CE FUT un meurtre en plein jour. Des soldats déguisés
en Arabes, accompagnés de véhicules blindés et de bulldozers
et soutenus par des hélicoptères de combat, envahirent le
centre de Ramallah. Leur but était de tuer ou de capturer un
militant du Fatah, Rabee’ Hamid. L’homme était blessé mais
cherchait à s’échapper.
Comme toujours, la place était grouillante de
monde. La place Manara est le cœur de Ramallah, pleine de vie,
piétons et automobilistes. Quand les gens ont réalisé ce qui
était en train de se passer, ils ont commencé à lancer des
pierres aux soldats. Ceux-ci répondirent en tirant sauvagement
dans toutes les directions. Quatre passants furent tués, plus
de trente blessés.
Le communiqué de presse de l’armée,
mensonger comme d’habitude, annonça que les quatre étaient
armés. Vraiment ? L’un d’eux était un vendeur
ambulant nommé Khalil al-Bairouti, qui vendait des boissons
chaudes, toujours à cet endroit, dans un petit chariot. Un
autre était Jamal Jweelis de Shuafat près de Jérusalem, qui
était venu à Ramallah acheter des vêtements et des friandises
pour la fête de fiançailles de son frère, prévue le
lendemain. Entendant que des bulldozers qui approchaient étaient
en train d’écraser des véhicules dans la rue, Jamal était
sorti en courant du magasin pour aller déplacer sa voiture.
Cela s’est passé il y a neuf jours. Une
action « de routine », comme tant d’autres qui ont
lieu dans les territoires palestiniens occupés presque
quotidiennement. Mais cette fois, elle a provoqué un tumulte au
niveau international, parce qu’elle a eu lieu le jour même où
Ehoud Olmert rencontrait le Président égyptien, Hosni
Moubarak, à Sharm el Sheikh. L’hôte fut profondément offensé.
Les Israéliens le méprisaient-ils tant pour l’outrager si
ouvertement aux yeux de son peuple et de ceux du monde arabe ?
A la fin de la rencontre, il donna libre cours à sa colère
sans mâcher ses mots, en présence d’Olmert, qui marmona
quelques faibles mots d’excuses.
En Israël, le jeu habituel de passation de la
responsabilité aux autres, qui consiste à « se couvrir »,
commença. Qui est responsable ? Comme d’habitude,
quelqu’un au bas de la hiérarchie. L’entourage du Premier
ministre a d’abord soupçonné le ministre de la Défense,
Amir Peretz, d’avoir fait cette action pour mettre Ehoud
Olmert en difficulté. Peretz nia avoir eu connaissance de
l’action, et fit passer la responsabilité sur le chef d’état-major,
qui, insinua-t-il, voulait provoquer la chute à la fois de
Olmert et de Peretz. Le chef d’état-major reporta la
responsabilité sur le commandant du front du Centre, Ya’ir
Naveh, un général portant la kippa et connu pour être
particulièrement brutal et avoir des opinions d’extrême
droite. A la fin, il fut décidé que c’était un officier
subalterne qui avait approuvé l’action et que toute la
responsabilité lui incombait.
Même si vous croyez tous ces démentis - ce qui
n’est certainement pas mon cas - l’image n’en est pas
moins inquiétante : une armée chaotique, hors contrôle,
où tout officier peut faire tout ce dont il est capable (ou
non).
DEUX JOURS plus tard, mon épouse Rachel et moi,
nous sommes rendus sur place. C’était en fin d’après-midi.
Sous un crachin intermittent, la place Manara (« Phare »)
était de nouveau pleine de monde. Des embouteillages bloquaient
les six rues y conduisant.
Zacharia, l’ami palestinien qui nous
accompagnait, était manifestement inquiet. Il avait essayé de
nous persuader de ne pas aller à cet endroit si tôt après les
faits. Mais rien ne s’est passé.
Des portraits d’Arafat étaient accrochés sur
la colonne au centre de la place et sur certains murs. Dans un
minimarket, il y avait des photos de Saddam Hussein. L’un des
murs était couvert de graffitis accusateurs : « Nous
n’avons pas besoin de votre aide ! ». (Vous les Américains ?
Les Européens ? Les organisations humanitaires ?)
Les quatre lions entourant la colonne sur la
place m’apparaissaient comme abandonnés et sans défense.
