Gush Shalom
Le gâteau de Baker
Uri Avnery
Dans son
style sec et incisif, Baker dit que les Etats-Unis ne peuvent pas
gagner en Irak. De façon explicite, il a dit aux Américains :
sortons de là avant que le dernier soldat américain grimpe dans
le dernier hélicoptère du toit d’une ambassade américaine,
comme au Vietnam.
PERSONNE n’aime admettre son erreur. Moi non
plus. Mais honnêtement je n’ai pas le choix.
Quelques jours après l’effondrement des Tours
jumelles le 11 septembre 2001, il se trouve que j’ai fait une
tournée de conférences aux USA.
Mon message était optimiste. J’espérais que
quelque chose de bon sortirait de la tragédie. Mon raisonnement
était que l’atrocité de l’attentat avait montré
l’intensité de la haine contre les USA qui était en train de
se répandre dans le monde, particulièrement dans le monde
musulman. Il aurait été logique non seulement de combattre les
moustiques mais aussi d’asséchez le marais. Puisque le conflit
israélo-palestinien était un des terreaux de cette haine - sinon
le principal - les Etats-Unis s’efforceraient de parvenir à la
paix entre les deux peuples.
C’était ce à quoi la froide logique pouvait
conduire. Mais ce n’est pas ce qui est arrivé. Ce qui est arrivé
a été exactement le contraire.
La politique américaine n’a pas été guidée
par la froide logique. Au lieu d’assécher un marais, les
Etats-Unis en ont créé un second. Au lieu de pousser les Israéliens
et les Palestiniens vers la paix, ils ont envahi l’Irak. Non
seulement la haine contre les Etats-Unis n’a pas chuté, mais
elle s’est encore intensifiée. J’espérais que ce danger
l’emporterait sur les intérêts pétroliers et sur le désir
d’installer une garnison américaine au centre du Moyen-Orient
Ainsi j’ai commis moi-même l’erreur contre
laquelle j’avais maintes fois mis en garde les autres :
supposer que ce qui est logique arrivera effectivement. Une
personne rationnelle ne devrait pas ignorer l’irrationnel en
politique. En d’autres termes, il est irrationnel d’exclure
l’irrationnel.
George W. Bush est une personne irrationnelle,
peut-être la personnification même de l’irrationnalité. Au
lieu de tirer la conclusion logique de ce qui était arrivé et
d’agir en conséquence, il a pris l’orientation exactement
opposée. Ainsi donc il n’a fait qu’insister sur « garder
le cap ».
Et voilà qu’arrive James Baker.
PUISQUE je suis déjà dans les confessions, je
dois reconnaître que j’aime bien James Baker.
Je sais que cela choquera certains de mes amis.
« Baker ?! » s’exclameront-ils, « Le
conseiller de la famille Bush ? L’homme qui a aidé George
W. à voler les élections en 2000 ? L’homme de droite ? »
Oui, oui, ce Baker là. Je l’aime bien pour sa
froide logique, sa franchise et son style sobre, son habitude de
dire ce qu’il pense sans fioritures, son courage. Je préfère
ce style à l’hypocrisie moralisatrice des autres leaders, qui
essaient de cacher leurs véritables intentions. Je serais heureux
un jour d’échanger Olmert contre Baker, et de rendre sa liberté
à Amir Peretz.
Mais c’est une question de goût. Le plus
important, c’ est qu’au cours des 40 dernières années, James
Baker a été le seul leader américain qui a eu le cran de
s’opposer et d’agir contre la maladie maligne d’Israël :
les colonies. Quand il était secrétaire d’Etat, il a tout
simplement informé le gouvernement israélien qu’il déduirait
les sommes dépensées pour les colonies de l’argent qu’Israël
recevait des Etats-Unis. Il a menacé et bien mis sa menace à exécution.
Baker a ensuite affronté le lobby « pro-israélien »
aux Etats-Unis, à la fois juif et chrétien. Un tel courage est
rare aux Etats-Unis, comme il est rare en Israël.
CETTE SEMAINE le groupe d’étude sur l’Irak,
dirigé par Baker, a publié son rapport.
Celui-ci confirme toutes les sombres prévisions
annoncées par beaucoup à travers le monde - y compris moi-même
- quand Bush & Co ont lancé la sanglante aventure irakienne.
