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Counterpunch
Le
pouvoir du lobby pro israélien
Uri Avnery
4 octobre 2007 – www.counterpunch.org
Il y a des livres qui changent
la conscience des gens et change l'histoire. Certains racontent
une histoire, comme celui d'Harriet Beech Stowe 1851 «La
Case de l'Oncle Tom» qui a donné un vaste élan à la
campagne pour l'abolition de l'esclavage. D'autres prennent la
forme d'un traité de politique, comme «
Der Judenstaat » de Théodore Herzl, qui a donné
naissance au mouvement sioniste. Ou il peuvent être de nature
scientifique, comme «L'Origine
des Espèces » de Charles Darwin, qui a changé la façon
dont l'humanité se percevait. Et ce peut être aussi une satire
politique, qui peut secouer le monde comme «
1984 » de George Orwell ;
L'impact de ces livres a été amplifié avec le temps. Ils ont été
publiés juste au bon moment, alors qu'un public étendu était prêt
à absorber leur message.
Il se pourrait que le livre des deux professeurs, John Mearsheimer
et Stephen Walt, «The Israël
Lobby and US Foreign Policy « (Le Lobby israélien et la
politique étrangère américaine) soit l'un de ceux là.
C'est un rapport de recherche scientifique ardu, de 355 pages,
s'appuyant sur 106 autres pages contenant des milliers de référence
aux sources.
Ce n'est pas un livre belliqueux. Au contraire, son style est
restreint et factuel. Les auteurs font bien attention de ne pas évoquer
le moindre commentaire critique sur la légitimité du Lobby, et
effectivement se mettent en quatre pour exprimer leur soutien à
l'existence et la sécurité d'Israël. Ils laissent les faits
parler d'eux-mêmes. Avec le talent d'excellents maçons, ils
posent systématiquement brique sur brique, rangée sur rangée,
ne laissant aucun vide dans leur argumentation.
Ce mur ne peut être mis à bas par un argument raisonné.
Personne n'a essayé, et personne n'essaiera. Au lieu de cela, les
auteurs sont diffamés et accusés de motivations sombres. Si le
livre pouvait être totalement ignoré, cela aurait été fait –
comme cela est arrivé à d'autres livres qui ont été enterrés
vivants.
Il y a quelques années, est apparu en Russie un gros tome d'Aleksandr
Solzhenitsyn, le lauréat mondialement connu du Prix Nobel de littérature,
sur la Russie et ses juifs. Ce livre intitulé «
200 ans ensemble » a complètement été ignoré. De ce
que j'en sais il n'a été traduit dans aucune autre langue,
certainement pas en hébreu. J'ai demandé à plusieurs
intellectuels israéliens renommés, et aucun d'eux n'a jamais
entendu parler de ce livre. Il n'apparaît pas non plus sur la
liste d'Amazon.com, qui inclut tous les autres livres de l'auteur.
Les deux professeurs prennent le taureau par les cornes. Ils
traitent d'un sujet qui est absolument tabou aux US, un sujet que
personne de sensé n'oserait même mentionner : l'énorme
influence du Lobby Pro Israël sur la politique étrangère américaine.
D'une façon implacable et systématique, le livre analyse le
Lobby, le démantèle, décrit son «modus operandi « (mode opératoire),
découvre ses sources financières et met a nu ses relations avec
la Maison Blanche, les deux chambres du Congres, les dirigeants
des deux principaux partis et les dirigeants des médias.
Les auteurs ne mettent pas en question la légitimité du Lobby.
Au contraire, ils montrent que des centaines de lobbys de ce type
jouent un rôle essentiel dans le système démocratique américain.
Les lobbies des armes et des médias, par exemple, sont aussi des
forces politiques très puissantes. Mais le Lobby Pro Israël
s'est développé de façon disproportionnée. Il a un pouvoir
politique incomparable. Il peut réduire au silence toute critique
d'Israël au Congres et dans les médias, provoquer la disparition
politique de quiconque ose briser le tabou, empêcher toute action
qui ne se conforme pas avec la volonté du gouvernement israélien.
