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Les
idiots utiles de Bush
A propos de l’étrange disparition du libéralisme américain
Tony
Judt
Pourquoi les libéraux américains
approuvent-ils depuis un certain temps la politique étrangère
catastrophique de Bush ? Pourquoi ce silence quasi total au sujet
de l’Irak, du Liban, ou encore au sujet d’informations faisant
état d’une attaque planifiée contre l’Iran ? Pourquoi les
attaques de l’administration Bush contre les libertés civiques
et contre le droit international soulèvent-elles si peu
d’opposition, sinon de colère, chez ceux qui jadis se préoccupaient
au plus haut point de ces questions ? Pourquoi, pour faire bref,
l’intelligentsia progressiste [am. liberal, NDT] des USA
s’est-elle contentée, ces dernières années, de maintenir
prudemment sa tête dans le sable ?
Il n’en a pas toujours
été ainsi. Le 26 octobre 1988, le New York Times affichait
pleine page un manifeste du libéralisme. Sous le titre « Une réaffirmation
de principes », ce quotidien fustigeait Ronald Reagan pour avoir
moqué « le redouté mot commençant par un grand L » et pour
avoir jeté l’opprobre sur « les libéraux » et les « idées
libérales ». Les principes libéraux, affirmait le communiqué,
sont « éternels. Les extrémistes, de droite comme de gauche,
attaquent depuis longtemps le libéralisme, dans lequel ils voient
leur plus grand ennemi. A notre époque, des démocraties libérales
ont été écrasées par de tels extrémistes. Et nous nous
sentons en devoir de nous élever contre tout encouragement adressé
à cette tendance, dans notre propre pays, que cet encouragement
soit volontaire, ou non. »
Cette publicité payante
était signée des noms de soixante-trois intellectuels, écrivains
et hommes d’affaires de renom. Parmi eux, nous citerons : Daniel
Bell, J.K. Galbraith, Felix Rohatyn [ancien ambassadeur des USA en
France, NDT], Arthur Schlesinger Jr, Irving Howe et Eudora Welty.
Ceux-ci, et d’autres signataires – l’économiste Kennety
Arrow, le poète Robert Penn Warren, notamment – incarnaient le
noyau intellectuel critique, le centre moral inébranlable de la
vie publique américaine. Mais qui, aujourd’hui, signerait une
telle protestation ? Aux USA, aujourd’hui, le libéralisme est
une politique qui n’ose plus dire son nom. Et ceux qui se
piquent d’être des « intellectuels libéraux » sont engagés,
certes, mais pas dans la voie du libéralisme. Comme attendu en ce
nouvel Age d’Or, où les revenus moyens d’un PDG américain équivalent
à quatre cent douze fois [x 412] celui d’un ouvrier qualifié
et où un Congrès corrompu jusqu’à la moelle se noie dans les
lobbies et les passe-droits, la place de l’intellectuel libéral
a été largement raflée par une admirable cohorte de
journalistes d’investigation « fouille-merde » - Seymour Hersh,
Michael Massing et Mark Danner, notamment – qui écrivent dans
le New Yorker, ainsi que dans la New York Review of Books.
L’effondrement de la
confiance en lui-même du libéralisme, dans les USA
contemporains, peut trouver diverses interprétations. Pour
partie, il s’agit du reflux des illusions perdues de la génération
soixante-huitarde, d’un abandon des prurits radicaux de la
jeunesse au profit d’un grand affairement consumant tout pour
l’accumulation de biens matériels et la sécurité personnelle.
Les signataires du placard publié dans le New York Times étaient
nés, dans la plupart des cas, bien des années avant ; leurs
opinions politiques avaient été formées essentiellement par les
années 1930. Leurs engagements étaient le fruit de l’expérience
et de l’adversité ; ils étaient donc taillés dans un matériau
plus résistant [« fabrication d’avant-guerre », NDT]. La
disparition de la vie politique américaine du centre libéral est
aussi une conséquence directe de la déliquescence du parti démocrate.
