltaire.
[8]
Kyrgyzstan National Security Service ‘source’, Specially for War
and Peace.ru, 10 avril 2010, traduit du
russe pour l’auteur.
[9]
« Belarus President Lukashenko Report » du blog politique
War and Peace.Ru.
[10]
Site de Centerra Gold, Toronto, Canada.
[11]
David Gollust, « US
Urges Dialogue in Kyrgyzstan », Voice of America, 7 avril
2010.
[12]
« We want to see Kyrgyzstan evolve, just as we do other
countries in the region. But that said, there is a sitting
government. We work closely with that government. We are allied
with that government in terms of its support for international
operations in Afghanistan »,
State Department Daily Briefing, 7 avril 2010.
[13]
AFP,
US ’not taking sides’ in Kyrgyzstan political turmoil, 15
avril 2010.
[14]
Hamsayeh.net, « New
Interim Kyrgyz Government to Shut Down the US Airbase at Manas »,
9 avril 2010.
[15]
Karasiwo, « Nuclear
deals and Kyrgyz fears – Medvedev in Washington », 14 avril
2010.
[16]
Maria Golovnina et Dmitry Solovyov, « Kyrgyzstan’s
new leaders say they had help from Russia », The Globe
and Mail, Toronto, 8 avril 2010.
[17]
Sreeram Chaulia, « Democratisation,
NGOs and ‘colour revolutions’ », 19 janvier 2006.
[18]
BNO News, « OSCE
says Kyrgyzstan President Bakiyev’s departure is the result of
joint efforts with Obama, Medvedev », 15 avril 2010.
[19]
Philip Crowley, porte-parole de la secrétaire d’État,
US Clinton Urges Peaceful Resolution of Kyrgyz Situation,
11 avril 2010, cité par RIA Novosti.
[20]
Donna Miles, « Gates
expresses confidence in continued Manas access »,
American Forces Press Service, 14 avril 2010.
Traduction
Nathalie Krieg
Sommaire du
Réseau Voltaire
Le dossier Monde
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