Gush Shalom
Dites-le
avec des fleurs
Uri Avnery
RÉJOUISSEZ-VOUS,
RÉJOUISSEZ-VOUS : le ministre des Affaires étrangères vient de
constituer une équipe spéciale pour traiter les "questions
centrales" de la paix avec les Palestiniens.
Oui,
vraiment. Pour préparer la rencontre d’Annapolis, le Premier
ministre a chargé le ministre des Affaires étrangères de négocier
avec l’Autorité palestinienne.
Vous
pourriez bien sûr demander : n’est-il pas normal que le
ministre des Affaires étrangères s’occupe de la politique étrangère
?
Eh
bien, c'est peut-être normal dans d’autres pays. En Israël,
cela ne l’est pas du tout.
DÉJÁ
DANS les premières années de l’État, le ministère des
Affaires étrangères était l’objet de plaisanteries. Un de mes
amis avait composé un petit couplet qui pourrait
approximativement se traduire par "Le ministère des Affaires
étrangères / est très important / Parce que sans lui / Que
feraient ses fonctionnaires ?"
L’État
a pris naissance dans la guerre. Ses héros étaient les chefs de
l’armée. L’architecte de l’État, David Ben-Gourion, a posé
les rails sur lesquels l’État a évolué jusqu’à ce jour.
Jusqu’au dernier jour où il a été aux affaires il était à
la fois Premier ministre et ministre de la Défense. Il n’a
jamais cherché à cacher son profond mépris pour le ministère
des Affaires étrangères.
Tous
les gens de cette génération partageaient ce mépris. Les vrais
hommes parlaient avec l’accent des sabras, s’engageaient dans
l’armée, devenaient général et prenaient du service au ministère
de la Défense. Les mauviettes, qui s’exprimaient avec un accent
anglo-saxon ou germanique, allaient au ministère des Affaires étrangères,
devenaient ambassadeurs et bureaucrates. Chacun pouvait voir la
différence.
Cela
trouva aussi à s’exprimer dans les relations entre les
personnes : Ben-Gourion mit à la torture le Premier ministre des
Affaires étrangères, Moshe Sharett, en qui il voyait un rival
potentiel. Et il est vrai que Sharett devint Premier ministre
lorsque Ben-Gourion décida en 1953 de se retirer provisoirement
à la colonie de Steh Boker dans le désert. Il paya cela au prix
fort : lorsque Ben-Gourion est revenu de son exil volontaire, il
écrasa Sharett et, lors de la préparation de la campagne du Sinaï
en 1956, il l’écarta purement et simplement.
Il
confia le ministère des Affaires étrangères à Golda Meir, mais
il la tint également à l’écart. La campagne du Sinaï et de
Suez fut préparée par le jeune Shimon Peres, directeur général
du ministère de la Défense et serviteur admiratif de Ben-Gourion.
Il aida à organiser la collusion des Français, des Britanniques
et des Israéliens pour attaquer l’Égypte. En remerciement de
notre empressement à soutenir les Français dans leur guerre
contre la révolte algérienne, ceux-ci nous ont fourni le réacteur
nucléaire de Dimona. Tout cela dans le dos du ministre des
Affaires étrangères.
Voilà
comment les choses se passaient au fil des années. Les questions
importantes en matière de relations étrangères étaient traitées
par les bureaux du Premier ministre et par le ministre des
Affaires étrangères, avec l’aide du Mossad. Nos ambassadeurs
dans le monde en étaient informés par les journaux.
Il
se peut que ce ne soit pas une façon de faire propre aux Israéliens.
De nos jours, les présidents et les premiers ministres mènent
leur propre politique étrangère. Des vols rapides, le téléphone
international et internet leur permettent de communiquer entre
eux. Dans presque tous les pays, les ministres des Affaires étrangères
sont en train de se transformer en employé(e)s de bureau de luxe.
Dans
notre pays, c’est particulièrement prononcé, en raison du rôle
central que joue l’armée dans notre vie nationale. Dans le jeu
de cartes israélien, un général pèse plus lourd que dix
ambassadeurs. Les jugements des services de renseignement de
l’armée et les rapports du Mossad surclassent tous les
documents du ministère des Affaires étrangères – si tant est
qu’il se trouve quelqu’un pour les lire.
JE
N’AI PAS PU m’empêcher de sourire quand j’ai lu que Tzipi
Livni avait décidé de constituer une équipe de paix.