En politique intérieure, les libéraux croyaient jadis dans [un
gouvernement assurant] le bien-être, dans la bonne gouvernance et
dans la justice sociale. En politique étrangère, ils étaient
engagés de longue date dans la défense du droit international,
de la négociation et croyaient en l’importance de
l’exemplarité morale. Aujourd’hui, un consensus galopant du
« moi, d’abord » a évincé tout débat public vigoureux dans
les deux arènes ; l’intérieure et l’extérieure. Et, à
l’instar de leurs homologues du monde politique, les
intellectuels critiques, naguère si présents dans la vie
culturelle américaine, sont devenus silencieux.
Ce processus était déjà
bien engagé avant les attentats du 11 septembre 2001 et, dans le
domaine intérieur, en tous les cas, Bill Clinton et ses «
triangulations » politiques chiadées assume certainement une
part de responsabilité dans l’éviscération des politiques libérales.
Mais depuis lors, les artères morales et intellectuelles du corps
politique américain ont continué à durcir. Les revues et les
journaux du centre libéral traditionnel – le New Yorker, la New
Republic, le Washington Post et le New York Times soi-même – se
prennent les pieds dans le tapis dans leur précipitation à
s’aligner, dans leur politique éditoriale, sur celle d’un président
républicain cinglé de guerres préventives. Les médias
consensuels sont paralysés par un conformisme affolant. Quant aux
intellectuels libéraux de l’Amérique, ils viennent – enfin (
?) – de se trouver une « nouvelle cause ».
Oups ! Nouvelle cause ?
Non : ce qu’ils ont trouvé, c’est plutôt une vieille cause décrépite,
affublée d’habits clinquants de nouveauté. Car ce qui
distingue la vision du monde des partisans libéraux de Bush de
celle qu’en ont ses alliés néoconservateurs, c’est qu’ils
ne se contentent pas de voir dans la « Guerre contre le
Terrorisme », ou dans la guerre en Irak, ou encore dans la guerre
du Liban (et peut-être aussi, hélas, dans la guerre en Iran) une
simple série d’exercices de rétablissement de la domination
martiale de l’Amérique. Non, ils y voient les simples
escarmouches d’une nouvelle confrontation mondiale : une Guerre
Juste, soutenant la comparaison réconfortante avec la guerre de
leur pépé contre le fascisme ou avec la position de leurs
parents libéraux contre le communisme, à l’époque de la
Guerre froide. A nouveau, nous assurent-ils, les choses sont
claires. Le monde est divisé idéologiquement ; et – comme
devant – nous devons impérativement prendre position sur la
Question du siècle. Nostalgiques des vérités réconfortantes
d’évidence d’une époque ô combien moins compliquée, les
intellectuels libéraux d’aujourd’hui viennent – enfin –
de découvrir un sens à leur existence : ils sont en guerre
contre l’ « islamo-fascisme » [authentique !].
Ainsi de Paul Berman,
contributeur assidu à Dissent, au New Yorker et à d’autres
journaux libéraux, et jusqu’ici plus connu en tant que
commentateur de la vie culturelle américaine, et qui s’est
recyclé : il est devenu expert ès fascisme islamique [on notera
que cette dénomination est, en elle-même, une véritable œuvre
d’art !], ce qui lui a permis de publier « just in time » pour
la guerre d’Irak son bouquin « Terror and Liberalism »
[Terrorisme et libéralisme – titre, ô combien, éloquent !
