Gush Shalom
La
mère de tous les prétextes
Uri Avnery
Pourquoi le mouvement
sioniste a-t-il eu besoin d’excuses pour justifier la façon
dont il traitait les Palestiniens ?
QUAND j’entends parler du “clash des
civilisations”, je ne sais pas s’il faut rire ou pleurer.
Rire, parce qu’une telle notion est complètement
idiote.
Pleurer, parce qu’elle est capable de provoquer
d’indicibles désastres.
Il y a d’autant plus de quoi pleurer que nos
dirigeants exploitent ce slogan comme prétexte pour saboter toute
possibilité de réconciliation israélo-palestinienne. C’est
juste un prétexte de plus dans la longue liste des prétextes.
POURQUOI le mouvement sioniste a-t-il eu besoin
d’excuses pour justifier la façon dont il traitait les
Palestiniens ?
A sa naissance, c’était un mouvement idéaliste.
Il donnait une grande importance à ses bases morales. Non
seulement pour convaincre le monde, mais par-dessous tout pour
avoir la conscience tranquille.
Depuis notre plus tendre enfance, on nous a
enseigné la vie des pionniers, beaucoup d’entre eux fils et
filles de familles aisées et bien éduquées, qui avaient laissé
derrière eux une vie confortable en Europe pour commencer une
nouvelle vie dans un pays lointain et - selon les critères de
l’époque - primitif. Ici, dans un climat dur auquel ils n’étaient
pas habitués, souvent affamés et malades, ils ont accompli un
travail physique épuisant sous un soleil torride.
Pour faire cela, ils avaient absolument besoin de
croire en la justesse de leur cause. Ils croyaient non seulement
à la nécessité de sauver les Juifs d’Europe de la persécution
et des pogroms, mais aussi à celle de créer une société plus
juste que jamais, une société égalitaire qui soit un modèle
pour le monde entier. Léon Tolstoï n’était pas moins
important pour eux que Théodore Herzl. Le kibboutz
et le moshav étaient des symboles de toute
l’entreprise.
Mais ce mouvement idéaliste avait pour objectif
de s’installer dans un pays habité par un autre peuple. Comment
surmonter cette contradiction entre ses idéaux sublimes et le
fait que leur réalisation nécessitait l’expulsion du peuple de
sa terre ?
La façon la plus simple était de refouler complètement
le problème, en ignorant son existence même : la terre,
nous disions-nous, était vide, il n’y avait pas d’autres gens
qui y vivaient. Ce fut la justification qui servit à passer
par-dessus l’abîme moral.
Seul un des pères fondateurs du mouvement
sioniste fut assez courageux pour appeler un chat un chat. Zeev
Jabotinsky a écrit il y a déjà 80 ans qu’il était impossible
de tromper les Palestiniens (dont il reconnaissait l’existence)
et d’acheter leur consentement pour réaliser les aspirations
sionistes. Nous sommes des colons blancs qui colonisons la terre
du peuple autochtone, disait-il, et il n’y a strictement aucune
chance que les indigènes s’y résignent volontairement. Ils résisteront
violemment, comme tous les peuples indigènes dans les colonies
européennes. Donc, nous avons besoin d’un “mur de fer” pour
protéger l’entreprise sioniste.
Quand on dit à Jabotinsky que cette approche était
immorale, il répliqua que les Juifs essayaient de se sauver du désastre
qui les menaçait en Europe et donc que ce besoin moral
l’emportait pour eux sur les considérations morales concernant
les Arabes de Palestine.
La plupart des sionistes n’étaient pas prêts
à accepter cette approche axée sur la force. Ils cherchaient
avec ferveur une justification morale avec laquelle ils pourraient
vivre.
Ainsi a démarré la longue quête des
justifications - chaque prétexte supplantant le précédent, en
fonction de l’évolution des modes spirituelles dans le monde.
LA PREMIÈRE justification fut précisement la
seule ridiculisée par Jabotinsky : nous
sommes en fait venus dans l’intérêt des Arabes. Nous les
sortirons de leurs conditions de vie primitives, de leur ignorance
et de leur misère. Nous leur enseignerons des méthodes modernes
d’agriculture et nous leur apporterons une médecine avancée.
Nous leur apporterons tout - sauf l’emploi parce que nous avons
besoin de tous les emplois pour les Juifs qui seront conduits ici,
ce qui, de Juifs du ghetto, nous transformera en un peuple
d’ouvriers et de laboureurs.
