Gush Shalom
Bil'in
! Bil'in !
Uri Avnery
QUAND MES
amis sont en proie au désespoir, je leur montre un morceau de béton
peint que j'ai rapporté de Berlin.
C'est
l'un des restes du mur de Berlin que l'on vend dans cette ville.
Je
leur dis que j'ai l'intention, le moment venu, de demander le
droit de vendre des morceaux du Mur de séparation.
Quelquefois,
quand je donne une conférence devant un auditoire allemand, je
pose la question : "Combien d'entre vous croyaient, une
semaine avant la chute du mur, que celle-ci interviendrait de leur
vivant. ?" Personne n'a jamais levé la main.
Mais
le mur de Berlin est tombé. Cette semaine cela s'est aussi passé
ici – certes, seulement à un endroit, sur une petite section de
la barrière – quand la Cour suprême a décidé que le
gouvernement devait démanteler l'obstacle (qui à cet endroit
consiste en une clôture, avec fossés, routes de patrouilles et
fils de fer barbelés) et le réinstaller plus près de la Ligne
verte.
La
Bible nous commande : "Quand ton ennemi tombe, ne te réjouis
pas, et quand il s'effondre, que ton cœur n'exulte pas"
(Proverbes XXIV,17) [traduction empruntée à La Bible, Ancien
Testament, tome 1, Editions La Pleiade – ndt]. Ce commandement
est très difficile à observer.
L'ennemi,
dans ce cas, est l'"obstacle de séparation". Il est
difficile de ne pas se réjouir, même si c'est une joie limitée,
une joie conditionnelle, parce que nous avons gagné une bataille,
pas la guerre.
Premièrement,
une partie de la terre de Bil'in a été rendue, mais pas toute.
La nouvelle barrière restera loin de la Ligne verte. La longueur
de la section devant être démantelée est de moins de deux kilomètres.
Deuxièmement,
Bil'in est seulement un des nombreux villages dont la terre a été
volée au moyen du Mur.
Troisièmement,
le mur est seulement un des moyens de l'occupation, et
l'occupation devient pire chaque jour.
Quatrièmement,
dans beaucoup d'autres endroits, la Cour suprême a confirmé le
tracé de la barrière, même quand elle vole des terres
palestiniennes au moins autant qu'à Bilin.
Cinquièmement,
la décision de Bilin a aussi un aspect négatif : elle donne à
la Cour un alibi aux yeux du monde. Elle confère aux colons une légitimité
apparente dans beaucoup d'autres endroits. Il ne faut pas oublier
pour le moment que la Cour suprême est un des instruments de
l'occupation, même si quelquefois elle essaie de l'alléger.
Comme
pour souligner ce point, la Cour elle-même s'est empressée cette
semaine de rendre un autre jugement, donnant une autorisation rétroactive
à un autre quartier de colonie qui a été aussi construit sur la
terre de Bilin.
Cependant,
malgré tout : dans cette lutte désespérée, même une petite
victoire est une grande victoire. Particulièrement à Bilin.
CAR
BILIN est un symbole. En deux ans et demi, il est devenu une part
de notre vie.
Ici,
chaque vendredi, depuis 135 semaines sans exception, une
manifestation a lieu contre la barrière.
Qu'y
a t-il de si spécial à Bilin, un petit village perdu, dont le
nom n'était connu auparavant que de quelques étrangers, et
encore ?
La
lutte y est devenue un symbole en raison d'une combinaison
inhabituelle de caractéristiques :
(a)
DÉTERMINATION. Le courage des gens de Bilin. Dans d'autres
villages aussi, les manifestants ont montré du courage, mais ici
la persévérance acharnée force l'admiration. Semaine après
semaine, ils reviennent. Des militants ont été arrêtés encore
et encore, plus d'une fois blessés. Le village entier a souffert
du terrorisme des autorités d'occupation.
Plus
d'une fois, j'ai été remué à la vue de la résistance de ce
petit village. J'ai vu des jeeps blindées qui le prenaient
d'assaut, sirènes hurlant hystériquement, des policiers
lourdement armés qui sautaient de ces jeeps et lançant gaz et
grenades assourdissantes dans toutes les directions, des jeunes
garçons qui arrêtaient les jeeps de leur corps.
(b)
PARTENARIAT. Le partenariat triangulaire entre les habitants du
village, des militants de la paix israéliens et des représentants
de la solidarité internationale.