NDT]. Ainsi de Peter Beinart, ancien rédacteur en chef de la New
Republic, qui, marchant dans les brisées de Berman, a écrit «
Le Bon combat : pourquoi les Libéraux – et eux seuls –
peuvent-ils remporter la Guerre contre la Terreur et rendre à
l’Amérique sa Grandeur » [The Good Fight : Why Liberals –
and Only Liberals – Can Win the War on Terror and Make America
Great Again], dans lequel il esquisse, dans une certaine mesure,
une analogie entre la guerre contre le terrorisme et les débuts
de la Guerre froide [1]. Ni l’un ni l’autre de ces auteurs
n’avaient montré jusqu’ici la moindre familiarité avec les
questions du Moyen-Orient, ni a fortiori avec les traditions
wahhabites et soufies, sur lesquelles ils se prononcent pourtant
avec un aplomb époustouflant…
Mais à l’instar de
Christopher Hitchens et d’autres gourous ex-libéraux désormais
experts ès « islamo-fascisme », Beinart et Berman, ainsi que
leurs pairs, sont vraiment en phase – et très à l’aise –
avec une division dualiste du monde, selon des lignes de fracture
idéologiques. Au besoin, ils peuvent même se remémorer leur
propre trotskisme juvénile, quand ils sont en quête de préceptes
et d’un thésaurus d’antagonismes historiques mondiaux. Afin
de donner un sens à la « lutte » de ce jour [notez le recyclage
de la phraséologie léniniste à base de ‘conflits’, de
‘clash’, de ‘luttes’ et de ‘guerres’], il faut que
cette « lutte » ait, elle aussi, un unique ennemi universel dont
nous puissions étudier les idées, les théoriser et les
combattre ; et la nouvelle confrontation doit être réductible,
comme celle qu’il l’a précédée au vingtième siècle, en
une juxtaposition manichéenne familière permettant d’éliminer
toute complexité et toute confusion par trop exotiques : Démocratie
/ Totalitarisme ; Liberté / Fascisme ; Nous / Eux… [« Une,
Deux ! », NDT]
Une chose est sûre : les
partisans libéraux de Bush ont été déçus par ses
performances. Tous les journaux que j’ai systématiquement dépouillés,
et bien d’autres, ont publié des éditoriaux critiquant la
politique de Bush en matière d’emprisonnements, son recours à
la torture, ainsi, par-dessus tout que l’ineptie absolue de la
guerre voulue par le président. Mais, ici aussi, la Guerre froide
permet une analogie révélatrice. Comme les admirateurs de
Staline en Occident, qui, à la veille encore des révélations de
Krouchtchev, reprochaient moins au dictateur ses crimes que
d’avoir discrédité leur cher marxisme, les intellectuels
partisans de la guerre en Irak – dont Michael Ignatieff, Leon
Wieseltier, David Remnick et d’autres figures éminentes de
l’establishment libéral américain – ont concentré leurs
regrets non pas sur l’invasion catastrophique elle-même
(qu’ils ont, tous, soutenue), mais sur le manque de compétence
dans l’exécution. S’ils sont irrités contre Bush, c’est
parce qu’il a tourné en ridicule la « guerre préventive »
qu’ils affectionnent…
Dans la même veine, les
voix centristes qui réclamaient du sang avec beaucoup
d’insistance dans la période de montée en puissance de la préparation
de la guerre d’Irak – l’éditorialiste du New York Times,
Thomas Friedman, a par exemple exigé que la France soit « virée
de la barque » [comprendre : exclue du Conseil de sécurité de
l’Onu] en raison de sa présomption incroyable de s’opposer au
désir d’en découdre de l’Amérique – sont aujourd’hui
les plus assurées à affirmer leur monopole de la vision et de la
compréhension des affaires du monde. Le même Friedman aboie
aujourd’hui contre « ces militants anti-guerre qui n’ont pas
pensé, ne serait-ce qu’une minute, au grand combat dans lequel
nous sommes plongés » [New York Times, 16 août]. Une chose est
sûre : les piétés de Friedman (qui lui ont valu le prix
Pulitzer) ont toujours passé avec succès le contrôle technique
de l’acceptabilité politique. Mais c’est précisément pour
cette raison qu’elles sont un guide très fiable vers l’état
d’esprit du consensus intellectuel américain.
Friedman est secondé par
Beinart, qui concède qu’il n’avait « pas prévu » ( !) à
quel point les actions américaines seraient nuisibles à « la
lutte », mais insiste néanmoins sur le fait que quiconque ne se
lèverait pas pour combattre le « Jihad mondial » ne serait
qu’un défenseur inconsistant des valeurs libérales. Jacob
Weisberg, directeur de Slate, et qui écrit dans le Financial
Times, accuse les opposants démocrates à la guerre en Irak de «
ne pas prendre au sérieux le combat plus large – planétaire
– contre le fanatisme islamique. » Les seules personnes qualifiées
pour s’exprimer sur cette question, semble-t-il, sont celles qui
n’avaient strictement rien pigé au départ. Une telle
insouciance, en dépit – que dis-je, à cause de – vos propres
bévues passées me rappelle la réplique faite par
l’ex-stalinien français Pierre Courtage à Edgar Morin, un
communiste dissident vengé par les événements : « Vous et les
gens de votre espèce, vous aviez tort d’avoir raison ; et nous,
nous avions raison d’avoir tort » !
