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Monde
Le piège :
Afghanistan 1979-2009
Tiberio Graziani
Insurgés afghans
paradant sur la carcasse d’un hélicoptère soviétique.
À l’époque, les moujahidin étaient considérés par Washington
comme des « combattants de la liberté »,
aujourd’hui, ils abattent des hélicoptères de l’OTAN et sont
qualifiés de « terroristes taliban ».
Rome, le 8 décembre 2009
Le président Obama vient de choisir l’escalade militaire en
Afghanistan où l’OTAN affronte l’insurrection pashtoune,
assimilée par la propagande à l’obscurantisme religieux. Ce
faisant Washington s’engage dans un nouveau bourbier. L’analyste
italien Tiberio Graziani observe ici que le piège afghan, qui
avait été créé par les États-Unis en 1979 pour nuire aux
Soviétiques, se referme aujourd’hui sur eux.
1979, l’année de la déstabilisation
Parmi les divers événements de la politique internationale de
l’année 1979, il y en a deux qui sont particulièrement
importants à souligner, pour avoir contribué au bouleversement
de la géopolitique mondiale basée à l’époque sur la
confrontation entre les USA et l’URSS.
Il s’agit de la révolution islamique d’Iran et de l’aventure
soviétique en Afghanistan.
Comme on le sait, la prise du pouvoir par l’ayatollah
Khomeiny élimina un des piliers fondamentaux sur lesquels
reposait l’architecture géopolitique occidentale, édifiée par
les États-Unis à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale.
L’Iran de Reza Pahlavi représentait, dans les relations de
pouvoir entre les États-Unis et l’URSS, en particulier au niveau
géostratégique, un pion très important dont la disparition
poussa le Pentagone et Washington à une révision profonde de
leur politique régionale.
En fait, un Iran autonome et hors de contrôle introduisait, sur
l’échiquier géopolitique régional, une variable qui
compromettait potentiellement toute la cohérence du système
bipolaire.
En outre, le nouvel Iran, comme puissance régionale
anti-étatsunienne et anti-israélienne, possédait également
toutes les caractéristiques (en particulier, l’étendue et la
centralité géographiques, ainsi que l’homogénéité
politico-religieuse) pour prétendre à l’hégémonie sur une partie
au moins du Proche-Orient, en opposition ouverte avec les
aspirations analogues et les intérêts d’Ankara, de Tel-Aviv —les
deux solides piliers de la stratégie régionale de Washington— et
d’Islamabad.
Pour ces raisons, les stratèges de Washington, conformément à
leur « géopolitique du chaos » bicentenaire, poussèrent
immédiatement l’Irak de Saddam Hussein à déclencher une guerre
contre l’Iran.
La déstabilisation de toute la région permettait à Washington
et à l’Occident de se donner du temps pour mettre au point une
stratégie à long terme, et de « harceler sur ses flancs », en
toute tranquillité, l’ours soviétique.
Comme l’a révélé, il y a onze ans, Zbigniew Brzezinski [1],
conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter,
lors d’une interview donnée à l’hebdomadaire français Le
Nouvel Observateur [2],
la CIA avait pénétré en Afghanistan, en vue de déstabiliser le
gouvernement de Kaboul, en juillet 1979 déjà, soit cinq mois
avant l’intervention de l’armée soviétique.
La première directive par laquelle Carter autorisait l’action
clandestine pour aider secrètement les adversaires du
gouvernement pro-soviétique date, en fait, du 3 juillet 1979.
Le même jour, le stratège étatsunien d’origine polonaise
écrivit une note au président Carter, dans laquelle il
expliquait que sa directive conduirait Moscou à intervenir
militairement.
Cela se réalisa parfaitement à la fin de décembre de la même
année.
Toujours dans la même interview, Brzezinski rappelle que,
lorsque les Soviétiques entrèrent en Afghanistan, il écrivit une
autre note à Carter, exprimant l’opinion que les USA avaient
finalement l’occasion de donner à l’Union soviétique « sa guerre
du Vietnam ».
Le conflit, insoutenable pour Moscou, devait conduire, selon
Brzezinski, à l’effondrement de l’empire soviétique.
Le long engagement militaire des Soviétiques en faveur du
gouvernement communiste de Kaboul contribua, en effet, à
affaiblir encore davantage l’Union soviétique, déjà en proie à
une importante crise interne, aussi bien sur le plan politique
que socio-économique.
