Gush Shalom
Un
avertissement à Tony
Uri Avnery
Ce
qui se passe aujourd’hui quant au conflit israélo-palestinien
est surtout du théâtre, et pas du meilleur.
LA SEMAINE DERNIÈRE, James Wolfensohn a donné un
long entretien à Haaretz. Il a ouvert son cœur et résumé, avec
une franchise étonnante, ses mois passés en tant qu’envoyé spécial
des Etats-Unis, de la Russie, de l’Union européenne et des
Nations unies (le "Quartette") dans ce pays - tâche
confiée aujourd’hui à Tony Blair. L’entretien aurait pu être
intitulé : "Un avertissement à Tony".
Entre autres révélations, il a dit qu’il avait
été pratiquement viré par la clique des néo-cons., dont le
chef idéologique est Paul Wolfowitz.
Ce que Wolfensohn et Wolfowitz ont en commun,
c’est qu’ils sont tous deux juifs et qu’ils ont le même nom :
Fils de Loup, l’un en version allemande et l’autre en version
russe. Tous deux sont aussi d’anciens chefs de la Banque
mondiale.
Mais là s’arrêtent les similitudes. Ces deux
fils de loup sont opposés à tous points de vue. Wolfensohn est
une personne séduisante, qui rayonne d’un charme personnel.
Wolfowitz suscite presque automatiquement le rejet. Cela a été
clair quand ils se sont succédé à la Banque mondiale :
Wolfensohn était très populaire, Wolfowitz était détesté. Le
mandat du premier a été renouvelé, marque d’appréciation
assez rare, on s’est débarrassé du second à la première
occasion, soi-disant à cause d’une affaire de corruption :
il avait réussi à obtenir un salaire astronomique pour sa petite
amie.
Wolfensohn pourrait être interprété par Peter
Ustinov. C’est un homme de la Renaissance, moderne : homme
d’affaires qui réussit, philanthrope généreux, ancien sportif
olympique (escrime) et officier de l’Armée de l’Air
(Australie). Adolescent il a appris le violoncelle (sous
l’influence de Jacqueline du Pré). Le rôle de Wolfowitz ne
demande pas plus de finesse de jeu que le rôle d’un tireur
moyen dans un western.
Mais au-delà des caractéristiques personnelles,
il y a un abîme idéologique entre eux. Pour moi, ils
personnifient les deux extrêmes de la réalité juive
contemporaine. Wolfensohn appartient au courant humaniste,
universel, optimiste, du judaïsme, un homme de paix et de
compromis, un héritier de la sagesse de nombreuses générations.
Wolfowitz, à l’autre extrémité, appartient au judaïsme
fanatique qui s’est développé dans l’Etat d’Israël et
dans les communités reliées à lui, un homme empreint d’une
arrogance hautaine, de haine et d’ivresse du pouvoir. C’est un
radical nationaliste, même si on ne sait pas trop si son
nationalisme est américain ou israélien, ou si lui-même fait la
différence entre les deux.
Wolfowitz est un porte-drapeau des néo-cons, la
plupart juifs, qui ont poussé les Etats-Unis dans le marais
irakien, promu des guerres dans tout le Moyen-Orient, conseillé
au Premier ministre israélien de ne rien abandonner et qui sont
prêts à combattre jusqu’au dernier soldat israélien.
Pour éviter tout malentendu : je ne connais
personnellement aucun des deux. Je n’ai jamais vu Wolfowitz en
personne et n’ai entendu Wolfensohn qu’une seule fois, à une
réunion à Jérusalem du Conseil israélien pour les relations étrangères.
J’admets qu’il m’a plu d’emblée.
WOLFENSOHN est arrivé dans ce pays quelques mois
avant le "plan de séparation" d’Ariel Sharon. Il dit
aujourd’hui que la séparation aurait réussi "si le
retrait s’était accompagné de la seconde phase de la séparation,
ce qui, selon moi, aurait créé une entité indépendante qui
serait devenue un Etat palestinien." Il croit (à tort, je
pense) que telle était l’intention de Sharon que, contrairement
à son successeur au poste de Premier ministre, il respecte.
Wolfensohn envisageait une bande de Gaza
florissante, économiquement prospère, ouverte dans toutes les
directions, un modèle pour la Cisjordanie et une base pour le
nouvel Etat. Dans ce but, il a dégagé huit milliards de dollars.
Contrairement à d’autres idéalistes, il a investi plusieurs
millions de son argent personnel dans les fermes laissées par les
colons, espérant les transformer en pivots de l’économie
palestinienne.
Il était à côté de Condoleezza Rice pendant la
cérémonie de signature du document qui devait ouvrir la voie à
un brillant avenir : l’accord pour l’ouverture des points
de passage aux frontières. Les points de passage entre la bande
de Gaza et Israël devaient être largement rouverts, Israël
entreprenait de remplir enfin l’obligation à laquelle il s’était
engagé dans les accords d’Oslo (et qu’il a toujours violée
depuis) : ouvrir le passage vital entre Gaza et la
Cisjordanie. Sur la frontière entre la bande de Gaza et l’Egypte,
une unité européenne de contrôle était déjà en train de
s’installer.