Il est d’une ironie
insigne que la « génération Clinton » d’intellectuels libéraux
américains soit tellement fière de sa « dureté », de sa réussite
à mettre au rebut les illusions et les mythes de la vieille
gauche, car ces mêmes néo-libéraux « durs » ne font que
reproduire certaines des pires caractéristiques de ladite vieille
gauche. Certes, ils peuvent considérer qu’ils ont migré vers
la rive opposée ; mais ils font montre d’exactement la même
mixture de foi dogmatique et de provincialisme culturel, pour ne
pas parler d’un enthousiasme exubérant pour la transformation
politique violente sur le dos des autres peuples, qui ont marqué
leurs prédécesseurs, les « compagnons de route », par-delà
les opposition idéologiques propres à la guerre froide. La
valeur d’usage de ce genre de personnes pour des régimes
ambitieux et radicaux est une vieille histoire. De fait, les
adeptes de ce type d’intelligentsia avaient été identifiés
pour la première fois par Lénine en personne, qui créa le terme
qui les qualifie au mieux. Ces combattants libéraux en fauteuil
de l’Amérique sont bien, en effet, les « idiots utiles » de
la Guerre contre le Terrorisme.
Pourr être juste, disons
que les intellectuels bellicistes de l’Amérique ne sont pas
seuls au monde. En Europe, Adam Michnik, héros de la résistance
polonaise intellectuelle au communisme, est devenu un admirateur
très en voix de l’islamophobe ultra Oriana Fallaci [disparue récemment,
NDT] ; Vaclav Havel a rejoint le Comité d’étude du Danger
Contemporain (Committee on the Present Danger] basé dans le
District of Columbia [il s’agit d’une organisation de l’époque
de la Guerre froide vouée à la lutte contre le communisme,
recyclée et désormais vouée à lutter contre « la menace
des mouvements islamistes radicaux mondiaux, et plus généralement
des mouvements fascistes terroristes »] ; André Glucksmann, à
Paris, gratifie de ses essais échevelés le quotidien Le Figaro
[encore, récemment, le 8 août], fustigeant le « Jihad mondial
», la « fringale de pouvoir » de l’Iran et la stratégie de
l’Islam radical, cette « subversion verte ». Tous trois,
est-il besoin de le préciser, ont soutenu l’invasion de l’Irak
avec enthousiasme…
Dans le cas de l’Europe,
cette tendance est un sous-produit malencontreux de la révolution
intellectuelle des années 1980, en particulier dans l’Est
ex-communiste, époque où les « droits de l’homme » ont déplacé
les allégeances politiques traditionnelles, devenant la base de
toute action collective. Les gains apportés par cette
transformation dans la rhétorique des politiques oppositionnelles
furent considérables. Mais le prix à payer fut tout aussi considérable.
Un engagement pour l’universalisme abstrait de « droits » - et
des positions éthiques sans compromis prises contre des régimes
voyous au nom de ces principes – voilà qui a pu mener par trop
rapidement à l’habitude consistant à faire de tout choix
politique un choix binaire en termes (uniquement) moraux. De ce
point de vue, la guerre de Bush contre la Terreur, le Mal et l’islamo-fascisme
paraît séduisante et même familière : des étrangers s’auto-illusionnant
prennent avec une facilité déconcertante la rigidité myope du
président des USA pour leur propre rectitude morale…
Mais, pour revenir à
l’Amérique, les intellectuels libéraux américains sont en
train de devenir très rapidement une classe de serviteurs, dont
les opinions sont déterminées par leur allégeance et calibrées
afin de justifier un objectif politique. Cela n’a rien, en soi,
d’un nouveau départ : nous connaissons tous ces intellectuels
qui ne parlent que de leur pays, de leur classe, de leur religion,
de leur race, de leur identité ou de leur orientation sexuelles,
et qui forment leurs opinion en fonction de ce qu’ils considèrent
comme servant leurs affinités de naissance ou de prédilection.