Quand les Arabes ingrats se sont mis à résister
à notre grand projet, en dépit de tous les avantages que nous étions
supposé leur apporter, nous avons trouvé une justification
marxiste : ce ne sont pas les Arabes qui
s’opposent à nous, mais seulement les “effendis”
[“propriétaires absents” ndt]. Les riches Arabes, les grands
propriétaires, craignent que l’exemple rayonnant de la
communauté hébraïque égalitaire attire les prolétaires arabes
exploités et les améne à se dresser contre leurs oppresseurs.
Cela non plus n’a pas marché longtemps, peut-être
parce que les Arabes ont vu comment les sionistes achetaient la
terre à ces mêmes “effendis” et chassaient les métayers qui
cultivaient cette terre depuis des générations.
La montée des nazis en Europe a apporté des
masses de Juifs dans le pays. Les Arabes ont vu comment la terre
se retirait sous leurs pieds, et ils ont lancé une rebellion
contre les Anglais et les Juifs en 1936. Pourquoi, demandaient les
Arabes, devraient-ils payer pour la persécution des Juifs par les
Européens ? Mais la révolte arabe nous donna une nouvelle
justification : les Arabes soutiennent les
nazis. Et de fait, le grand mufti de Jérusalem, Hajj Amin
al-Husseini, fut photographié assis à côté d’Hitler.
Certaines personnes “découvrirent” que le mufti était le véritable
instigateur de l’Holocauste. (Des années plus tard il fut révélé
qu’Hitler détestait le mufti, qui n’eut strictement aucune
influence sur les nazis.)
La Seconde guerre mondiale prit fin et fut suivie
par la guerre de 1948. La moitié des Palestiniens vaincus
devinrent des réfugiés. Cela ne troubla pas la conscience
sioniste. Parce que tout le monde savait : ils
sont partis de leur plein gré. Leurs dirigeants les ont appelés
à quitter leurs maisons, pour revenir après la victoire des armées
arabes. Certes, aucune preuve n’a jamais été trouvée pour
étayer cette affirmation absurde, mais elle suffisait à apaiser
notre conscience à l’époque.
On peut se demander pourquoi les réfugiés ne
furent pas autorisés à regagner leurs maisons une fois la guerre
terminée. Hé bien, ce sont eux qui en 1947 ont
rejeté le plan de partage de l’ONU et commencé la guerre.
C’est pour cela qu’ils ont perdu 78% de leur pays et ils
n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes.
Puis vint la Guerre froide. Nous étions, bien sûr,
du côté du “monde libre”, alors que le grand leader arabe,
Gamal Abd-el-Nasser, recevaient ses armes du bloc soviétique.
(Certes, pendant la guerre de 1948 les armes soviétiques nous
arrivaient en quantités, mais peu importe.) C’était tout-à-fait
clair : Inutile de discuter avec les Arabes,
parce qu’ils soutiennent la tyrannie communiste.
Mais le bloc soviétique s’est effondré. “L’organisation
terroriste appelée OLP” comme Menahem Begin avait coutume
de le dire, reconnut Israël et signa les accords d’Oslo. Une
nouvelle justification devait être trouvée à notre refus de
rendre les territoires occupés aux Palestiniens.
Le salut vint d’Amérique : un professeur
du nom de Samuel Huntington écrivit un livre sur le “Clash des
civilisations”. Et ainsi nous avons trouvé la mère de tous les
prétextes.
L’ENNEMI PAR excellence, selon cette théorie,
est l’islam. La civilisation occidentale, judéo-chrétienne,
libérale, démocratique, tolérante, est attaquée par le monstre
islamique, fanatique, terroriste, meurtrier.
L’Islam est meurtrier par nature. En fait,
“musulman” et “terroriste” sont synonymes. Tout musulman
est un terroriste, tout terroriste est musulman.
Un sceptique pourrait demander : comment se
fait-il que la merveilleuse culture occidentale ait donné
naissance à l’Inquisition, aux pogroms, à la chasse aux sorcières,
à l’anéantissement des Indiens d’Amérique, à l’Holocauste,
aux nettoyages ethniques et autres innombrables atrocités - mais
cela est du passé. Aujourd’hui la culture occidentale est
l’incarnation de la liberté et du progrès.
Le professeur Huntington ne pensait pas particulièrement
à nous. Son objectif était de satisfaire un besoin maladif américain
très particulier : l’empire américain a toujours besoin
d’un ennemi virtuel global, un ennemi unique qui comprenne tous
les opposants des Etats-Unis à travers le monde. Les communistes
faisaient l’affaire - le monde entier était divisé entre les
bons (les Américains et ceux qui les soutenaient) et les mauvais
(les cocos). Quiconque s’opposait aux intérêts américains était
automatiquement communiste - Nelson Mandela en Afrique du sud,
Salvador Allende au Chili, Fidel Castro à Cuba, alors que les maîtres
de l’apartheid, les escadrons de la mort d’Augusto Pinochet et
la police secrète du Shah d’Iran appartenaient, comme nous, au
Monde Libre.
