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Oumma.com
La croix de Maryse et le foulard d'Ilham : l'une laïque, l'autre
pas ?
Vincent Geisser
Jeudi 11 février 2010 L’une s’appelle
Maryse Joissains-Masini. Elle est députée-maire
d’Aix-en-Provence, membre éminente de l’UMP et se dit « laïque »
au point de ne pas vouloir de mosquée de sa commune : « « Aussi
longtemps que les représentants de l’islam ne reconnaîtront pas
sans ambiguïté les règles de la République, notamment la
laïcité, je ne faciliterai pas les choses ».
Signe particulier : l’élue provençale porte une grande croix
bien visible autour du cou, qu’elle exhibe en permanence, lors
des séances du conseil municipal, des réunions politiques, des
cérémonies officielles ou encore sur les plateaux de télévision.
L’autre s’appelle Ilham Moussaïd.
Elle est étudiante, militante de gauche, trésorière
départementale du Nouveau parti anticapitaliste (NPA). Signe
particulier : elle porte un foulard et se dit « laïque » au
point de vouloir défendre ses convictions politiques
antilibérales et féministes au sein de l’espace public. Deux
femmes, deux militantes, deux croyantes et pourtant deux
traitements politico-médiatiques totalement différents. C’est le
moins qu’on puisse dire.
Hystérie politico-médiatique :
haro sur la « candidate voilée » !
En effet, si la grande croix
chrétienne de la députée-maire d’Aix-en-Provence a parfois été
raillée par ses opposants locaux, elle n’a jamais déclenchée la
moindre polémique médiatique et encore moins de réprobation de
la part des leaders politiques nationaux. En revanche, le
foulard d’Ilham Moussaïd, simple militante et candidate
trotskiste en position inéligible aux élections régionales, a
suscité une hystérie politico-médiatique qui n’a sûrement rien à
envier au débat émotionnel sur le voile intégral ou aux
débordements xénophobes sur l’identité nationale.
Le pire, c’est que la gauche
socialiste et la droite gouvernementale, après s’être déchirées
sur ces deux débats, se retrouvent pour communier dans une même
dénonciation de ce qu’elles considèrent comme une « atteinte
suprême » à laïcité du champ politique français. Du PS à l’UMP,
en passant par le PCF et le MoDem, les dirigeants des partis se
sont livrés à une véritable surenchère de déclarations,
stigmatisant à la fois le NPA, accusé de se livrer à une
manipulation de l’opinion publique et la jeune candidate, dont
on soupçonne d’être une adepte du « double langage ». Féministe,
gauchiste et voilée, vous n’y pensez pas ! Un tel assemblage
bizarroïde doit probablement cacher un dessin maléfique :
l’islamisation rampante de notre vie politique française, dont
les filles voilées (ces « soldates du fascisme vert »
selon l’expression de Fadéla Amara)
seraient les principales opératrices. Que l’on juge de ces
quelques réactions hystériques de nos leaders politiques
« éclairés » :
« C’est une aberration, je ne
sais même pas où Olivier Besancenot a été chercher ça. […] Alors
que toute la société française, tous les républicains français,
tentent de s’élever contre le port de la […]. Ca me paraît
énorme. […] C’est le signal d’une curieuse conception de la
République […]. Si ce n’était pas aussi grave, ça pourrait être
une espèce de plaisanterie » (Jean-Paul Huchon, président
PS de la région Ile-de-France).
« La religion c’est l’opium du
peuple. […] Peut-être qu’il faudrait leur rappeler que les
ouvriers en France, ils n’ont pas besoin qu’on leur dise d’aller
lire le Coran ou la Bible ou que sais-je » (Aurélie
Filippetti, députée PS de Meurthe-et-Moselle).
« [C’est] un coup médiatique
contre les valeurs de la République. C’est une provocation
d’Olivier Besancenot qui renie ses propres convictions, C’est de
la provocation inutile » (Nadine Morano, Secrétaire d’Etat
à la Famille).
« L’attitude de M.
Besancenot est profondément répréhensible et ça montre aussi
qu’on a un NPA
aujourd’hui qui est aux abois et un M. Besancenot qui est aux
abois » (Xavier Bertrand, secrétaire général de l’UMP).
« Je n’aurais pas accepté que sur
les listes socialistes, il puisse y avoir une femme voilée parce
que c’est une annonce d’une religion qui doit rester du domaine
privé et qui ne doit pas rentrer dans le champ de la République »
(Martine Aubry, Premier secrétaire du PS).
Et revoilà la thèse de
l’islamo-gauchisme : l’alliance de l’étoile rouge et du
croissant vert ?
Voilà ressuscitée dans version
réactualisée la thèse de l’islamo-gauchisme, dont l’essayiste
Caroline Fourest s’est faite la principale vulgarisatrice
médiatique :
l’extrême gauche aveuglée par son tiers-mondisme et son
multiculturalisme servirait de tremplin aux islamistes, dont le
projet masqué serait d’infiltrer insidieusement les sphères du
pouvoir économique, politique et médiatique.