Mais le trait distinctif de l’intellectuel libéral de jadis,
c’était précisément sa quête d’universalité ; non pas,
certes, le déni désintéressé ou désabusé de tout intérêt
particulier, mais bien l’effort soutenu pour le transcender.
Il est, partant, déprimant
de lire certains des intellectuels les plus connus et les plus
ouvertement « libéraux » aux USA, aujourd’hui, qui tirent
parti de leur crédibilité professionnelle pour faire la
promotion d’une cause partisane. Jean Bethke Elshtain et Michael
Walzer, deux personnalités éminentes de l’establishment
philosophique du pays [elle, à la Divinity School de l’Université
de Chicago, lui à l’Institut Princeton], écrivent tous deux
des essais pompeux prétendant démontrer la justesse de guerres nécessaires
– elle, dans « Just Wars against Terror : The Burden of
Americain Power in a Violent World » [Des guerres justes contre
le terrorisme : Le Fardeau de l’Amérique dans un monde violent]
(une défense préemptive de la guerre contre l’Irak) ; et lui,
voici quelques semaines seulement, dans une justification éhontée
des bombardements des civils libanais par Israël [« War Fair »,
in New Republic, 31 juillet]. Dans l’Amérique
d’aujourd’hui, les néoconservateurs génèrent des politiques
brutales auxquelles des libéraux fournissent une feuille de vigne
morale. Il n’y a vraiment plus aucune autre différence entre
eux.
Une des manières
particulièrement déprimantes dont les intellectuels libéraux
ont abdiqué de leurs responsabilités personnelles et morales des
actes qu’ils avalisent actuellement, c’est par exemple leur
incapacité à avoir une réflexion autonome sur le Moyen-Orient.
Certes, tous les fans libéraux de la Guerre planétaire contre
l’Islamo-fascisme, contre le Terrorisme ou encore contre le
Jihad mondial ne sont pas des partisans inconditionnels du Likoud
: Christopher Hitchens, pour n’en citer qu’un, ose critiquer
Israël. Mais la propension de si nombreux pontes, commentateurs
et essayistes américains à se précipiter tête baissée dans la
doctrine bushienne de la guerre préventive, à s’abstenir de
critiquer le recours disproportionné aux bombardements contre des
cibles civiles tant en Irak qu’au Liban et à rester lâchement
muets devant l’enthousiasme de Condoleezza Rice pour les
sanglantes « contractions de l’accouchement d’un nouveau
Moyen-Orient » se comprend mieux si l’on se souvient qu’ils
soutiennent Israël [dans leur écrasante majorité] – Israël,
ce pays qui base depuis un demi-siècle sa stratégie entièrement
sur des guerres préventives, sur des représailles disproportionnées
et sur des efforts visant à redessiner la carte de l’ensemble
du Moyen-Orient…
Certes, depuis sa création,
l’Etat d’Israël a lancé un certain nombre de guerres de sa
propre initiative (la seule exception étant la guerre d’Octobre
1973). Assurément, ces guerres ont été présentées au monde
comme des guerres nécessaires, des guerres d’autodéfense. Que
cette approche ait été vraiment bénéfique pour Israël, voilà
qui est discutable (pour une présentation claire et récente de
cette problématique, qualifiant d’échec retentissant le choix,
par son pays, de recourir à la stratégie des guerres décidées
pour « redessiner » la carte de son environnement géographique,
voir l’ouvrage de Shlomo Ben-Ami, historien et ancien ministre
israélien des Affaires étrangères : Scars of War, Wounds of
Peace : The Israeli-Arab Tragedy [2] [Cicatrices de guerre,
blessures de paix : La Tragédie israélo-arabe]).
Mais l’idée qu’une
superpuissance puisse se comporter de cette manière – répondant
aux menaces terroristes ou à des incursions d’une guérilla en
aplatissant un autre pays simplement afin de conserver sa propre
puissance de dissuasion –, voilà qui est extrêmement étrange.