Dans son style sec et incisif, Baker dit que les Etats-Unis ne
peuvent pas gagner là-bas. De façon explicite, il a dit aux Américains :
sortons de là avant que le dernier soldat américain grimpe dans
le dernier hélicoptère du toit d’une ambassade américaine,
comme au Vietnam.
Baker prône la fin de l’approche de Bush et
propose une stratégie nouvelle et personnelle. En fait, c’est
une façon élégante de sortir l’Amérique d’Irak, sans
donner l’impression d’une déroute complète. Principales
propositions : un dialogue américain avec l’Iran et la
Syrie, une conférence internationale, le retrait des brigades de
combat américaines, en ne laissant que les instructeurs. Le comité
qu’il a dirigé était composé à parts égales de républicains
et de démocrates.
POUR LES ISRAELIENS, la partie la plus intéressante
du rapport est, évidemment, la seule que nous concerne
directement. Elle m’intéresse tout particulièrement - comment
en serait-il autrement ? - parce qu’elle dit, presque mot
pour mot, les choses que j’ai dites juste après le 11
septembre, tant dans mes articles en Israël que dans mes conférences
aux Etats-Unis.
Certes, Baker les dit quatre ans après. Pendant
ces quatre années, des milliers de soldats américains et des
dizaines de milliers de civils irakiens sont morts pour rien.
Mais, pour utiliser encore une image, quand un bateau géant comme
les Etats-Unis fait demi-tour, il doit faire une grand cercle et
cela prend beaucoup de temps. Nous, dans le petit hors-bord appelé
Israël, aurions pu aller beaucoup plus vite - si nous avions eu
le bon sens de le faire.
Baker dit simplement : pour arrêter la
guerre en Irak et entamer une réconciliation avec le monde arabe,
les Etats-Unis doivent œuvrer pour la fin du conflit israélo-palestinien.
Il ne dit pas explicitement que la paix doit être imposée à
Israël, mais c’ est la conclusion évidente qu’on peut en
tirer.
Selon ses propres termes : « Les
Etats-Unis ne peuvent atteindre leurs objectifs au Moyen-Orient
que s’ils règlent directement le conflit israélo-arabe. »
Son comité propose le démarrage immédiat de négociations
entre Israël et le « Président Mahmoud Abbas », afin
de réaliser la solution des deux Etats. Les « négociations
viables » doivent viser les « problèmes clés du
statut final : les frontières, les colonies, Jérusalem, le
droit au retour, et la fin du conflit. »
L’utilisation du titre de « Président »
pour Abou Mazen et, surtout, l’utilisation du terme « droit
au retour » a alarmé l’ensemble de la classe politique en
Israël. Même dans l’accord d’Oslo, la section traitant des
problèmes du « statut final » ne mentionne que les
« réfugiés ». Baker, selon son habitude, a appelé
un chat un chat.
En même temps, il propose une approche du bâton
et de la carotte pour parvenir à la paix entre Israël et la
Syrie. Les Etats-Unis ont besoin de cette paix pour amener la
Syrie dans leur camp. Le bâton, du point de vue israélien,
serait de rendre les hauteurs du Golan. La carotte serait le
stationnement de soldats américains sur la frontière pour que la
sécurité d’Israël soit garantie par les Etats-Unis. En
contrepartie, il exige que la Syrie cesse, notamment, d’aider le
Hezbollah.
Après la première guerre du Golfe, Baker - le même
Baker - appela toutes les parties au conflit à venir à une conférence
internationale à Madrid. Pour cela, il prit par le bras le
Premier ministre d’alors Itzhak Shamir dont toute la philosophie
se résumait en deux lettres et une exclamation : « No »
et dont le slogan était : « les Arabes sont les
Arabes, et la mer est la mer » - qui fait allusion à la
conviction israélienne populaire que les Arabes veulent tous
jeter Israël à la mer.
Baker traîna à Madrid un Shamir qui freinait des
quatre fers, et s’assura qu’il ne s’échapperait pas. Shamir
fut contraint de s’asseoir à la même table que les représentants
du peuple palestinien, qui n’avaient jamais été autorisés à
assister à une conférence internationale auparavant. La conférence
elle-même n’eut pas de résultats tangibles mais il est
incontestable qu’elle constitua un pas décisif dans le
processus qui conduisit aux accords d’Oslo, et à ce qui était
encore plus difficile : la reconnaissance mutuelle de l’Etat
d’Israël et du peuple palestinien.