Il
y a 51 ans, une semaine avant la campagne du Sinaï, j’avais
publié un article sous le titre “L’état-major blanc”qui
devint quelque chose comme mon vaisseau amiral. J’y disais que,
puisque notre État avait pour tâche principale de réaliser la
paix, on ne pouvait accepter qu’il n’y ait aucun organisme
professionnel chargé exclusivement de cette question. Je proposai
la création d’un ministère particulier de la paix. Je soutins
que le ministère des Affaires étrangères ne convenait pas pour
cette tâche, puisque sa fonction principale était de conduire la
lutte internationale contre le monde arabe.
Pour
populariser l’idée, je dis que, pour faire contrepoids à
l’“État-major kaki” chargé de préparer les opérations de
guerre, nous avions besoin d’un “État-major blanc” qui se
préparerait à exploiter les opportunités de paix. Tout comme
l’état-major de l’armée prépare des plans d’urgence pour
parer à toute éventualité militaire, l’état-major blanc préparerait
des plans en vue d’opérations de paix. Cet état-major
comprendrait des experts des affaires arabes, des diplomates, des
psychologues, des économistes, des spécialistes du renseignement
et ainsi de suite.
Dix
ans plus tard, j’ai reformulé cette proposition dans un
discours à la Knesset qui a figuré plus tard dans une anthologie
de discours importants. Je répétai ma remarque qu’au sein de
l’énorme appareil du gouvernement, avec ses dizaines de
milliers d’employés, il n’y avait même pas une douzaine de
fonctionnaires qui aient pour mission de travailler pour la paix.
Cela
faisait suite à un épisode plutôt amusant. Éric Rouleau,
l’un des journalistes français tout à fait remarquables pour
ce qui concerne le Moyen-Orient, avait organisé une rencontre
secrète entre moi et l’ambassadeur de Tunisie à Paris. C’était
après le discours historique prononcé à Jéricho par Habib
Bourguiba, le légendaire président de Tunisie, dans lequel, pour
la première fois, il appelait le monde arabe à faire la paix
avec Israël. Je demandai à l’ambassadeur d’encourager son président
à continuer dans cette voie. L’ambassadeur proposa un marché :
qu’Israël utilise son influence auprès de Paris pour inciter
les Français à améliorer leurs relations avec la Tunisie (à un
point bas à l’époque) et Bourguiba, en retour, renouvellerait
son appel.
Je
rentrai rapidement et organisai une rencontre d’urgence avec le
ministre des Affaires étrangères, Abba Eban. Il vint accompagné
de Mordechai Gazit, le chef de son département Moyen-Orient. Eban
écouta ce que j’avais à dire et répondit par quelques propos
évasifs. Après son départ, Gazit éclata de rire.
"Vous
n’avez pas idée de la façon dont on travaille ici, "
dit-il, "Si Eban avait pris cette affaire au sérieux et
demandé à ses services de préparer un rapport sur les relations
franco-tunisiennes, ceux-ci n’auraient trouvé personne pour
faire le boulot. Dans l’ensemble du ministère des Affaires étrangères
il y a peut-être une demi-douzaine de personnes qui s’occupent
des questions arabes."
RÉCEMMENT,
l’ancien secrétaire d’état, Henry Kissinger, a publié un
livre sur la profession de diplomate. Il y soutient que les grands
ministres des Affaires étrangères jouent un rôle historique
plus important que les rois et les chefs d’armées.
Je
ne suis pas au nombre des grands admirateurs de cet homme, qui a
mon âge et, comme moi, est né en Allemagne. Quelquefois je me
demande simplement ce qui serait arrivé si son père avait émigré
en Palestine et le mien en Amérique. Serais-je devenu un égotiste
et un criminel de guerre et lui un militant de la paix israélien
? Mais je suis tout à fait disposé à souscrire à la thèse
centrale du livre : qu’aucune politique étrangère sérieuse
n’est possible sans un objectif à long terme clair et cohérent.
La
ministre israélienne des Affaires étrangères n’a pas un tel
objectif. Elle pérore, fait des déclarations et des annonces,
mais on ne voit pas clairement vers où elle conduirait notre
politique étrangère, si toutefois il lui était permis de la
conduire. Après deux années dans le poste, son image politique
est bien pâle et floue.
