Gush Shalom
Destinée manifeste ?
Uri Avnery
11 avril 2008
Si on croit que le gouvernement n'a pas de
programme et que l'Etat d'Israël n'a pas de programme, on se
trompe complètement. Il y a certainement un programme, mais il
est caché. plus précisément : il est inconscient.
Destinée manifeste ? [1]
LE MOIS PROCHAIN, Israël célèbrera son
soixantième anniversaire. Le gouvernement travaille fébrilement
pour faire de ce jour une occasion de joie et de jubilation.
Alors que l'argent manque pour résoudre de graves problèmes,
quelque quarante millions de dollars ont été alloués à cette
commémoration.
Mais la nation n’a pas l’esprit aux
célébrations. Elle est morose.
De partout le
gouvernement est tenu pour responsable de cette morosité."Ils
n’ont pas de programme [agenda
en anglais ndt]", entend-on en refrain, "leur seule
préoccupation est leur propre survie." (Le mot "agenda",
dans sa prononciation anglaise, est aujourd’hui à la mode dans
les cercles politiques israéliens, alors qu’il existe un mot
hébreu parfaitement adéquat.)
Il est difficile de ne pas accuser le
gouvernement. Ehoud Olmert n’arrête pas de faire de beaux
discours, au moins un par jour – aujourd’hui à une réunion avec
des industriels, demain à un jardin d’enfants – qui ne disent
absolument rien.Il n’y a aucun programme national, aucun
programme économique, aucun programme culturel. Rien.
Quand il est arrivé au
pouvoir, il a présenté quelque chose qui pouvait ressembler à un
programme : "Hitkansut",
un mot intraduisible dont le sens pourrait être rendu par
"contractant", "convergeant", "rassembleur". C’était supposé
être une opération historique : Israël abandonnerait une grande
partie des territoires occupés, démantèlerait les colonies à
l’est du Mur de "séparation" et annexerait les colonies entre le
ligne verte et le Mur.
Aujourd’hui, deux ans et une guerre plus
tard, il n’en reste rien ; même le mot a été oublié. La seule
chose qui compte, ce sont les "négociations" avec l’Autorité
palestinienne, qui, dès le début, ont été une farce. Comme des
acteurs sur scène buvant dans des verres vides, toutes les
parties prétendent que les négociations continuent. Ils se
rencontrent, s’embrassent, sourient, posent pour les
photographes, convoquent des groupes de discussion, tiennent des
conférences de presse, font des déclarations – et rien,
absolument rien, n’en sort réellement.
Pourquoi cette farce ?
Chacun des participants a ses propres raisons : Olmert a besoin
d’un agenda
pour remplir le vide. George Bush, en fin de mandat, qui ne
laisse derrière lui que des ruines dans tous les domaines, veut
présenter au moins un résultat, quelque fictif qu’il soit. Le
pauvre Mahmoud Abbas, dont la survie politique dépend de sa
capacité d’apporter un résultat politique quelconque à son
peuple, s’accroche à cette illusion de toute la force qui lui
reste. Et ainsi la farce continue.
MAIS SI ON croit que le gouvernement n’a pas
de programme et que l’Etat d’Israël n’a pas de programme, on se
trompe complètement. Il y a certainement un programme, mais il
est caché. plus précisément : il est inconscient.
Les gens disent que l’idéologie est morte.
Cela aussi est une erreur. Il n’y a pas de société sans
idéologie, et il n’y a pas d’être humain sans idéologie. Quand
il n’y a pas d’idéologie nouvelle, l’ancienne idéologie continue
d’opérer. Quand il n’y a pas d’idéologie consciente, il y en a
une inconsciente, qui peut être plus puissante – et beaucoup
plus dangereuse.
Pourquoi ? Une idéologie consciente peut être
analysée, critiquée, on peut s’y opposer. Il est beaucoup plus
difficile de combattre une idéologie inconsciente, qui dirige le
programme sans le dire.