Dans sa deuxième partie, le livre montre comment le Lobby utilise
en pratique son immense pouvoir : comment il a empêché que soit
exercée une quelconque pression sur Israël pour la paix avec les
palestiniens, comment il a poussé les US à envahir l'Irak,
comment il pousse actuellement pour des guerres avec l'Iran et la
Syrie, comment il a soutenu la direction israélienne dans sa récente
guerre au Liban, et bloqué des appels pour un cessez le feu quand
elle ne le voulait pas.
Chacune de ces accusations s'appuie par de si nombreuses preuves
indéniables et citations de documents écrits (principalement de
sources israéliennes) qu'elles ne peuvent être ignorées.
La plupart de ses découvertes ne sont pas nouvelles en Israël
pour quelqu'un qui s'occupe de ce sujet.
Je pourrais moi-même ajouter un chapitre entier au livre, sur mon
expérience personnelle.
A la fin des années 50, j'ai visité les US pour la première
fois. Une importante radio de New York m'a invité pour une
interview. Plus tard, ils m'ont mis en garde : « vous pouvez
critiquer le président (Dwight D. Eisenhower) et le secrétaire
d'état (John Foster Dulles) comme bon vous semble, mais s'il vous
plaît ne critiquer pas les dirigeants israéliens ! ».
L'interview a été annulée au dernier moment, et l'ambassadeur
irakien a été invité à la place. Apparemment, la critique,
venant d'un arabe, était acceptable, mais absolument pas quand
elle venait d'un israélien.
En 1970, l'organisation américaine respectable «Fellowship
Réconciliation » m'a invité pour une tournée de conférences
de 30 universités, sous les auspices des rabbins d'Hillel. Quand
je suis arrivé à New York, j'ai été informé que 29 des conférences
avaient été annulées. Le seul rabbin qui n'avait pas annulé,
Balfour Brickner, m'a montré une note secrète de l'Anti
Diffamation Ligue qui interdisait mes conférences. Elle disait : «
bien que le membre de la Knesset (du parlement israélien ndlt)
Uri Avnery ne peut en aucune façon être considéré comme un traître,
son apparition en ce moment serait un facteur profond de division
». Finalement toutes les conférences ont eu lieu sous les
auspices de chapelains chrétiens.
Je me souviens tout spécialement d'une expérience déprimante à
Baltimore. Un bon juif, qui s'était porté volontaire pour
m'accueillir, en colère à cause de l'annulation de ma conférence
dans la ville, a insisté obstinément pour qu'elle ait lieu. Nous
avons arpenté toutes les rues des quartiers juifs – des kilomètres
de noms juifs - - et nous n'avons pas trouvé une seule salle où
le directeur accepterait la tenue d'une conférence par un membre
de la Knesset. A la fin, la conférence a effectivement eu lieu
dans le sous sol de l'immeuble où se trouvait l'appartement de
mon hôte - - et des fonctionnaires de la communauté juive sont
venus protester.
Cette année là, pendant le Septembre Noir, j'ai tenu une conférence
à Washington DC sous les auspices des Quakers. Cela semblait être
un vaste succès. Les journalistes sont venus directement d'une
conférence de presse donnée par Golda Meir et m'on submergé de
questions. Presque tous les médias importants étaient représentés
- - Chaînes de TV, radios, les principaux journaux. Apres que
l'heure se fut écoulée ils n'ont pas voulu me laisser partir et
m'ont gardé pour que je puisse encore parler une heure et demie.
Mais le jour suivant, pas un seul mot de tout cela n'est apparu
dans les medias. 31 ans après, en octobre 2001, j'ai tenu une
conférence de presse à Capitol Hill à Washington, et exactement
la même chose s'est produite : beaucoup de medias étaient présents,
ils m'ont retenu pendant une heure - - et pas un seul mot n'a été
publié.
