UN JOUR, dans un déplacement en taxi, j’ai eu
une discussion avec le chauffeur - une profession qui, en Israël,
passe pour avoir des idées d’extrême droite. J’ai essayé
en vain de le convaincre de la nécessité de la paix avec les
Arabes. Dans notre pays, qui n’a jamais connu un seul jour de
paix au cours des cent dernières années, la paix ressemble à
quelque chose comme de la science fiction
Soudain, j’ai eu une inspiration. « Quand
nous aurons la paix », lui ai-je dit, « vous pourrez
prendre votre taxi le matin et aller à Damas, y déjeuner
d’un authentique houmous, et rentrer chez vous dans la soirée. »
Il a sauté sur cette idée. « Ouah »,
s’est-il exclamé, « si cela arrive, je vous prendrai
avec moi gratuitement ! »
« Et moi je vous inviterai à déjeuner »,
ai-je répondu.
Il a continué à rêver. « Si je pouvais
aller à Damas avec ma voiture, je pourrais continuer jusqu’à
Paris ! »
BACHAR EL-ASSAD a réussi encore une fois à
confondre le gouvernement israélien.
Tant qu’il profère son habituelle menace de
libérer les hauteurs du Golan par la force, personne ne s’en
soucie. Après tout, cela ne fait que confirmer ce que beaucoup
de gens veulent entendre : qu’il n’y a pas moyen
d’avoir la paix avec la Syrie, que, tôt ou tard, nous aurons
une guerre avec elle.
Pourquoi veut-on la guerre avec la Syrie ?
C’est simple : la paix avec la Syrie signifierait rendre
les hauteurs du Golan (territoire syrien par définition). Sans
la paix, il n’y a pas besoin de les rendre.
Mais quand Bachar commence à parler de paix,
cela nous pose un problème. C’est un complot qui peut, Dieu
nous en garde, créer une situation qui nous obligerait à
rendre le territoire.
Donc, nous ne devrions même pas en parler.
Cette nouvelle doit être reléguée dans un coin des journaux
et à la fin des émissions d’information à la TV, tout comme
n’importe quel discours d’el-Assad. Le gouvernement la
laisse « à la porte », en ajoutant qu’on ne peut
même pas en discuter jusqu’à...
Jusqu’à quand ? Jusqu’à ce qu’il
cesse de soutenir le Hezbollah. Jusqu’à ce que la Syrie
expulse les représentants du Hamas et des autres organisations
palestiniennes. Jusqu’à ce qu’il y ait un changement de régime
en Syrie. Jusqu’à ce qu’une démocratie de style occidental
y soit établie. En bref, jusqu’à ce qu’il devienne membre
de l’organisation sioniste.
LES RELATIONS entre Israël et la Syrie ont une
histoire écrite d’au moins 2.859 ans. En l’an 853 avant Jésus-Christ,
Israël est mentionné - pour la première fois semble-t-il -
dans un document authentique autre que la Bible. Douze monarques
de la région, conduits par les rois de Damas et d’Israël, se
sont unis contre la menace grandissante de l’Assyrie. La
bataille décisive eut lieu à Karkar (dans le nord de la Syrie
actuelle). D’après un document assyrien, 20.000 soldats et
1.200 chars de Damas ont combattu aux côtés de 10.000 soldats
et 2.000 chars de Achab, roi d’Israël. On ne sait pas bien
qui a gagné.
Mais ce fut une alliance temporaire. La plupart
du temps, Israël et Aram-Damas ont combattu l’un contre
l’autre pour la suprématie régionale. Achab est mort en héros
dans une de ces guerres contre Aram, juste deux ans après la
bataille contre les Assyriens.
A l’époque moderne, les Syriens (quoique
encore sous administration coloniale française) se sont
farouchement opposés à l’entreprise sioniste dès le tout début.
Mais ils se sont également opposés au mouvement national
palestinien. Cela est enraciné dans l’histoire : en
arabe, le nom al-Sham (« le Nord »), comme on
appelle la Syrie, comprend l’ensemble du territoire entre l’Egypte
et la Turquie. Donc, dans la conscience arabe, non seulement le
Liban, mais la Jordanie, la Palestine et Israël font réellement
partie de la Syrie.
Quand Yasser Arafat a créé le mouvement
national palestinien indépendant à la fin des années 50, les
Syriens ont demandé d’être reconnus comme les protecteurs du
peuple palestinien. Quand Arafat a refusé, les Syriens ont jeté
toute la direction palestinienne en prison. (Seule l’épouse
de Abou Jihad, Intissar al-Wazir, est restée en liberté et
elle a pris le commandement des combattants du Fatah - devenant
ainsi la première femme des temps modernes à commander une
force combattante arabe.)
Tout naturellement, tous les ennemis d’Arafat
ont trouvé refuge à Damas, et c’est l’origine de la présence
dans cette ville de certains dirigeants du Hamas et d’autres
organisations. Ils étaient plus une menace pour l’OLP que
pour Israël.
DANS LA GUERRE de 1948, l’armée syrienne a été
la seule armée arabe invaincue. Elle a continué à occuper des
territoires israéliens. Le long de la frontière, de nombreux
incidents ont eu lieu (la plupart à l’initiative d’un
officier du nom d’Ariel Sharon). A la fin, l’armée israélienne
a occupé les hauteurs du Golan pendant la guerre des Six-Jours,
pour le déclanchement de laquelle la Syrie porte une certaine
responsabilité.
Depuis lors, toutes les relations entre Israël
et la Syrie se sont concentrées sur ce territoire occupé. Sa
restitution est un objectif syrien primordial. Israël y a
appliqué le droit israélien (qui, contrairement à ce que
l’on croit, représente moins que l’annexion). Hafez
al-Assad l’a reconquis lors de la guerre de 1973, mais à la
fin il a été repoussé vers Damas. Depuis lors, les Syriens
ont essayé de harceler Israël, la plupart du temps à travers
le Hezbollah.