C’est pourquoi il est si important de la
localiser, de la mettre en lumière et de l’analyser.
SI VOUS interrogez Olmert, il niera
farouchement qu’il n’a pas de programme. Il a un programme
parfait : faire la paix (ce que désormais on appelle "statut
permanent"). Et pas n’importe quelle paix, mais une paix basée
sur "deux Etats pour deux peuples". Sans une telle paix, a-t-il
déclaré, "l’Etat est fini".
Dans ce cas, pourquoi n’y a-t-il pas de
négociations, mais seulement un semblant burlesque de
négociation ? Pourquoi l’énorme activité de construction
continue-t-elle, même dans les colonies à l’est du mur, bien à
l’intérieur de la zone que les porte-parole du gouvernement
proposent pour l’Etat palestinien ? Pourquoi le gouvernement
mène-t-il des dizaines d’actions civiles et militaires qui, en
tous cas, éloignent encore plus la paix ?
Selon le gouvernement lui-même, et
contrairement à ce qui a été dit au début, il n’a aucune
intention de parvenir à la paix en 2008. Au plus, il se peut,
peut-être, qu’il y ait un "accord étagère". C’est une invention
israélienne originale, qui signifie une accord qui resterait sur
l’étagère jusqu’à ce que "la situation soit mûre". En d’autres
termes, des négociations bidon pour un accord bidon.
Aujourd’hui, ils disent qu’il n’y a aucune chance même pour
cela, ni en 2008, dans dans un avenir prévisible.
On ne peut échapper à la conclusion qui
s’impose : le gouvernement ne travaille pas pour la paix. Il ne
veut pas la paix. Et, de plus il n’existe aucune opposition
parlementaire efficace qui fasse pression pour la paix, ni
aucune pression de la part des médias.
Que signifie tout cela ? Qu’il n’y a pas de
programme ? Non, cela signifie que derrière le programme fictif,
celui qui apparaît dans les médias, se cache un autre programme
qui ne se voit pas.
LE PROGRAMME caché s’oppose à la paix.
Pourquoi ?
L’opinion courante est que le gouvernement ne
recherche pas la paix parce qu’il a peur des colons et de ceux
qui les soutiennent. La paix dont on parle – la paix de deux
Etats pour deux peuples – exige le démantèlement de dizaines de
colonies, y compris celles qui abritent la direction politique
et idéologique de l’ensemble du mouvement. Cela signifierait une
déclaration de guerre aux 250.000 colons, sauf ceux qui
quitteraient volontairement les colonies contre une compensation
confortable. L’argument commun est que le gouvernement est trop
faible pour une telle confrontation.
Selon la formule à la mode, "les deux
gouvernements, l’israélien et le palestinien, sont trop faibles
pour faire la paix. Tout doit être reporté jusqu’à ce qu’une
direction forte émerge de part et d’autre." Certaines personnes
ajoutent à cela l’administration Bush – un président en fin de
mandat ne peut pas imposer la paix.
Mais les colonies ne sont qu’un symptôme, pas
le coeur du problème. Autrement, pourquoi le gouvernement ne les
gèlent-il pas, au moins, comme il le promet souvent ? Si les
colonies sont le principal obstacle à la paix, pourquoi
continue-t-il de les développer encore et pourquoi de nouvelles
colonies sont-elles construites sous couvert de nouveaux
"quartiers" de colonies existantes" ?
Il est clair que les colonies, elles aussi,
ne sont en réalité qu’un prétexte. Quelque chose de plus profond
pousse le gouvernement – et tout le système politique – à
rejeter la paix.
C’est le programme caché.
QUEL EST le cœur de la paix ? Une frontière.
Quand deux peuples voisins font la paix, ils fixent avant toute
autre chose, la frontière entre eux.
Et c’est ce que précisément ce à quoi
l’establishment israélien s’oppose, parce que cela est contraire
à la philosophie de base de l’entreprise sioniste.