En 1968, une maison d'édition américaine très respectée
(Macmillan) a sorti un de mes livres «
Israël sans sioniste » qui a été ensuite traduit dans 8
autres langues. Le livre décrivait le conflit israélo arabe
d'une manière toute différente et proposait l'établissement
d'un état palestinien à côté d'Israël - - une idée révolutionnaire
à l'époque. Aucune revue du livre n'a été publiée dans les médias.
J'ai vérifié dans l'un des plus importants magasins de livres de
New York et je n'ai pas trouvé le livre. Quand j'ai demandé au
vendeur, il l'a trouvé enterré sous une pile de livres et l'a
mis sur le dessus. Une demi heure plus tard il était de nouveau
dissimulé.
Le livre portait sur la solution «
Deux Etats pour Deux Peuples » bien avant que cela
devienne un consensus mondial, et avec ma proposition pour l'intégration
d'Israël dans la « Région Sémite
». C'est vrai que je suis un patriote israélien et que
j'ai été élu à la Knesset par des électeurs israéliens. Mais
j'ai critiqué le gouvernement israélien - - et cela suffisait.
Le livre par les deux professeurs qui critique le gouvernement
israélien sous un angle différent, ne peut plus être enterré.
Ce fait, en lui-même en dit long.
Le livre est basé sur un essai écrit par les deux et qui a été
publié l'année dernière dans un journal britannique, après
qu'aucune publication américaine n'ait osé le faire. Maintenant,
une maison d'édition respectée l'a publié - - une indication
que quelque chose bouge. La situation n'a pas changé, mais il
semble que c'est maintenant possible d'en parler.
Tout dépend du moment - - et apparemment le temps est mûr pour
un tel livre, qui choquera de nombreux gens biens en Amérique. Il
provoque actuellement un tollé.
Les deux professeurs sont biens sûr accusés d'antisémitisme de
racisme et de haine d'Israël. Quel Israël ? C'est le Lobby lui
–même qui hait une grande partie d'Israël. Ces dernières années,
il s'est déplacé encore plus à droite. Certains des groupes qui
le constituent - - tels que les néo cons qui ont poussé les US
à la guerre en Irak - - sont ouvertement lié au Likoud de droite
et spécialement à Benjamin Netanyahu. Les milliardaires qui
financent le lobby sont les mêmes personnes qui financent l'extrême
droite israélienne, et la plupart des colons.
Les petits groupes de juifs déterminés aux US qui soutiennent
les mouvements pour la paix en Israël sont implacablement persécutés.
Certains d'entre eux laissent tomber au bout de quelques années.
Des membres des groupes de pais israéliens qui sont envoyés aux
US sont boycottés et accusés d'être «
des juifs ayant la haine de soi ».
Les points de vue politiques des deux professeurs, brièvement
stipulés à la fin du livre, sont identiques à la position des
forces de paix israéliennes : la solution de deux états, fin de
l'occupation, des frontières sur la base de la ligne verte, et un
soutien international pour un règlement pacifique.
Si cela c'est de l'antisémitisme, alors nous sommes tous ici
antisémites. Et seulement les chrétiens sionistes - - ceux qui
demandent ouvertement le retour des juifs dans ce pays mais secrètement
prophétisent l'annihilation des juifs non convertis lors de la
deuxième venue du Christ - - sont les vrais amants de Sion.
Même si pas un seul mot négatif ne peut être murmuré aux US
sur le Lobby Pro Israël, c'est loin d'être une société secrète,
planifiant des complots tel que «
Le Protocole des Sages de Sion ». Au contraire, AIPAC, l'Anti
Defamation Ligue, la Federation Sioniste et les autres
organisations se vantent en vociférant de leurs actions et
affirment publiquement leurs incroyables succès.
C'est presque naturellement que les différentes composants du
Lobby mènent une compétition entre elles - - Qui a la plus
grande influence sur la Maison Blanche, Qui effraie le plus les sénateurs,
Qui contrôle le plus grand nombre de journalistes et
commentateurs,. Cette compétition est à l'origine d'une escalade
permanente - - parce que chaque succès de l'un des groupes
poussent les autres à redoubler d'efforts.
