Bruxelles, le 3 novembre 2009
Le discours dominant stigmatise
le voile « islamique » comme signe religieux portant atteinte au
pacte laïque, refus communautaire d’intégration, ou encore
soumission au pouvoir masculin. Cependant la recherche effectué
sur le terrain par la sociologue Tülay Umay fait apparaître une
toute autre signification du choix de ce vêtement. Il affirme
une identité féminine personnelle et appelle les hommes à la
révolte.
Les jeunes filles d’origine immigrée qui portent le voile
sont de plus en plus nombreuses. Les différentes mesures prises,
pour interdire ou limiter cette pratique, ne font qu’accélérer
le phénomène. Cela est aussi vrai en Belgique qu’en France. Dès
le départ, même lorsqu’il était socialement insignifiant, le
voile était désigné comme une menace pour notre société. Il
serait le cheval de Troie de l’intégrisme musulman. Il serait un
symbole de la soumission de la femme [1].
Il s’agit là d’un discours qui se substitue à la parole des
femmes elles-mêmes. On estime d’ailleurs qu’il n’est pas
nécessaire qu’elles parlent. Elles n’auraient rien à dire de
spécifique. Elles ne seraient que de simples femmes porteuses de
valeurs qui ne leur appartiennent pas, de valeurs qui seraient
celles des hommes de leur communauté. Le port du foulard leur
serait imposé. Il serait le produit d’une domination directe ou
résulterait de l’intériorisation de ce rapport par la victime.
Il serait inutile de les interroger puisqu’elles ne pourraient
que reproduire un discours qui les aliène.
Pourtant, de nombreuses recherches montrent que le port du
voile résulte d’un choix individuel et que ce choix ne peut être
réduit à celui de la victime émissaire. Certaines le portent,
d’autres pas. Généralement, dans une même famille, certaines
sont voilées, d’autres non. Entre celles qui le portent et
celles qui ne le portent pas, il y a une décision personnelle.
C’est la possibilité de ce choix qui spécifie le voile de la
modernité.
Si on prend la peine de les entendre, et c’est ce que nous
avons fait dans le cadre d’une recherche de terrain, il apparaît
que ce phénomène n’est pas d’ordre religieux, ni d’ordre
communautaire. Lorsque l’on interroge ces jeunes femmes, ce
qu’elles mettent en avant, c’est leur volonté propre, la
démarche individuelle qu’elles ont faite. Ce faisant, elles
nient la lecture faite par les médias. Elles s’opposent à la
vision d’un voile imposé par la famille, par le père, par le
mari. Souvent, elles font observer qu’elles portent le voile en
désaccord avec ceux-ci ou font mention de fortes réticences
familiales face à leur démarche. Si l’on donne la parole aux
jeunes filles, un élément s’impose : le voile n’est ni un retour
à la tradition, ni un réflexe communautaire. Il est un choix
d’individus inscrits dans la modernité. D’ailleurs,
l’observation du phénomène nous montre que tout, dans ce voile,
fait référence à la modernité et non à la tradition. Ainsi,
autrefois, le foulard effaçait le corps de la femme face au
regard de l’homme. Actuellement, le voile est devenu, au
contraire, présence du corps féminin, présence de la femme dans
l’espace public. Au lieu de cacher, le voile montre. Il est acte
de dévoiler grâce à la médiation du corps. Il est ainsi un moyen
d’accéder au droit d’être, au droit d’exister en tant
qu’individu particulier.
Toutes les valeurs de la tradition sont renversées par le
voile moderne, telle la dissimulation de la femme, son retrait
de l’espace public et l’effacement du corps, ainsi que la
conception de l’individu comme simple reflet de sa communauté.
Dans la modernité, le voile n’est plus passivité, adéquation
de l’individu à la norme, il est prise de parole, affirmation de
l’individu. Ainsi, c’est une subjectivité qui se donne le droit
d’apparaître. Le voile devient l’espace de leur voix, de leur
parole, de leur subjectivité. C’est du voilement partiel de leur
corps que peut procéder le dévoilement de leur réel, de leur
intériorité.