Certes, à différentes époques, le mouvement
sioniste a tracé des cartes. Après la Première guerre mondiale,
il a soumis à la conférence de paix la carte d’un Etat juif
s’étendant du fleuve Litani au Liban jusqu’à El-Arish dans le
désert du Sinaï. La carte de Vladimir Ze’ev Jabotinsky, qui est
devenue l’emblème de l’Irgoun, copiait les frontières du mandat
britannique originel des deux côtés du Jourdain. Israël Eldad,
un des dirigeants du groupe Stern, a distribué pendant de
nombreuses années une carte de l’empire israélien qui allait de
la Méditerranée à l’Euphrate et comprenait toute la Jordanie et
le Liban, avec de grande parties de la Syrie et de l’Egypte. Son
fils, le député d’extrême droite, Arieh Eldad, n’a pas abandonné
cette carte. Et, après la guerre des Six-Jours, la carte
préférée de la droite, couvrait toutes les conquêtes, y compris
les hauteurs du Golan et toute la péninsule du Sinaï.
Mais toutes ces cartes n’étaient que des
jeux. La véritable conception sioniste ne reconnaît aucune
carte. C’est la conception d’un Etat sans frontières – un Etat
qui s’agrandit sans cesse selon son pouvoir démographique,
militaire et politique. La stratégie sioniste ressemble aux eaux
d’un fleuve coulant vers la mer. Le fleuve serpente à travers le
paysage, contourne les obstacles, tourne à gauche et à droite,
coulant parfois en surface, parfois sous terre, et sur sa route
s’enrichit de l’eau de nombreuses sources. A la fin il arrive à
destination.
Voilà le programme réel, inchangé, caché,
conscient et inconscient. Il n’a pas besoin de décisions, de
formulations ou de cartes, car il est inscrit dans les gènes du
mouvement. Ceci explique, entre autres choses, le phénomène
décrit dans le rapport de la procureure générale, Talia Sasson,
sur les colonies : que tous les organes de l’establishment, du
gouvernements et de l’armée, sans aucune coordination officielle
mais avec une coopération miraculeusement efficace, ont fait en
sorte d’installer les colonies "illégales". Les milliers de
fonctionnaires et d’officiers qui, pendant des décennies, ont
travaillé à cette entreprise, savaient exactement quoi faire,
même sans recevoir la moindre instruction.
C’est la raison du refus de David Ben Gourion
d’inclure dans la Déclaration d’indépendance de l’Etat d’Israël
la moindre mention de frontières. Pas une minute, il n’a pas eu
l’intention de se contenter des frontières fixées par la
résolution de l’Assemblée générale des Nations unies du 29
novembre 1947. Tous ses successeurs ont eu la même approche.
Même les accords d’Oslo délimitent des "zones" mais ne fixent
pas de frontières. Le Président Bush a accepté cette démarche
quand il a proposé "un Etat palestinien avec des frontières
provisoires" – une nouveauté en droit international.
De ce point de vue aussi, Israël ressemble
aux Etats-Unis, qui furent fondés le long de la côte orientale
et ne se sont pas arrêtés tant qu’il n’ont pas atteint la côte
occidentale, de l’autre côté du continent. Le courant incessant
d’immigration de masse venant de l’Europe a coulé vers l’ouest,
brisant toutes les frontières et violant tous les accords,
exterminant les indigènes américains, déclenchant une guerre
contre le Mexique, conquérant le Texas, envahissant l’Amérique
centrale et Cuba. Le slogan qui a fait agir ces colons et a
justifié toutes leurs actions fut inventé en 1845 par John
O’Sullivan : "Destinée manifeste".