L’un d’eux portait une montre sur sa patte. Le dessinateur
avait ajouté la montre comme une plaisanterie et les Chinois
qui furent choisis pour fabriquer les lions d’après le plan
la reproduisirent fidèlement.
A la fin, nous sommes entrés dans un café.
Alors que nous étions assis pour déguster le café, toutes les
lumières s’éteignirent. Avant que nous commencions à nous
inquiéter, les gens autour de nous utilisèrent leurs briquets
et leurs téléphones cellulaires. Après quelques minutes, la
lumière est revenue.
Pour nous rendre à l’hôtel, nous avons pris
un taxi. Le chauffeur, qui ne savait pas que nous étions Israéliens,
a parlé au téléphone en arabe avec son frère pendant tout le
trajet. Il a terminé la conversation sur ces trois mots :
« Yallah. Lehitraot. Bye. » Yallah (quelque chose
comme OK, en arabe). Lehitraot (à bientôt, en hébreu). Bye
(au revoir, en anglais).
QUAND NOUS avons dit à nos amis à Tel-Aviv que
nous allions à une conférence à Ramallah, ils ont cru que
nous avions perdu la raison. « A Ramallah ? Et
justement maintenant, après ce qui vient de s’y passer ? »
Les organisateurs de la conférence - Faculté
pour une paix israélo-palestinienne, un groupe international
d’universitaires - hésitèrent aussi. Il est vrai que la conférence
avait été décidée il y a plusieurs semaines, mais peut-être
serait-il préférable de la reporter d’une semaine ou deux ?
Etait-il raisonnable de faire venir à Ramallah des dizaines
d’Israéliens, moins de 24 heures après la tuerie ?
A la fin, il fut décidé, très justement, que
c’était exactement le bon moment et le bon endroit pour tenir
la conférence. Les représentants d’organisations - 23
palestiniennes, 22 israéliennes et 15 internationales - ont logé
pendant trois jours dans un hôtel de Ramallah, se sont rencontrés,
ont mangé ensemble, et ont discuté du seul sujet qui était
dans tous les esprits : comment agir ensemble pour mettre
fin à l’occupation qui produit des horreurs quotidiennes
telles que la tuerie de la place Manara.
Il était important de tenir la conférence précisément
à cet endroit pour une autre raison : depuis le meurtre de
Yasser Arafat, les connexions entre les forces de paix israéliennes
et palestiniennes au plus haut niveau sont devenues presque
inexistantes. Contrairement à Arafat [incidemment, Uri Dan,
homme de confiance de Sharon, a récemment levé tout doute sur
le fait que le Président palestinien défunt a vraiment été
assassiné], Mahmoud Abbas ne croit manifestement pas que ces
connexions sont importantes. C’est une des raisons - entre
beaucoup d’autres - du pessimisme qui a atteint une partie du
camp de la paix.
Donc, le seul fait qu’une telle conférence se
tienne était important. Militants israéliens, palestiniens et
internationaux, mêlés et assis les uns à côté des autres,
proposèrent des actions, en insistant sur l’objectif commun.
Le deuxième jour, la conférence s’est divisée en ateliers où
des participants de Tel-Aviv et d’Hébron, de Naplouse et de
New-York, de Barcelone et de Kfar-Sava avancèrent des idées
pour des actions communes.
Il y eut également certains débats houleux,
non pas entre Israéliens et Palestiniens, mais sur des différences
d’opinions, indépendantes de l’appartenance nationale. La
plus importante : le principal effort devait-il être
consacré à l’action dans le pays ou à l’étranger ?
Le représentant d’un groupe israélien défendit
avec beaucoup d’émotion l’idée que rien ne pouvait être
fait à l’intérieur du pays, que tous les efforts devaient se
concentrer sur la conquête de l’opinion publique
internationale, à l’exemple du boycott mondial qui avait si
bien réussi contre l’Afrique du Sud. En réponse, un militant
palestinien argua que la seule chose importante était
d’influencer l’opinion publique en Israël qui, après tout,
est l’occupant. J’ai moi-même aussi défendu l’idée que
l’effort principal devait porter sur Israël, même si des
actions à l’étranger peuvent également être utiles. Je me
suis opposé avec vigueur à la proposition d’un boycott général
contre Israël, parce que - entre autres choses - cela
pousserait l’opinion publique israélienne dans les bras de la
droite. (Cependant, je soutiens l’idée d’un boycott contre
certaines cibles spécifiques clairement identifiées avec
l’occupation, telles que les colonies, les fournisseurs de
certains équipements militaires, les Universités ayant des établissements
dans les territoires occupés, etc.)