Une chose est, pour les
USA, de souscrire inconditionnellement au comportement d’Israël
(bien que ce ne soit dans l’intérêt d’aucun des deux pays,
comme l’ont remarqué au moins quelques commentateurs israéliens).
Mais que les USA imitent Israël de A jusqu’à Z, importent chez
eux les réponses autodestructrices et intempérantes apportées
par ce petit pays à toute hostilité ou opposition, et en fassent
le leitmotiv de la politique étrangère américaine –, voilà
qui est tout simplement bizarre.
La politique
moyen-orientale de Bush imite désormais si parfaitement le précédent
israélien qu’il est bien difficile d’apercevoir entre les
deux une espace de l’épaisseur d’une feuille de papier à
cigarettes. C’est cette tournure surréaliste prise par les événements
qui aide à expliquer la confusion et le silence de la pensée libérale
américaine sur cette question (ainsi, peut-être, que le «
moi-aussisme » [am. me-tooism, NDT] syntactico-sympathique de
Tony Blair). Historiquement, les libéraux ont toujours été
hostiles aux « guerres décidées » quand elles étaient
entreprises ou seulement proposées par leur propre gouvernement.
La guerre, dans l’imaginaire libéral (et pas seulement libéral)
est un dernier recours, et certainement pas une première option.
Mais les USA ont désormais une politique étrangère de style
israélien, et les intellectuels libéraux de l’Amérique
soutiennent cette politique dans leur écrasante majorité.
Les contradictions
auxquelles conduit cette situation sont d’une évidence
choquante. Il y a, par exemple, une inadéquation patente entre le
désir proclamé par Bush d’apporter la démocratie au monde
musulman et son refus d’intervenir au moment où les seuls rares
instances fonctionnelles de démocratie existant dans l’ensemble
du monde musulman – la Palestine et le Liban – étaient systématiquement
ignorées puis, encore pire, cassées par ce pays « allié » de
l’Amérique qu’est Israël. Cette inadéquation, ainsi que la
mauvaise foi et l’hypocrisie qu’elle semble impliquer, est
devenue le pain quotidien des éditoriaux des journaux et des
blogs sur Internet dans le monde entier, au discrédit éternel de
l’Amérique. Mais les intellectuels libéraux ayant le vent en
poupe en Amérique sont restés muets comme des carpes. Parler,
pour eux, cela aurait été choisir entre la logique tactique de
la nouvelle « guerre de mouvement » de l’Amérique contre le
fascisme islamique – avec la démocratie comme édulcorant pour
faire passer la potion amère de l’engagement militaire américain
– et la tradition stratégique des bombardements israéliens,
pour laquelle des voisins démocratiques ne valent pas mieux,
sinon moins, que des voisins dictatoriaux. C’est là un choix
dont la plupart des commentateurs libéraux américains ne veulent
même pas prendre conscience, et qu’à fortiori ils ne veulent
surtout pas faire. Alors, ils se taisent.
Cette macula aveugle
obscurcit et risque de polluer et de compromettre toutes les préoccupations
et toutes les inhibitions libérales traditionnelles. Comment,
autrement, expliquer cette illustration effarante sur la
couverture de la revue New Republic du 7 août : une caricature
effroyable du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, dans le style
du Der Stürmer (organe central du parti nazi, NDT), mâtiné
d’une bonne dose de bandes dessinées américaines de propagande
de l’époque de la Seconde guerre mondiale, mettant en scène
les « Dirty Japs » [sales Japonais, NDT] ? Comment rendre compte
autrement de la défense et illustration capilotractée [manière
élégante qu’a notre traducteur de dire « tirée par les
cheveux », NDR] et sophiste du massacre d’enfants libanais à
Qana par Leon Wiesetier, sous le titre : « These are not tender
times » [Le temps n’est pas à la romance] ? Mais le point
aveugle n’est pas seulement éthique, il est également
politique : dès lors que les libéraux américains « ne
comprennent pas » pourquoi leur guerre en Irak était condamnée
à avoir l’effet prévisible d’encourager le terrorisme, au
profit des ayatollahs iraniens et de faire de l’Irak un Liban
bis, pourquoi attendrions-nous d’eux qu’ils comprennent (ou
qu’ils se soucient du fait que) la réaction disproportionnée
et brutale d’Israël risque fort de faire du Liban un Irak bis ?