La version israélienne
de la "destinée manifeste" est le slogan de Moshe Dayan "Nous
sommes marqués par le destin". Dayan, représentant typique de la
seconde génération, a prononcé deux discours importants dans sa
vie. Le premier et le plus connu fut prononcé en 1956 sur la
tombe de Roy Rutenberg de Nahal Oz, kibboutz en face de Gaza :
"Devant leurs yeux
mêmes (des Palestiniens de Gaza) nous avons fait de la terre et
des villages dans lesquels eux et leurs ancêtres avaient vécu
notre patrie ... C’est le destin de notre génération, le choix
de notre vie – être préparés et armés, forts et résistants – ou
sinon, l’épée glissera de nos mains et il sera mis fin à notre
vie."
Il ne voulait pas parler uniquement de sa
propre génération. Le second discours, moins connu, est plus
important. Il fut prononcé en août 1968, après l’occupation des
hauteurs du Golan, devant un rassemblement de jeunes
kibboutzniks. Quand je l’ai interrogé sur ce discours à la
Knesset, il a fait insérer l’ensemble du discours dans le
compte-rendu de la Knesset, procédure totalement inhabituelle
dans notre parlement.
Voici ce qu’il a dit à
la jeunesse : "Nous
sommes destinés à vivre dans un état de lutte permanente contre
les Arabes... Pour les cent ans du retour à Sion nous
travaillons à deux choses : la construction du pays et la
construction du peuple... C’est un processus d’expansion – plus
de juifs, et plus de colonies... C’est un processus qui n’est
pas terminé. Nous sommes nés ici et y avons trouvé nos parents
qui étaient venus ici avant nous... Vous n’avez pas pour devoir
d’arriver au résultat final. Votre tâche à vous est d’apporter
votre pierre... pour étendre les colonies au mieux de vos
capacités, pendant toute votre vie... (and) non de dire : c’est
la fin, terminus, nous avons fini."
Dayan, qui était très
versé dans les textes anciens, avait probablement en tête la
phrase du chapitre des Pères (une partie de la
Mishnah,
qui fut terminée il y a 1.800 ans et a formé la base du
Talmud) : "Ce n’est
pas à vous de finir le travail, et vous n’êtes pas libre de
l’arrêter."
C’est cela le programme caché. Nous devons le
faire remonter des profondeurs de notre inconscient jusqu’au
domaine de la conscience afin de pouvoir y faire face, laisser
voir le terrible danger qu’il recèle, danger d’une guerre
éternelle qui peut, avec le temps, conduire cet Etat au
désastre.
A l’approche du soixantième anniversaire de
l’Etat, nous devons tirer un trait sur ce chapitre de notre
histoire, exorciser le démon et dire clairement : oui, nous
avons terminé le chapitre de l’expansion et de la colonisation.
Ceci nous permettra de changer le cours du
fleuve. De mettre un point final à l’occupation. De démanteler
les colonies. De faire la paix. D’effectuer une réconciliation
avec les peuples voisins. De transformer Israël en un Etat
pacifique, démocratique, laïque et libéral, qui peut consacrer
toutes ses ressources à la création d’une société florissante et
moderne.
Et avant tout : se mettre d’accord sur une
frontière.
[1]
Au XIXe siècle, les Américains estimaient que les Etats-Unis
avaient pour "destinée manifeste", voulue par Dieu, d’étendre
leur territoire et leur influence à travers le continent
nord-américain. Ce principe a servi à justifier l’avance des
colons vers le Mexique ainsi que la guerre hispano américaine de
1898 à l’issue de laquelle les Etats-Unis ont annexé Porto-Rico
et les Philippines. Rarement évoqué aujourd’hui, ce sentiment
demeure sous-jacent chez beaucoup d’Américains qui trouvent
naturelle la suprématie de leur pays en Amérique et sur le
pourtour de l’océan Pacifique. ndt – Dictionnaire français
anglais, anglais-français – Robert et Collins octobre 2005.
Article publié, en hébreu et en anglais, le
11 avril 2007, sur le site de Gush Shalom. Traduit de l’anglais
"Manifest Destiny ?" pour l’AFPS : SW.
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