Pour peu que l’on prouve qu’Ilham Moussaïd ait assisté une fois
dans sa vie à une réunion en présence de Tariq Ramadan, la
boucle est bouclée : les fondamentalistes ramadaniens de
« Présence musulmane » et les fréristes de l’UOIF ont
probablement lancé une OPA sur l’extrême gauche.
A quand un congrès commun entre le NPA et l’UOIF ? A quand des
« Rencontres annuelles du Bourget » rassemblant tous les
islamo-gauchistes de France et de Navarre ? A quand des T-shirts
fashion avec l’étoile rouge et le croissant vert ? Les
pseudo-analystes et experts médiatiques abonnés à l’émission
« C’est dans l’air ! » ne font pas dans la nuance : une
musulmane croyante et, de suroît portant le hijab, ne peut être
ni féministe ni gauchiste : c’est Trotski qui l’a dit ! Tiens,
je ne savais pas que Léon Trotski avait écrit sur le foulard
islamique. C’est Laurent Fabius qui nous l’apprend.
Le voile pour seule identité
politique : la Bécassine de Besancenot ?
Le plus grave dans cette polémique
médiatique, c’est qu’on ne s’intéresse guère aux motivations
réelles de la candidate du NPA. Son identité politique semble
réduite à son voile et mieux encore, l’on fait parler son voile
pour elle. A l’exception du journal en ligne Mediapart
qui a produit une enquête sérieuse et approfondie
sur les raisons d’une candidature et qui tend à montrer que
celle-ci relève bien d’une logique de « gratification
militante » classique (récompenser une militante méritante),
tous les autres leaders d’opinion se sont livrés à une opération
de dépersonnalisation, comme si Ilham Moussaïd n’existait que
par et pour son voile. Quel est son parcours
militant ? Quels types de propositions politiques défend-t-elle
pour la région ? Comment conçoit-elle l’avenir du NPA et de la
gauche française en général ? Comment articule t-elle son
militantisme de quartier et son engagement partisan ? Quelle est
sa vision du féminisme et de l’altermondialisme en 2010 ?
Cela ne semble intéresser personne.
Nous sommes bien en présence ici du « syndrome de Bécassine » et
d’un processus de dépersonnalisation magnifiquement décrit par
le psychanalyste antillais Frantz Fanon dans Les Damnés de la
terre à propos du traitement des colonisés.
La « candidate voilée » n’a pas de bouche. Elle ne parle pas. On
parle pour elle. Et de toute façon quoiqu’elle dise, elle ne
sait pas vraiment ce qu’elle dit. Elle est nécessairement
manipulée. D’un côté, par l’extrême gauche trotskiste qui
cherche à se refaire une nouvelle santé électorale, en tentant
de mobiliser les « banlieues de l’islam ».
De l’autre, par les islamistes qui développent une stratégie
d’entrisme au sein du système politique français. Drôle de
conception de l’égalité hommes/femmes que défendent nos leaders
politiques hexagonaux que de considérer les femmes françaises de
« culture musulmane » comme des « objets », des « éternelles
mineures ». Après le mythe de la Beurette exotique et
apprivoisée, qu’ils ont d’ailleurs largement contribué à
promouvoir dans l’arène politique, voici que nos responsables
politiques véhiculent le mythe de la « musulmane manipulée » par
les hommes de sa tribu (ça, c’était déjà connu !) mais aussi,
fait nouveau, par les opportunistes politiques en tout genre,
dont Olivier Besancenot serait l’incarnation médiatique.
Au néo-racisme de certains de nos
leaders politiques français se conjugue un « sexisme à peine
voilée » : les filles issues de l’immigration postcoloniale sont
nécessairement manipulées et manipulables, thèse qui nous
rappelle étrangement les arguments qu’avançaient les adversaires
résolus du droit de vote pour les femmes sous la Troisième
République : à quoi bon faire voter des femmes qui n’ont aucune
conscience politique, si ce n’est celle de leur curé de
campagne ? En somme, Ilham Moussaïd, la candidate du NPA, ne
serait que la victime de la double violence de ses « frères de
religion » (les affreux islamistes) et de ses « camarades de
parti » (les méchants trotskystes) qui instrumentaliseraient
sciemment son islamité féminine à des fins de pouvoir et de
contrôle des « territoires perdus de la République ».
Une pseudo-analyse qui oublie un peu trop vite que le processus
d’assignation à résidence communautaire et sexuelle n’est pas le
fait des petits partis (la LCR, le PCF et les Verts) mais
d’abord des partis de gouvernement (PS et UMP). De ce point de
vue, ils n’ont jamais hésité à jouer sur les origines ethniques
et les appartenances religieuses des élus et des candidats à des
fins de clientélisme électoral. Encore une fois, l’actualité
nous donne raison.
Le retour des Fatma : après la
Beurette exotique des années 1990, la musulmane
« républicainement hallal » des années 2000 ?
Dans nos précédents travaux, nous
avons montré comment la promotion des femmes héritières de
l’immigration en politique répondait à un double processus
d’assignation communautaire et sexiste que nous avons résumé par
la formule d’« exotisme politique ».