Tantôt
elle essaie de déborder Olmert sur sa gauche, tantôt c’est sur
sa droite. Un jour elle parle de la nécessité de s’occuper des
"questions centrales", un autre jour elle dit que le
temps n’est pas mûr pour un règlement final. Elle a apporté
son soutien à la récente guerre du Liban, mais maintenant elle
la critique sévèrement. Après la publication du rapport
provisoire de la commission Winograd, elle a demandé la démission
d’Olmert, avec l’intention de prendre elle-même sa place,
mais après l’échec de cette petite tentative de putch, elle
est restée dans son gouvernement et elle continue de porter la
responsabilité de ses actions et de ses inactions.
Livni
déteste Olmert, et Olmert déteste Livni. Á la vérité, ils
viennent tous les deux "du même village" – Le père
d'Ehud et le père de Tzipi étaient l’un et l’autre des
membres importants de l’Irgoun. L’un et l’autre ont été élevés
dans le même climat politique de droite, l’un et l’autre se
sont abreuvés à la même source. Lorsque la mère de Livni est
morte il y a quelques semaines, ils se tenaient l’un près de
l’autre aux obsèques et chantaient l’hymne du Betar :
"Le silence ne vaut rien / Sacrifie ton sang et ton âme /
Pour la gloire cachée…" (Le Betar, qui existe toujours,
est le mouvement de jeunesse de droite qui a donné naissance à
l’Irgoun.)
L’antipathie
réciproque entre Ben-Gourion et Sharett, entre Rabin et Peres est
en train de se répéter actuellement. Ces relations ont une
influence majeure sur la politique, selon la fameuse formule de
Kissinger : "Israël n’a pas de politique étrangère, il a
seulement une politique intérieure." (Il me semble que
c’est vrai pour la plupart des démocraties, y compris les États-
Unis.) La politique étrangère d’Israël est déterminée par
des considérations intérieures : Olmert est décidé à survivre
à tout prix. Dans la mesure où son gouvernement comprend des éléments
d’extrême droite et même des fascistes, tout mouvement réel
en direction de la paix conduirait à sa dissolution.
SI
UN GOUVERNEMENT n’a pas d’objectif à long terme, comment mène-t-il
sa politique ? Kissinger ne semble pas donner de réponse à cette
question. Moi j’en ai une : Lorsqu’il n’y a pas d’objectif
conscient, c’est un objectif inconscient qui s’impose, un
objectif préexistant qui fournit une orientation de façon
automatique, par la force de l’inertie.
Le
code génétique du mouvement sioniste le conduit à lutter contre
le peuple palestinien pour la possession de la totalité de la
Palestine historique et l’extension de la colonisation juive de
la mer jusqu’au Jourdain. Tant qu’il n’est pas supplanté
par une décision nationale d’adoption d’un autre objectif –
une décision claire, publique et à long terme – les choses
continueront à suivre le même cours.
Aucune
résolution de ce genre n’a été ni préparée ni adoptée. Les
ministres parlent d’autres possibilités, bavardent à propos de
la “solution à deux États”, agitent des slogans, font des déclarations
et publient des communiqués, mais, sur le terrain, la vieille
politique se poursuit, inchangée, comme si rien ne s’était
produit.
Si
une autre décision avait été adoptée, le changement aurait été
d’une portée considérable – depuis le "langage du
corps" du gouvernement jusqu’au ton de sa voix. Pour le
moment, la tonalité de la musique est encore celle de l’hymne
du Betar.
Y
a-t-il quelque signe de l’intention d’Olmert de ne faire aucun
pas sérieux vers la paix ? Á l’évidence oui. Il s’agit de
sa décision de confier à Tzipi Livni le soin d’assurer les
contacts avec les Palestiniens.
Si
Olmert veut accomplir une percée historique, il fera en sorte
d'en retirer tout le crédit pour lui-même. S’il en confie le
soin à sa rivale, cela signifie qu'il n'y a aucune chance.
LA
SEMAINE DERNIÈRE, le gouvernement néerlandais a pris contact
avec le ministère des Affaires étrangères pour lui demander de
donner la possibilité aux producteurs de fleurs de la bande de
Gaza d’exporter leurs productions vers la terre des tulipes.
Tzipi
Livni, vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères,
était dans l’incapacité de satisfaire cette modeste demande.
L’armée l’interdisait.
Contrairement
à l’expression bien connue, ils ne croient pas en la méthode
de le dire avec des fleurs.
Article
original en anglais, "Say
it with Flowers", Gush Shalom, 3 novembre 2007
Traduit
de l'anglais : FL
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