Le voile est le symptôme de la modernité. Il cache, tout en
montrant. Ce voilement, qui est simultanément dévoilement, est
langage, c’est-à-dire symbole qui se représente à partir de
l’autre, à partir de la société d’accueil et de l’image
maternelle.
Le discours des médias ou des institutions nie la spécificité
de phénomène inscrit dans la modernité. Pour cela, il fait un
amalgame entre différentes choses. Il confond le voile de nos
sociétés, qui résulte d’un choix individuel, avec celui de la
tradition, qui est un signe social, et celui-ci avec le voile
tel qu’il existe dans les sociétés islamiques modernes, là où il
est imposé par l’État. Cette démarche réductrice n’est pas sans
arrière-pensée. Il s’agit de nier un fait perturbant. Tel le
Sphinx, le voile nous questionne. Il questionne la modernité et
nous renvoie à nous-même, à nos propres valeurs et à nos
contradictions. En fait, ce n’est pas parce que le voile serait
le symbole de la soumission des femmes qu’il serait dérangeant,
mais, au contraire, parce qu’il apparaît comme le symptôme de la
faillite des hommes. Cet élément est central dans le discours
des femmes voilées. Le voile révèle, met en lumière,
l’incapacité des hommes à faire respecter leur communauté et
surtout leur incapacité à nommer la discrimination subie. Le
voile se substitue à ce manque. Mais il n’est pas un drapeau, il
n’est pas l’expression d’un mouvement social. S’il nomme, ce
n’est pas sur le mode de l’affrontement et du collectif, c’est
sur le mode de l’individualité et de la différence.
Le voile n’est pas soumission aux hommes, il n’est
généralement pas imposé par eux, mais se substitue à ceux-ci.
Ces jeunes femmes n’occupent pas la place que leur désigne la
communauté patriarcale. Ce sont elles qui rendent leur place aux
hommes. Contrairement aux féministes, elles ne veulent pas
occuper la place des hommes, mais que ceux-ci reprennent la
fonction qu’ils ont abandonnée, la capacité de représenter, de
faire reconnaître leur existence, la capacité de transmettre la
culture, de défendre leur spécificité culturelle
Le voile actuel est le symbole de la faillite de la fonction
du père, faillite de l’homme issu de l’immigration mais aussi
celle de l’homme dans notre société. Ce phénomène que révèle le
voile, la théorie lacanienne le désigne comme étant
« organique » à l’ensemble de la modernité. Pour ce faire, elle
utilise le terme de « forclusion-du-nom-du père ». La fonction
du-nom-du-père représente le pouvoir de nommer et par conséquent
de se reconnaître et d’être reconnu. Cette fonction est la
capacité de sortir d’un réel stigmatisant, et de dire « je ».
C’est cette fonction que reprend le voile. Le voile nomme, dit
« je ». Il est affirmation paradoxale d’une autonomie. Il
s’appuie sur la culture pour tenter d’échapper à un manque, à un
déni de reconnaissance, à une aliénation sociale.
Pour rétablir le lien social, la fonction du-nom-du-père, le
voile fait appel non plus aux représentations paternelles mais à
l’imago maternelle, à une intériorité féminine qui se fait
extériorité. Contrairement à l’image de la femme véhiculée par
la publicité, cette extériorité, le voile, n’est plus la forme
du regard de l’autre, du regard de l’homme mais se veut la forme
de l’intériorité féminine, de l’imago maternelle. Ces femmes
sont ainsi en décalage avec le féminisme institutionnel qui part
des valeurs masculines pour se constituer une identité. Il
s’agit là d’un élément paradoxal qui explique en partie le
caractère incompris et perturbant de ce phénomène social.
Tülay Umay, sociologue.
Née en Anatolie, elle vit en Belgique. Elle travaille sur les
structures sociales et psychiques de la postmodernité. Comme
support concret de cette recherche, la question du voile dit
« islamique » est objet d’étude privilégié, non comme objet en
soi, mais comme symptôme de notre société.