C'est
une sorte de partenariat qui ne s'est pas exprimé dans des
discours ronflants ou des rencontres stériles dans de luxueux hôtels
à l'étranger. Il s'est forgé sous les nuages de gaz lacrymogènes
suffocants, sous les jets des canons à eau, sous le feu des tirs
de grenades assourdissantes et des balles d'acier gainées de
caoutchouc, et dans des ambulances du Croissant rouge aussi bien
que dans des lieux de détention de l'armée. Il a donné
naissance à une camaraderie et une confiance mutuelles, au moment
même où celles-ci semblaient avoir été perdues pour toujours
dans notre pays.
Depuis
la mort de Yasser Arafat, la coopération entre mouvements de paix
palestiniens et israéliens a décliné sur plusieurs plans.
Beaucoup de Palestiniens ont désespéré des Israéliens, qui
n'ont pas réussi à obtenir le changement espéré, et beaucoup
de militants israéliens de la paix ont perdu espoir face à la réalité
palestinienne. Mais à Bilin, la coopération s’est épanouie.
Les
militants israéliens, conduits par les jeunes femmes et hommes résolus
des "Anarchistes contre le Mur", ont prouvé aux
Palestiniens qu'ils ont un partenaire israélien auquel ils
peuvent faire confiance, et les gens de Bilin ont prouvé à leurs
amis israéliens qu'ils ont des partenaires fiables et déterminés.
Je suis fier du rôle que Gush Shalom a joué dans cette bataille.
Maintenant,
la Cour a prouvé que de telles manifestations, que beaucoup
considéraient désespérées, peuvent cependant donner des
fruits.
(c)
NON-VIOLENCE. Toujours et partout. Mahatma Gandhi et Martin Luther
King auraient été fiers de tels disciples.
La
non-violence fut entièrement du côté des manifestants. Je peux
témoigner comme témoin oculaire : dans toutes les manifestations
auxquelles j'ai participé, je n'ai pas vu un seul exemple de
manifestant levant la main sur un soldat ou un policier. Quand, au
cours d'une de ces actions de protestation, des pierres ont été
lancées depuis les rangs des manifestants, des films vidéo ont démontré
de manière concluante qu'elles avaient été lancées par des
policiers en civil.
En
réalité, il y eut de la violence dans les manifestations.
Beaucoup de violence. Mais elle venait des soldats et des
policiers des frontières qui ne pouvaient pas supporter, je
suppose, la vue de Palestiniens et d'Israéliens agissant
ensemble.
Généralement,
les choses se déroulaient ainsi : les manifestants défilaient
ensemble du centre du village vers la clôture. A l’avant des
jeunes gens marchaient en portant sur eux ou brandissant des
symboles de non-violence. Une fois, ils étaient menottés l’un
à l’autre, une autre fois ils portaient de grands portraits de
Gandhi et de Martin Luther King, une autre fois, ils s'enfermaient
dans des cages – imagination et créativité se donnaient libre
cours. Quelquefois des personnalités connues marchaient en tête,
bras dessus bras dessous.
Près
de la clôture, un contingent important de soldats et de policiers
des frontières les attendaient, portant des boucliers et des
gilets pare-balle et armés de pistolets et de lance-grenades,
menottes et matraques accrochés à la ceinture. Les manifestants
ne s'arrêtaient pas mais avançaient vers la porte, tapant sur
elle, la secouant, en brandissant des drapeaux et en criant des
slogans. Les soldats ouvraient le feu avec des gaz et des grenades
assourdissantes et des balles recouvertes de caoutchouc. Quelques
manifestants s'asseyaient sur le sol, d'autres battaient en
retraite et revenaient et repartaient et revenaient, etc. Certains
étaient traînés de force, leur dos dénudés égratignés le
long de la route et des rochers, suffoquant sous les gaz. Des
arrestations étaient opérées. Des plaies étaient soignées.
Quand
la manifestation prenait fin et que les participants retournaient
vers le village, les garçons du coin commençaient à lancer des
pierres aux soldats, qui répondaient avec des balles de
caoutchouc. Des poursuites s’engageaient entre les oliviers, les
garçons agiles ayant généralement l'avantage.
Quelquefois,
les jets de pierres commençaient même plus tôt, quand les garçons
voyaient de loin la concentration de forces camouflées dans les
bosquets du village et les manifestants emmenés de force dans des
véhicules de l'armée. Mais, conformément à l'accord entre eux,
les protestataires n'ont jamais utilisé la violence, pas même
quand ils étaient traînés sur le sol pierreux ou étaient frappés
et battus alors qu'ils étaient au sol.
Cette
combinaison de détermination, de partenariat et de non-violence
est ce qui a transformé Bilin en un phare de la lutte contre
l'occupation.
L'AFFAIRE
de Bilin a une autre face, qui fut révélée dans toute son
horreur ces quelques dernières semaines.