Et alors tout l’édifice s’effondra. Le
passage entre la bande de Gaza et la Cisjordanie resta hermétiquement
clos. Les autres passages furent fermés de plus en plus souvent.
Les produits des fermes (l’investissement de Wolfensohn avec)
tombèrent à l’eau. La fragile économie de la bande de Gaza se
désintégra, entraînant la plupart du 1,4 million d’habitants
dans la misère, avec 50% au moins de chômage. Le résultat inévitable
fut l’ascension du Hamas.
La plainte de Wolfensohn souligne l’immense
importance des points de passage aux frontières. Leur fermeture -
soi-disant pour des raisons de sécurité - signa la mort de l’économie
de Gaza et, par voie de conséquence, de l’espoir de relations
pacifiques entre Israël et les Palestiniens. Avant la victoire du
Hamas, Wolfensohn voyait de ses propres yeux la terrible
corruption qui régnait sur les points de passage. Les relations
entre Israéliens et Palestiniens y étaient ouvertement basées
sur la corruption. Les produits palestiniens ne pouvaient pas
traverser sans le versement d’argent aux gens qui contrôlaient
le passage des deux côtés.
Wolfensohn impute au moins une part de
responsabilité pour l’ascension du Hamas à l’Autorité
palestinienne - c’est-à-dire au Fatah - qui a été rongée par
le cancer de la corruption. La victoire du Hamas dans des élections
démocratiques à la fois en Cisjordanie et dans la bande de Gaza
ne l’a pas du tout surpris.
QU’EST-CE QUI a poussé cet idéaliste à démissionner ?
Il en a attribué la principale responsabilité à
une personne, qui appartient à la clique de Wolfowitz :
Elliot Abrams. Comme Wolfowitz, Abrams est juif, néo-cons., un
sioniste radical adoré par la droite israélienne. Il fut nommé
par le Président Bush conseiller-adjoint à la sécurité
nationale, responsable pour le Moyen-Orient. Sur cette nomination,
Wolfensohn dit que "tous les éléments de l’accord conclu
par Condoleezza Rice ont été anéantis". Les points de
passages fermés, le Hamas a pris le pouvoir.
Wolfensohn accuse ouvertement Abrams de saper son
travail, afin qu’il s’en aille. Certes, le Quartette n’est
pas sous l’autorité d’Abrams, mais une personne dans cette
position ne peut fonctionner sans un solide soutien américain.
Abrams l’a poussé dehors en collaboration avec Ehoud Olmert et
Dov Weisglass, l’homme de confiance de Sharon, dont les plans étaient
menacés par l’activité de Wolfensohn. C’est Weisglass, il
faut s’en souvenir, qui promit de "mettre la question
palestinienne dans le formol".
Aux yeux de Wolfensohn, la situation actuelle est
imputable aux deux côtés, mais il accuse clairement davantage
Israël, étant donné que c’est la partie la plus forte et la
plus active. Il ne fait aucun doute qu’Israël est très
important pour lui. Il avait beaucoup de sympathie pour ce pays
(pendant la Première guerre mondiale, son père a été soldat
dans les bataillons juifs créés par l’armée britannique et
envoyés en Palestine). Wolfensohn a donné l’interview au
journal israélien afin de lancer un sérieux avertissement :
le temps ne travaille pas pour nous. La pendule démographique est
en marche. Aujourd’hui, Israël est entouré de quelque 350
millions d’Arabes. Encore 15 ans et il sera entouré par 700
millions d’Arabes. "Je ne vois aucun argument qui corrobore
l’idée que la situation d’Israël va s’améliorer."
En tant qu’expert de l’économie globale, avec
une perspective mondiale, Wolfensohn pourrait également souligner
que l’importance des Etats-Unis dans l’économie mondiale décline
progressivement, avec l’émergence de nouveaux géants comme la
Chine et l’Inde.
Nous, Israéliens, aimons penser que nous sommes
le centre du monde. Wolfensohn, qui a une approche mondiale, donne
un coup d’épingle dans ce ballon égocentrique. Aujourd’hui déjà,
dit-il, seul l’Occident considère la question israélo-palestinienne
si importante. La plus grande partie du monde y est indifférente.
"J’ai visité plus de 140 pays : vous n’y représentez
pas un si gros enjeu."
Même cet intérêt limité finira par s’évaporer.
Wolfensohn remue le couteau dans la plaie : "Un moment
viendra où les Israéliens et les Palestiniens seront obligés de
comprendre qu’ils sont dans un théâtre secondaire... Les Israéliens
et les Palestiniens doivent se débarrasser de l’idée qu’ils
jouent à Broadway. Ils ne sont qu’une pièce dans le Village.