Dans son ouvrage Five
Germanys I Have Known [Les Cinq Allemagnes que j’ai connues],
Fritz Stern – un des coauteurs du texte en défense du libéralisme
publié en 1988 dans le New York Times – évoque sa préoccupation
devant l’état où en est réduit aujourd’hui l’esprit libéral
en Amérique [3]. C’est par l’extinction d’un tel esprit,
note-t-il, que la mort d’une république est annoncée. Stern,
historien ayant dû fuir l’Allemagne nazie, parle d’autorité
de cette question ; il a fort probablement raison. Nous
n’attendons pas des gens de droite qu’ils se souciet particulièrement
de la bonne santé d’une république, en particulier alors
qu’ils sont assidûment engagés dans la promotion unilatérale
d’un empire. Et même si la gauche idéologique ne rechigne pas,
à l’occasion, à analyser les insuffisances d’une république
libérale, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’est
pas particulièrement intéressée à la défendre.
Par conséquent, on le
voit : ce sont les libéraux qui, seuls, comptent. Ils sont, pour
ainsi dire, ces canaris [servant de signal d’alarme] plongés
dans les galeries des mines de soufre de la démocratie moderne.
L’alacrité avec laquelle la plupart des plus éminents libéraux
américains se sont censurés au nom de la Guerre contre le
Terrorisme, l’enthousiasme avec lequel ils ont inventé une
couverture morale et idéologique à la guerre et aux crimes de
guerre avant d’offrir gracieusement cet alibi à leurs ennemis
politiques : tout ceci ne présage rien de bon.
Les intellectuels libéraux
se distinguaient, précisément, par leurs efforts à penser par
eux-mêmes, plutôt qu’au service d’autres.
Un intellectuel, cela ne
devrait pas être en train de théoriser d’un air suffisant des
guerres interminables, ni encore moins les promouvoir les yeux
fermés et les excuser.
Est intellectuel celui
qui s’ingénie à troubler la quiétude ambiante – à
commencer par la sienne propre.
[1] HarperCollins, 288
pp., $25.95, June, 0 06 084161 3.
[2] Weidenfeld, 280 pp., £20, November, 0 297 84883 6.
[3] Nous publierons une critique de ce livre dans un de nos
prochains numéros.
Présentation de
l’auteur
Tony Judt, un aronien à New York
par Karim
Emile BITAR, ENA MENSUEL, La revue des Anciens Élèves de l'Ecole
Nationale d'Administration, NUMÉRO HORS-SERIE, "POLITIQUE ET
LITTÉRATURE", DÉCEMBRE 2003
Il se passe rarement plus d’une semaine sans que nous ne
ressentions l’énorme vide qu’a laissé Raymond Aron dans le
paysage intellectuel français. A chaque fois que nous allumons un
écran de télévision ou ouvrons un journal, à chaque fois que
nous voyons tel ou tel histrion médiatique nous abreuver de
sophismes et de raisonnements spécieux, étaler sa suffisance et
s’efforcer péniblement de camoufler ses faiblesses
intellectuelles derrière des postures et des effets de
manche, nous regrettons amèrement que Raymond Aron ne soit plus
en vie pour porter un regard lucide, clair et sans complaisance
sur les grands enjeux d’aujourd’hui, face à ce que Stanley
Hoffmann appelle à juste titre « le triste état du monde
contemporain ». Son absence se ressent d’autant plus qu’il
avait toujours refusé les raisonnements binaires et les guerres
de tranchées intellectuelles qui sévissent aujourd’hui.