La
Cour suprême a décidé que le tracé de la clôture dans ce
secteur n'était pas fondé sur des considérations de sécurité,
mais était conçu dans le but d’agrandir les colonies. Pour
nous, bien, sûr, ce n'était pas une découverte. Tous ceux qui y
sont allés, y compris des diplomates étrangers, l'ont vu de
leurs propres yeux : le tracé a été défini de telle sorte que
la terre de Bilin soit annexée de facto à Israël, pour
permettre la réalisation d'un énorme projet de construction de
maisons appelé "Matityahu East", extension de la
colonie Matityahu (et aussi Modiin Illit et Kiryat Sefer) qui est
déjà installée.
Dans
une seconde décision cette semaine, la Cour suprême, au nom d'un
prétendu "équilibre", a décidé que le complexe
d'habitations déjà réalisé à Matityahu, également sur les
terres de Bilin, peut rester là et être habité, en dépit du
fait que la même Cour l'avait antérieurement interdit.
Et
qui construit Matityahu ?
Il
y a quelques semaines, un énorme scandale a éclaté. Le coupable
est une entreprise de construction appelée Heftsiba. Elle a fait
faillite, entraînant avec elle les appartements que ses clients
avaient déjà payés. Beaucoup d'entre eux ont perdu toutes leurs
économies.
Le
propriétaire de la société s'est enfui et a été retrouvé en
Italie. Les dettes de l'entreprise approchent le milliard de
dollars. La police soupçonne le fuyard d'avoir volé d'immenses
sommes.
Et
devinez quoi : c'est la même société qui a construit le
quartier originel de Matityahu, et qui devait construire le
nouveau projet Matityahu sur les terres volées au moyen de la
"barrière de sécurité". Elle construisit aussi le
monstrueux complexe immobilier de Har Homa et d'autres quartiers
dans les territoires occupés.
Qui
peut maintenant contredire ce que nous disons depuis des années,
à savoir que les colonies sont un énorme business de milliards
de milliards de dollars, qui est entièrement basée sur des
propriétés volées ?
Tout
le monde connaît ce qui fait le noyau dur des colons, des
fanatiques nationalistes-messianiques, qui sont prêts à
expulser, tuer et voler, parce que leur Dieu leur a dit de le
faire. Mais, autour de ce noyau s'est agglutiné un grand groupe
de gangsters, d’opérateurs immobiliers, qui mènent leurs sales
et très lucratives affaires derrière l'écran du patriotisme.
Dans ce cas, le patriotisme est vraiment le refuge des crapules.
Talia
Sasson, avocate nommée à l'époque par le gouvernement pour
faire une enquête sur l'installation d'avant-postes de
colonisation "illégaux", a conclu que la plupart des
dirigeants des ministères et de l'armée avaient violé la loi et
coopéré secrètement avec les colons. On pourrait croire qu'ils
ont agi ainsi par sentiment patriotique. J'ai des doutes. J'ose
supposer qu'il doit y avoir des centaines de politiciens, de
fonctionnaires et d'officiers qui ont reçu de substantiels pots
de vin de la part d'hommes d'affaires qui encaissent des milliards
de leur transactions "patriotiques".
P.S.:
L'homme
qui a eu l'idée du Mur est Haïm Ramon, alors l'un des dirigeants
du parti travailliste. Ramon a commencé sa vie politique comme
une des "colombes" du parti (quand c'était populaire).
Plus tard, il est passé au parti Kadima (quand cela était
rentable).
Cette
semaine, Ramon a proposé de couper l'électricité qu'Israël
fournit à la bande de Gaza, en punition des tirs de fusées
Qassam sur Sderot. On doit rappeler que, depuis le début de
l'occupation, les gouvernements israéliens y ont empêché
l'installation de systèmes d'eau et d'électricité indépendants,
afin d'être sûrs que la bande serait complètement dépendante
d'Israël sur les questions de vie et de mort.
Maintenant
Ramon propose de couper cette source de vie, pour plonger Gaza
dans l'obscurité, couper l'électricité pour les hôpitaux et
les réfrigérateurs, comme punition collective – ce qui
constitue un crime de guerre. Son gouvernement a en principe
accepté la proposition.
Si
Bilin représente la lutte des Fils de la lumière, Ramon représente
sûrement – très littéralement – les fils des Ténèbres.
(Le
compte-rendu et les photos de la manifestation de la victoire qui
a eu lieu ce vendredi peuvent être consultés sur www.gush-shalom.org
)
Article
en anglais, "Bil'in ! Bil'in !", Gush Shalom, 8
septembre 2007
Traduit
de l'anglais 8 septembre 2007 pour l'AFPS : SW
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