QUELQUES JOURS plus tard, une réunion
comparable eut lieu dans la capitale de l’Espagne. Mais il y
avait une différence entre les deux conférences - un peu comme
la différence qu’il y a entre la place du Soleil à Madrid et
la place Manara à Ramallah.
Madrid vit un rassemblament de personnalités
respectables, membres de la Knesset (y compris des partisans du
gouvernement responsable du bain de sang à Ramallah, l’un
d’eux représentant un parti néo-fasciste) en même temps que
certains notables de l’Autorité palestinienne et leurs collègues
des pays arabes et autres pays. A Ramallah ce sont les vétérans
du combat pour la paix qui se sont rassemblés, des gens qui
avaient tenu bon des dizaines de fois dans un nuage de gaz
lacrymogènes contre des balles enveloppées de caoutchouc. Un
groupe de Palestiniens et d’Israéliens, arrivés ensemble
tard le premier jour, venait directement d’une manifestation
à Bil’in, où l’armée avait utilisé un canon à eau, des
gaz lacrymogènes et également des balles en caoutchouc.
Les invités de Madrid étaient arrivés par
avion. Les invités de Ramallah ont eu beaucoup plus de mal à
arriver. Les Israéliens ont dû faire des contorsions pour
passer les barrages sur le chemin de l’aller, et encore plus
sur le chemin du retour. Les Israéliens (sauf les colons)
transgressent la loi quand ils se rendent dans les territoires
occupés. Mais pour les Palestiniens, c’était dix fois plus
difficile de se rendre à Ramallah. Un invité de Naplouse nous
a dit qu’il avait quitté sa maison à deux heures du matin
pour arriver à la conférence à 11 heures. L’invité de
Tubas, près de Naplouse, a passé huit heures sur la route et
aux barrages, bien plus de temps qu’il n’en faut pour aller
de Tel-Aviv à Madrid.
La conférence de Madrid a été largement
couverte par les médias israéliens, jour après jour. La conférence
de Ramallah n’a pas eu droit au moindre mot dans aucun
journal, chaîne de télévision ou station de radio, sauf une
seule ligne dans la colonne des cancans du Maariv,
qui disait : « Uri Avnery est allé vivre
temporairement à Ramallah. »
L’INTÉRÊT de la conférence de Madrid résidait
dans le fait qu’elle prouvait que Israéliens et Palestiniens
pouvaient s’asseoir ensemble, même après tout ce qui était
arrivé. Quel était l’intérêt de la rencontre de Ramallah ?
Dans le passé, j’ai participé à de
nombreuses conférences du même genre qui n’ont eu aucun résultat.
Cette fois aussi, les obstacles sont énormes. Mais plus que
jamais il est clair que l’action doit être dirigée contre
l’occupation, et qu’elle doit être commune, cohérente et
bien préparée.
Dans cinq mois, l’occupation aura 40 ans -
peut-être le régime d’occupation militaire le plus long que
le monde ait jamais connu. A la conférence, il y a eu un accord
général pour que toutes les forces se concentrent dans une
grande campagne publique pour marquer cette date honteuse et
attirer l’attention sur les injustices de l’occupation, le
mal qu’elle cause non seulement aux Palestiniens mais également
aux Israéliens, faire revenir la ligne verte à la conscience
des gens, agir contre les barrages routiers et le mur
d’annexion et pour la libération des prisonniers des deux
parties. Dans ce but, la conférence a décidé de mettre sur
pied une « Coalition israélo-palestino-internationale
pour mettre fin à l’occupation ».
La suite dépendra de la volonté, du courage et
du dévouement de toutes les forces de paix et de leurs capacités
à coopérer, au-delà des barrages routiers, des murs et des clôtures
- dont un des buts est précisémentr de faire obstacle à une
telle coopération.
Le temps presse. C’est peut-être pour cela
que l’un des lions de la place Manara a une montre.
Article publié, en hébreu et en anglais, le 14 janvier 2007,
sur le site de Gush Shalom - Traduit de l’anglais « Manara
Square, Ramallah » : RM/SW