Raymond Aron n’était pas homme à se laisser manipuler par un
Otto Abetz ou un Willy Munzenberg. Homme de droite, au sens le
plus noble de l’expression, Raymond Aron a gagné le respect de
ses adversaires politiques et idéologiques. Il a réussi ce défi,
non seulement car ses analyses percutantes et toujours
remarquablement bien étayées réussissaient à convaincre et à
emporter l’adhésion, mais d’abord et surtout parce que
Raymond Aron faisait partie de ces intellectuels, devenus
malheureusement si rares, qui ont le courage, lorsque cela est nécessaire,
de penser contre leur propre camp, quitte à heurter leurs amis
politiques, quitte à subir les attaques incessantes et pleines de
mauvaise foi de ceux qui ne comprennent pas que l’on puisse s’écarter
de la « ligne » qu’auraient fixée pour nous les représentants
de notre « camp ». Ses positions courageuses et lucides sur la
guerre d’Algérie lui ont valu bien des critiques venimeuses qui
apparaissent, avec le recul, ô combien dérisoires.
À tous ceux qui recherchent aujourd’hui péniblement un fils
spirituel, un héritier ou du moins un intellectuel dont le tempérament
peut faire penser à Aron, nous ne pouvons que conseiller de
regarder de l’autre côté de l’Atlantique, et de se pencher
sur l’itinéraire de Tony Judt, le plus francophile des
intellectuels américains. Titulaire de la chaire Erich Maria
Remarque d’Etudes Européennes à New York University, spécialiste
de l’histoire européenne et plus particulièrement des
intellectuels français du XXème siècle, Tony Judt a ceci de
commun avec Raymond Aron qu’il est un homme libre, qui a
toujours pensé librement, qui a constamment et fièrement refusé
de se laisser embrigader par tel ou tel courant politique. Tony
Judt est l’un des plus farouches critiques des dérives du «
politiquement correct » qui sévit en Amérique, et voilà
que certains, très vite, s’empressent de le classer à droite
sur ce fameux « échiquier politique » qui les obsède. Mais
voilà, Tony Judt est aussi l’un de ceux qui se sont opposés
avec le plus de fougue à la politique extérieure de
l’administration Bush, le voilà donc catalogué comme un
dangereux gauchiste par ceux là même qui ne peuvent admettre
qu’un intellectuel refuse les étiquettes et les embrigadements
de toute sorte. Et si Tony Judt était tout simplement aronien ?
Les lecteurs de la prestigieuse New York Review of Books ont tout
autant de plaisir à lire aujourd’hui les articles incisifs de
Judt que ceux du Figaro, il y a trente ou quarante ans, qui
attendaient impatiemment le prochain article d’Aron.
Né dans une famille originaire d’Europe de l’Est, de parents
proches du Bund et admirateurs de Léon Blum, Tony Judt, historien
britannique, a obtenu son doctorat de Cambridge mais il a également
fait une partie de ses études à Paris où il fut élève de l’Ecole
Normale Supérieure. Ami de François Furet, qui a préfacé
l’un de ses ouvrages, Tony Judt lutte sur tous les fronts :
contre l’antiaméricanisme primaire mais aussi contre ce qu’il
appelle « l’anti-antiaméricanisme » tout aussi primaire
lorsqu’il qui cherche à discréditer toute critique légitime
d’une politique extérieure devenue aussi arrogante que
contre-productive.
Tony Judt est l’auteur de près d’une dizaine d’ouvrages
dont plus de la moitié ont été traduits en français. En cette
période de disette post-aronienne, nous ne pouvons que conseiller
à tous de se plonger dans les livres de Tony Judt, qui est
aujourd’hui, et à juste titre, l’un des intellectuels les
plus en vue à New York.
Bibliographie sélective
de Tony Judt
Postwar: A History of Europe since 1945 [L’Après-guerre
: Une Histoire de l’Europe depuis 1945]
La responsabilité des intellectuels : Blum, Camus, Aron,
Calmann-Lévy, 2001
Un passé imparfait, Les intellectuels français 1944-1956,
Fayard, 1992
Le marxisme et la gauche française, Hachette, 1987
La reconstruction du Parti Socialiste 1921-1926, Presses de
Sciences Po, 1976
Original : London
Review of Books
Traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier et révisé par Fausto
Giudice, membres de Tlaxcala,
le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique Cette
traduction est en Copyleft : elle est libre de reproduction, à
condition d'en respecter l'intégrité et d'en mentionner sources
et auteurs.
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