A un certain moment, l’idée d’un « Front
oriental » - une attaque coordonnée par la Jordanie, la
Syrie et l’Irak - a donné des cauchemars à Israël. La prophétie
de Jérémie (I, 14), « Du Nord se déchaînera le malheur
sur tous les habitants du pays », a résonné dans les
salles du Haut commandement militaire. Depuis lors, nous avons
fait la paix avec la Jordanie, l’Irak a été réduit en
lambeaux par les Américains avec le soutien enthousiaste d’Israël
et de son lobby américain, mais les Syriens sont encore considérés
comme une menace, parce qu’ils sont alliés avec l’Iran et
en connexion avec le Hezbollah.
Vaut-il la peine pour Israël de vivre dans
cette situation pour garder les hauteurs du Golan ? Le bon
sens dit non. Si nous parvenons à un accord de paix avec la
Syrie, celui-ci entraînera automatiquement un accord avec le
Hezbollah aussi. Sans le consentement syrien, le Hezbollah ne
peut garder une force militaire efficace puisque pratiquement
toutes les armes du Hezbollah doivent venir de la Syrie ou
passer par la Syrie. Sans soutien syrien, le Hezbollah ne sera
plus qu’un simple parti libanais et cessera de constituer une
menace pour nous.
De surcroît, la Syrie est un pays totalement laïque.
Quand les Frères musulmans se sont rebellés contre Assad père,
il s’en est suivi un bain de sang pour eux. En même temps, la
grande majorité des Syriens sont sunnites. Quand la Syrie fera
la paix avec Israël, elle n’aura aucune raison de rester alliée
avec l’Iran chiite fanatique.
Alors pourquoi ne faisons-nous pas la paix avec
la Syrie ?
AUJOURD’HUI, il y a deux raisons :
l’une intérieure, l’autre de politique étrangère.
La raison intérieure est l’existence de
20.000 colons sur les hauteurs du Golan, qui sont beaucoup plus
populaires que les colons de Cisjordanie. Ce ne sont pas des
religieux fanatiques et leurs colonies ont été installées
sous les auspices du parti travailliste. Tous les gouvernements
israéliens ont eu peur d’y toucher.
C’est la vraie raison de l’échec de toutes
les tentatives de négociations avec la Syrie. Yitzhak Rabin y
pensait mais il a fait marche arrière. Il prétendait que nous
devions d’abord nous concentrer sur la solution du problème
palestinien. Ehoud Barak était presque parvenu à un accord
avec la Syrie, mais il a reculé au dernier moment. La seule
question qui restait ouverte était presque ridicule : les
Syriens devaient-ils atteindre les rives du lac de Tibériade
(situation existant avant la guerre des Six-Jours) ou rester à
une distance de quelques dizaines de mètres (selon la frontière
fixée entre les Britanniques qui administraient alors la
Palestine, et les Français qui administraient alors la Syrie) ?
En langage populaire, Assad trempera-t-il ses grands pieds dans
l’eau du lac ? Pour Assad père, c’était une question
d’honneur.
Cela vaut-il la peine de risquer la vie de
milliers d’Israéliens et de Syriens, qui peuvent mourir dans
une autre guerre ?
Tant qu’Israël n’aura pas un gouvernement
prêt à répondre à cette question et à affronter les colons,
il n’y aura pas d’accord avec la Syrie.
La deuxième raison pour rejeter la paix avec la
Syrie est liée aux Etats-Unis. La Syrie appartient à « l’axe
du mal » de George Bush. Le Président américain se moque
pas mal des intérêts à long terme d’Israël. Ce qui est
important pour lui est de parvenir à une quelconque victoire au
Moyen-Orient. La destruction du régime syrien (« une
victoire pour la démocratie ») compenserait pour lui le
fiasco irakien.
Aucun gouvernement israélien - et certainement
pas celui d’Olmert - n’oserait désobéir au Président américain.
Donc il va de soi que toutes les tentatives de paix d’Assad
seront « laissées à la porte ». Tsipi Livni qui,
la semaine dernière, a ouvert un nouveau front contre Olmert et
s’est présentée presque comme une pacifiste, s’oppose elle
aussi à l’engagement de négociations avec la Syrie.
CETTE AFFAIRE jette une certaine lumière sur
les relations complexes entre Israël et les Etats-Unis :
qui mène qui - est-ce le chien qui remue la queue ou la queue
qui remue le chien ?
Olmert dit qu’il doit ne pas tenir compte des
offres de paix d’Assad parce qu’on ne doit pas l’aider à
échapper à la colère de Bush. Restons un instant sur cette déclaration.
Un patriote israélien dirait bien sûr
exactement le contraire : si Assad est prêt à faire la
paix avec nous - même si ce n’est que par peur des Américains
- nous devrions sauter sur l’occasion et exploiter cette
situation pour parvenir enfin à la paix sur notre front nord.
La semaine dernière, Olmert a fait une déclaration
remarquable : « Tant que je serai Premier ministre,
nous n’abandonnerons pas le Golan de toute éternité ! »
Qu’est-ce que cela signifie ? Soit Olmert croit qu’il
sera au pouvoir aussi longtemps que Dieu, et qu’il dirigera éternellement
- soit, dans le monde mental d’Olmert, l’éternité dure
quatre ans au plus.
Quoi qu’il en soit, d’ici là, mon chauffeur
et moi devrons attendre pour notre déjeuner à Damas.
Article publié, en hébreu et en anglais, le 8 octobre 2006 sur
le site de Gush Shalom - Traduit de l’anglais « Lunch
in Damascus » : RM/SW