Loin, loin, loin, loin, loin de Broadway." Sachant que
c’est la pire chose que l’on puisse dire à un Israélien, il
ajoute : "J’espère que je ne me mets pas en mauvaise
posture en disant tout cela, mais, que diable, c’est ce que je
crois, et j’ai déjà 73 ans."
Je le crois - et, moi, que diable - j’ai déjà
83 ans.
LA METAPHORE empruntée au monde du théâtre me
semble plus pertinente que Wolfensohn lui-même l’imagine.
Ce qui se passe aujourd’hui quant au conflit
israélo-palestinien est surtout du théâtre, et pas du meilleur.
Les acteurs boivent dans des verres vides, déclament
des textes auxquels personne ne croit, arborent de faux sourires
et s’embrassent chaleureusement alors qu’ils se détestent.
La scène la meilleure jusqu’à maintenant fut
la "séparation" Gaza. Contrairement à ce que croit
Wolfensohn, ce n’était qu’un spectacle, mélodrame à son
meilleur moment, dirigé par Sharon et les chefs des colons,
l’armée et la police. Beaucoup de larmes, beaucoup
d’embrassades, beaucoup de batailles bidon. Cette semaine, le
spectacle était de nouveau dans les médias, avec une énorme
machine de propagande essayant de montrer combien immense était
la douleur, comment les pauvres évacués sont restés sans
villas, combien de milliards supplémentaires seront nécessaires.
Conclusion évidente : il est impossible de démanteler les
colonies de Cisjordanie.
Le nouvel acteur sur la scène, Tony Blair, plein
de charme et de jovialité, enlace et embrasse. Nous, le public,
savons que son sort sera exactement le même que celui de son prédecesseur.
Comme lui, il est "l’envoyé spécial du Quartette".
Ses termes de référence sont exactement les mêmes que ceux de
Wolfensohn avant lui : beaucoup de vent. Il est supposé
aider les Palestiniens à construire des "institutions démocratiques",
après que les Etats-Unis et Israël ont systématiquement détruit
après les dernières élections palestiniennes les institutions démocratiques.
Il a enlacé Olmert, embrassé Tzipi Livni, souri
à Ehoud Barak, et nous savons que tous trois feront tout pour
interrompre sa mission avant qu’il arrive à un point qui lui
permettrait de réaliser son véritable rêve : conduire des
négociations de paix, comme il l’a fait avec succès en Irlande
du Nord.
Tout ce qui se passe aujourd’hui est du théâtre.
Olmert prétend qu’il veut réellement "sauver Abou Mazen",
tout en faisant le contraire. A la demande de Bush, il a autorisé
à grand bruit le transfert d’un millier de fusils de la
Jordanie à Abbas, afin que celui-ci puisse combattre le Hamas -
sachant très bien que pour le Palestinien moyen, cela ressemblera
à de la collaboration avec l’occupant contre la résistance. Il
agrandit les colonies, garde les "avant-postes illégaux"
et ferme les yeux quand l’armée aide les colons à mettre en
place des avant-postes supplémentaires. C’est aussi une recette
infaillible pour que Hamas s’empare de la Cisjordanie.
Tout le monde sait qu’il n’y a qu’une façon
de renforcer Abou Mazen : engager immédiatement des négociations
rapides et pratiques pour l’établissement de l’Etat de
Palestine sur tous les territoires occupés, avec sa capitale à Jérusalem-Est.
Et plus de discussions sur des idées abstraites, comme celles
proposées par Olmert, ni un autre plan (n°1001), ni
"processus de paix" qui conduira à de "nouveaux
horizons politiques", et certainement pas un autre fantasme
creux de ce grand maître en hypocrisie moralisatrice, le Président
Shimon Peres.
LA PROCHAINE scène de la pièce, pour laquelle
tous les acteurs sont en train d’apprendre leur texte, est la
"rencontre internationale" cet automne, selon le scénario
du Président Bush. Condoleezza présidera et il n’est pas sûr
que Tony, le nouvel acteur, sera autorisé à jouer. Les auteurs
sont encore en train de délibérer.
Si le monde entier est une scène, comme
Shakespeare l’a écrit, et si tous les hommes et femmes ne sont
que des acteurs qui font leurs sorties et leurs entrées, cela est
encore plus vrai pour Israël et la Palestine. Sharon est sorti et
Olmert est entré, Wolfensohn est sorti et Blair est entré, et
tout est, comme Shakespeare l’a écrit dans une autre pièce,
"des mots, des mots, des mots."
Wolfensohn peut regarder les parties suivantes de
la pièce avec un détachement philosophique. Nous, qui sommes
impliqués, ne pouvons pas nous le permettre, parce que notre comédie
est vraiment une tragédie.
Article publié le 26 juillet 2007, en hébreu et
en anglais, sur le site de Gush Shalom - Traduit de
l’anglais "A Warning to Tony" : RM/SW
|