C’est ce que l’universitaire féministe Christine Delphy appelle
le phénomène du double bind : « soumises au double
bind de l’intégration, examen sans chance de réussite, les
femmes font l’objet de surcroît d’une injonction subliminale. En
effet, les gentilles beurettes sont plus plaintes que blâmées.
Elles sont plaintes d’être les femmes de ces hommes-là, de ces
garçons et pères arabes. On les invite à les abandonner.
Certaines obéissent, elles quittent leur famille, leur quartier
et se retrouvent isolées ».
Grosso modo, la cooptation des femmes maghrébines et africaines
au sein des partis politiques français a répondu jusqu’à une
période récente à ce schéma : les appareils partisans
valorisaient les filles qui s’étaient détachées volontairement
ou involontairement de leur milieu d’origine et qui donnaient
des gages de leur assimilation totale à la francité dans sa
version la plus caricaturale : célibat, mariage avec un
« Gaulois », esthétisme du corps, rupture avec la religion des
parents, critique des « mecs de quartiers », etc. Aujourd’hui,
le communautarisation de la vie politique française aidant, les
partis politiques ne rejettent plus les « femmes musulmanes »
mais ils entendent leur imposer un certificat de licité
républicaine, une forme de hallalisation laïque, qui joue
à la fois sur l’exotisme et sur l’appartenance communautaire. En
somme : la candidate idéale n’est plus seulement la « Beurette
émancipée » mais aussi la « musulmane certifiée conforme » :
esthétiquement présentable pour plaire aux dirigeants des partis
et aux notables politiques locaux (toujours avides de « petites
beurettes ») et, dans le même temps, « islamiquement visibles »
pour conforter les stratégies de clientélisme électoral en
direction de la communauté musulmane.
Résultat : les grands partis
politiques (UMP et PS) sont de plus en plus à la recherche
effrénée de la candidate « musulmane idéale » (miss islam light)
qui vient remplacer progressivement la « beurette sexy » des
années 1990 qui, du coup, se retrouve en retraite anticipée.
Ils ont donc beau jeu de dénoncer la
prétendue stratégie d’instrumentalisation du NPA quand on sait
que le PS et l’UMP font pire : ils produisent des candidates
musulmanes « sur-mesure », répondant à la fois à la demande
d’exotisme (« sois beurette et tais-toi ! ») et de
communautarisme (« sois un minimum musulmane pour attirer les
voix de ta tribu islamique »). Car, avant l’affaire d’Ilham
Moussaïd, qui a tant défrayé la chronique politico-médiatique,
deux faits sont passés totalement inaperçus dans les médias : en
région Provence Alpes Côte d’Azur (PACA), la liste socialiste
menée par Michel Vauzelle a investi en position éligible la
secrétaire du Conseil régional du culte musulman (CRCM), Fatima
Orsatelli, sans que cela pose le moindre problème ; même
scénario dans la région voisine du Languedoc-Roussillon, où le
tête de liste UMP, Raymond Couderc, maire de Béziers, a coopté
sur la liste de la majorité présidentielle une autre Fatima,
Fatima Allaoui, elle aussi membre active du CRCM. Quasiment
aucune voix politique nationale ne s’est levée pour dénoncer ce
mélange des genres entre le Religieux et le Politique et crier
« à la laïcité en péril ». Drôle de silence de nos états-majors
politiques, non ? La « candidate voilée » du NPA serait
nécessairement une « islamiste infiltrée », alors que les deux
éminentes représentantes du Conseil régional du culte musulman
des symboles d’intégration politique et d’émancipation féminine.
Belle hypocrisie du PS et de l’UMP qui jouent très largement du
communautarisme, quand ça les arrange. C’est le monde à
l’envers !
Le Conseil français du culte musulman
(CFCM) et ses branches régionales, les CRCM, ont-ils vocation à
devenir des agences de recrutement électoral pour les grands
partis politiques français ?
Invité du « Forum » de Radio J, l’ancien Premier ministre
socialiste, Laurent Fabius, remarque « une chute dans
l’opinion de ce parti et de son leader du même coup. Ils
essaient d’attirer l’attention. » Et Fabius de renvoyer,
lui aussi, les militants du NPA à leurs lectures : « Je
ne savais pas, jusqu’à présent, que le port du voile était
un signe de laïcité », a-t-il ironisé à l’adresse de
Besancenot et de ses troupes « qui sont, paraît-il, les
héritiers de Trotsky », Reuters, 3 février 2010.
Il est également
l’auteur de :
- Bourguiba, la trace et l’héritage, éditions
Karthala, mai 2004 (Cliquez
ici pour vous procurer ce livre)
- La nouvelle islamophobie, Editions la Découverte,
2003 (Cliquez
ici pour vous procurer ce livre)
- Ethnicité républicaine (Presse de Sciences-Po, 1997)
(Cliquez
ici pour vous procurer ce livre),
- Diplômes maghrébins d’ici et d’ailleurs (CNRS
Editions, 2000)
- Le Syndrome autoritaire. Sociologie de la Tunisie de
Bourguiba à Ben Ali (en collaboration , Presse de
Sciences po, 2003) (Cliquez
ici pour vous procurer ce livre)
Publié le 12 février
2010 avec l'aimable
autorisation d'Oumma.com
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