Ceci pourrait être très dangereux. Un ballon qui est gonflé
jusqu'à des dimensions monstrueuses peut un jour éclater à la
face des juifs américains (qui, entre parenthèses, selon les
sondages, sont contre de nombreuses positions adoptées par le
Lobby qui affirme parler en leur nom).
La majeure partie du public américain s'oppose maintenant à la
guerre en Irak et la considère comme un désastre. Cette majorité
ne lie pas encore la guerre avec les actions du Lobby Pro Israël.
Aucun journal et aucun politicien n'osent mentionner un tel lien -
- pour l'instant. Mais si ce tabou est brisé, le résultat
pourrait être très dangereux pour les juifs et pour Israël.
Sous la surface, beaucoup de colère s'accumule contre le Lobby.
Les candidats à la présidentielle, qui sont obligés de ramper
aux pieds du Lobby, les sénateurs, les élus du Congres, qui sont
devenus des esclaves du Lobby, les gens des médias, qui ont
interdiction d'écrire ce qu'ils pensent réellement - - tous ceux
là détestent secrètement le Lobby. Si cette colère explose
cela pourrait nous faire du mal à nous aussi.
Le Lobby est devenu un Golem. Et tout comme le Golem de la légende,
à la fin il amènera la catastrophe sur son créateur.
Si je peux me permettre une critique personnelle:
Quand l'article originel des deux professeurs a été publié,
j'ai argumenté en disant que «la
queue court après le chien et le chien court après sa queue ».
La queue bien sûr c'est Israël.
Les deux professeurs ont confirmé la première partie de l'équation,
mais ont repoussé la seconde. La thèse centrale du livre c'est
que la pression du Lobby pousse les US à agir contre ses propres
intérêts (et, à long terme, aussi contre les intérêts d'Israël).
Ils n'acceptent pas mon approche, citée dans le livre, qu'Israël
a agit au Liban comme « le
Rottweiler américain » (le Hezbollah étant le Doberman
de l'Iran).
Je suis d'accord sur le fait que les US agissent contre leurs
vrais intérêts (et ceux d'Israël)- - mais la direction américaine
ne le voit pas de cette façon. Bush et ses gens croient - - même
sans la pression du Lobby - - que ce serait avantageux pour les US
d'établir une présence militaire permanente au milieu de cette région
contenant de vastes réserves de pétrole. De mon point de vue,
cet acte contre productif était l'un des principaux objectifs de
la guerre à coté de celui d'éliminer l'un des ennemis les plus
dangereux d'Israël. Malheureusement le livre se penche peu sur ce
point.
Cela ne diminue en rien ma profonde admiration pour les qualités
intellectuelles, l'intégrité et le courage de Mearsheimer et
Walt, deux chevaliers qui, comme St George, se sont mis en route
avec entrain pour affronter l'effrayant dragon.
Uri Avnery est un écrivain israélien et activiste pour la paix
au sein de Gush Shalom. Il a aussi contribué au livre de
Counterpunch « the Politics of
Anti Semitism » ( L'utilisation en politique de l'antisémitisme)
Traduction Mireille Delamarre pour www.planetenonviolence.org
Note
Ce livre vient de sortir en français sous l'intitulé: «
Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine -
John J. Mearsheimer, Stephen M. Walt (Traduit de l'américain par
Nicolas Guilhot, Laure Manceau, Nadia Marzouki et Marc Saint-Upéry)
- La Découverte, Paris, 2007 - 504 p., 20 €
John J. Mearsheimer est professeur de sciences politiques
à l'université de Chicago et est l'auteur de «
The Tragedy of Great Power Politics ». Consulter le site
personnel de John J. Mearsheimer.
Stephen M. Walt est professeur de relations internationales
à la Kennedy School of Government d'Harvard. Son dernier livre
s'intitule : « Taming American
Power : The Global Response to US Primacy » (Traduction
française à paraître aux Éditions Demopolis en octobre 2007).
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