Aujourd’hui Baker suggère quelque chose de
semblable. Il propose une conférence internationale et cite
Madrid comme modèle. La conclusion est claire.
CEPENDANT, ce baker [boulanger
en anglais ndt] offre un moule pour le gâteau. La question est de
savoir si Bush va utiliser le moule pour faire le gâteau.
Depuis 1967 et le début de l’occupation,
plusieurs secrétaires d’Etat américains ont présenté des
plans pour en finir avec le conflit israélo-palestinien. Tous ces
plans ont subi le même sort : ils ont été déchirés et
jetés à la poubelle.
La même suite d’événements a été répétée
de multiples fois : A Jérusalem, c’est l’hystérie. Le
ministère des Affaires étrangères se cabre et jure de faire échouer
le projet diabolique. Les médias condamnent unanimement le
scandaleux complot. Le secrétaire d’Etat du jour est cloué au
piloris comme antisémite. Le lobby israélien à Washington
mobilise pour la guerre totale.
Par exemple : le plan Rogers du premier secrétaire
d’Etat de Nixon, William Rogers. Au début des années 70, il
avait proposé un plan de paix détaillé, dont le point principal
était le retrait d’Israël sur les frontières de 1967. avec,
au plus, des modifications minimes.
Qu’est-il arrivé à ce plan ?
Face aux attaques des « amis d’Israël »
à Washington, Nixon l’a dénaturé, comme l’avaient fait tous
les Présidents depuis Dwight D. Eisenhower, homme de principe qui
n’avait pas besoin des voix juives. Aucun Président ne veut se
quereller avec le gouvernement d’Israël s’il veut être réélu,
ou - comme Bush aujourd’hui - s’il veut terminer son mandat
dignement et passer la présidence à un autre membre de son
parti. Tout sénateur et membre du Congrès qui prend une position
qui ne plait pas à l’ambassade d’Israël se fait hara-kiri à
la mode de Washington.
Le sort des plans de paix des secrétaires d’Etat
successifs confirme, à première vue, les thèses de deux
professeurs, John Mearsheimer et Stephen Walt, qui ont fait
sensation au début de l’année. Selon eux, quand il y a conflit
à Washington entre les intérêts nationaux des Etats-Unis et les
intérêts nationaux d’Israël, ce sont les intérêts israéliens
qui ont le dessus.
EST-CE QUE cela se passera encore cette fois-ci ?
Baker a présenté son plan à un moment où les
Etats-Unis font face au désastre en Irak. Le Président Bush est
en pleine faillite, son parti a perdu le contrôle du Congrès et
peut bientôt perdre la Maison Blanche. Les néo-conservateurs -
pour la plupart juifs et tous supporters de l’extrême droite
israélienne - qui contrôlaient la politique étrangère américaine,
sont remplacés l’un après l’autre, l’ambassadeur américain
aux Nations unies a été mis dehors. Donc, il est possible que
cette fois-ci le Président suive cet avis compétent.
Mais on peut en douter. Le Parti démocrate
n’est pas moins soumis au lobby « pro-israélien »
que le parti républicain, et peut-être même l’est-il
davantage. Le nouveau Congrès a vraiment été élu sous la bannière
de l’opposition à la poursuite de la guerre en Irak, mais ses
membres ne sont pas des candidats djihadistes au suicide. Ils dépendent
du lobby « pro-israélien ». Pour paraphraser Shamir :
« le plan est le plan, et la poubelle est la poubelle. »
A Jérusalem, la première réaction au rapport a
été le rejet total, exprimant ainsi la confiance absolue dans la
capacité du lobby de le tuer dans l’œuf. « Rien n’a
changé », a déclaré Olmert. « Il n’y a rien à
dire là dessus », a répondu immédiatement l’écho des
brigades de journalistes de la presse écrite et audiovisuelle.
« Nous ne pouvons pas parler avec eux tant que le terrorisme
continuera », a déclaré un célèbre expert à la télévision.
Cela semble vouloir dire : « On ne peut pas discuter de
la fin de la guerre tant que l’ennemi tire sur nos troupes. »
Sur les thèses Mearsheimer-Walt j’ai écrit que
« le chien remue la queue et la queue remue le chien. »
Il sera intéressant de voir qui remuera qui cette fois-ci :
le chien sa queue, ou la queue son chien.
Article publié le 10 décembre, en hébreu et
en anglais, sur le site de Gush Shalom - Traduit de l’anglais
« The Baker’s Cake » : SW
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