Quand l’empire communiste s’est effondré,
l’Amérique s’est soudain retrouvé sans ennemi mondial. Ce
vide a maintenant été comblé par les terroristes musulmans. Non
seulement Osama Ben Laden, mais aussi les combatants de la liberté
tchétchènes, la jeunesse nord-africaine révoltée des banlieues
de Paris, les gardiens de la Révolution iraniens, les insurgés
des Philippines.
Ainsi la vision américaine du monde s’est réajustée :
un monde bon (la civilisation occidentale) et un monde mauvais (la
civilisation islamique). Des diplomates prennent encore soin de
faire la distinction entre “Islamistes radicaux” et
“musulmans modérés”, mais c’est seulement en apparence.
Entre nous, nous savons bien sûr qu’ils sont tous des Osama Ben
Laden. Ils sont tous les mêmes.
De cette façon, une grande partie du monde,
composée de multiples pays très divers, et une grande religion,
avec des tendances très différentes et mêmes opposées (comme
dans la chrétienté et le judaïsme), qui a donné au monde des
trésors scientifiques et culturels inégalés, sont mis dans un
seul et même sac.
CETTE VISION DU MONDE est taillée sur mesure pour
nous. En effet, le monde du choc des civilisation est, pour nous,
le meilleur des monde possibles.
Du coup, la lutte entre Israël et les
Palestiniens n’est plus un conflit entre le mouvement sioniste,
qui est venu s’installer dans ce pays, et les Palestiniens qui
l’habitaient. Non, il a été depuis le tout début une partie
de la lutte mondiale qui n’a rien à voir avec nos aspirations
et nos actions. L’assaut de l’Islam terroriste sur le monde
occidental n’a pas commencé à cause de nous. Nous pouvons
avoir la conscience pleinement tranquille - nous faisons partie
des bons de ce monde.
C’est maintenant la ligne argumentaire de l’Israël
officiel : les Palestiniens ont élu le Hamas, un mouvement
islamique meurtrier. (S’il n’existait pas, il faudrait
l’inventer - et d’ailleurs des gens affirment qu’au début,
il a été créé par nos services secrets.) Le Hamas est
terroriste, ainsi que le Hezbollah. Peut-être Mahmoud Abbas
n’est-il pas lui-même un terroriste, mais il est faible et le
Hamas est sur le point de prendre seul le contrôle sur tous les
territoires palestiniens. Donc nous ne pouvons pas parler avec
eux. Nous n’avons pas de partenaire. En fait, il ne nous est pas
possible d’avoir un partenaire, car nous appartenons à la
civilisation occidentale, que l’Islam veut éradiquer.
DANS SON LIVRE de 1896, “L’Etat des Juifs”,
Théodore Herzl, l’officiel “prophète de l’Etat” israélien,
a aussi prédit cette évolution.
Voici ce qu’il écrivit en 1896 : “Pour
l’Europe, nous constituerons (en Palestine) une partie du mur
contre l’Asie, nous serons l’avant-garde de la culture contre
la barbarie.”
Herzl pensait à un mur métaphorique, mais
entretemps nous en avons dressé un bien réel. Pour beaucoup, ce
n’est pas juste un mur de séparation entre Israël et la
Palestine. C’est une partie du mur mondial entre l’Occident et
l’Islam, la ligne de front du choc des civilisations. Au-delà
du mur, il n’y a pas des hommes, des femmes et des enfants, ni
une population palestinienne conquise et opprimée, ni des villes
et des villages étranglés comme Abou-Dis, a-Ram, Bilin et
Qalqiliya. Non, derrière le mur, il y a un milliard de
terroristes, des multitudes de musulmans assoiffés de sang, qui
n’ont qu’un seul désir dans la vie : nous jeter à la
mer, simplement parce que nous sommes juifs, et que nous faisons
partie de la civilisation judéo-chrétienne.
Avec une position officielle comme celle-là, à
qui parler ? parler de quoi ? A quoi bon la réunion
d’Annapolis ou d’ailleurs ?
Et qu’est-ce qu’il nous reste à faire -
pleurer ou rire ?
Article publié, en hébreu et en anglais, le 14
octobre 2007, sur le site de Gush Shalom - Traduit de
l’anglais “The Mother of all Pretexts” : SW
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