Comme nous le savons aujourd’hui, le retrait des troupes de
Moscou du théâtre afghan laissa toute la région dans une
situation d’extrême fragilité politique, économique, et surtout
géostratégique. En effet, dix ans seulement après la révolution
iranienne, la région tout entière avait été complètement
déstabilisée au profit exclusif du système occidental. Le
déclin, contemporain et inéluctable, de l’Union soviétique,
accéléré par son aventure en Afghanistan et, ultérieurement, le
démembrement de la Fédération yougoslave (une sorte d’État
tampon entre les blocs occidental et soviétique) dans les années
90, ouvrirent la voie à l’expansion des États-Unis —de
l’hyper-puissance, selon l’expression du ministre français
Hubert Védrine— dans l’espace eurasien.
Succédant au système bipolaire, une nouvelle saison
géopolitique allait s’ouvrir : celle du « moment unipolaire ».
Le nouveau système unipolaire aura, toutefois, une vie très
courte, qui se terminera —à l’aube du XXIe siècle— avec la
réaffirmation de la Russie en tant qu’acteur mondial et
l’émergence concomitante, économique et géopolitique, de la
Chine et de l’Inde, les deux États-continents de l’Asie.
Les cycles géopolitique de
l’Afghanistan
L’Afghanistan, en raison de ses spécificités, relatives, en
premier lieu à sa position par rapport à l’espace soviétique
(frontières avec les Républiques —à l’époque soviétiques— du
Turkménistan, d’Ouzbékistan et du Tadjikistan), à ses
caractéristiques géographiques, et aussi à son hétérogénéité
ethnique, culturelle et confessionnelle, représentait, aux yeux
de Washington, une grande partie de l’ « arc de crise », c’est à
dire de cette portion de territoire qui s’étend des frontières
sud de l’URSS à l’océan Indien. Le choix, comme piège pour
l’Union soviétique, était donc tombé sur l’Afghanistan pour
d’évidentes raisons géopolitiques et géostratégiques.
Du point de vue de l’analyse géopolitique, l’Afghanistan
représente en fait un excellent exemple d’une zone de crise, où
les tensions entre les grandes puissances se manifestent depuis
des temps immémoriaux.
Le territoire actuellement dénommé République islamique
d’Afghanistan, où le pouvoir politique a toujours été structuré
autour de la domination des tribus pachtounes sur les autres
groupes ethniques (Tadjiks, Hazaras Ouzbeks, Turkmènes,
Baloutches), s’est constitué à la frontière de trois grands
dispositifs géopolitiques : l’Empire mongol, le khanat ouzbek et
l’Empire perse. Et ce sont les différends entre ces trois
entités géopolitiques limitrophes qui détermineront son
histoire.
Pendant les XVIIIe et XIXe siècles, lorsque l’État se
consolidera en tant que royaume d’Afghanistan, la région
deviendra l’objet de différends entre deux autres entités
géopolitiques majeures : l’Empire de Russie et la
Grande-Bretagne. Dans le cadre du « grand jeu », la Russie,
puissance continentale, dans sa poussée vers les mers chaudes
(océan Indien), l’Inde et la Chine, se heurte à la puissance
maritime britannique, qui tente, à son tour, d’encercler et de
pénétrer la masse de l’Eurasie, vers l’est en direction de la
Birmanie, de la Chine, du Tibet et du bassin du Yangtze, en
s’appuyant sur l’Inde, et vers l’ouest en direction de l’actuel
Pakistan, de l’Afghanistan et de l’Iran jusqu’au Caucase, à la
mer Noire, à la Mésopotamie et au Golfe Persique.
Dans le système bipolaire, à la fin du XXe siècle, comme on
l’a vu plus haut, l’Afghanistan est une fois de plus le théâtre
de la compétition entre une puissance maritime, les USA, et une
puissance continentale, l’URSS.
Aujourd’hui, après l’invasion étatsunienne de 2001, ce que
Brzezinski avait, de façon présomptueuse, appelé le piège afghan
des Soviétiques, est devenu le cauchemar et le bourbier des
États-Unis
Tiberio Graziano,
Directeur d’Eurasia
–Rivista di studi geopolitici– et de la collection
Quaderni di geopolitica aux Edizioni all’insegna del Veltro
(Parme, Italie). Co-fondateur de l’Istituto
Enrico Mattei di Alti Studi per il Vicino e Medio Oriente.
Professeur à l’Istituto
per il Commercio Estero (placé sous l’autorité du ministère
italien des Affaires étrangères).
[1]
« La
stratégie anti-russe de Zbigniew Brzezinski », par Arthur
Lepic, Réseau Voltaire, 22 octobre 2004.
[2]
Le Nouvel Observateur, 15-21 janvier 1998, p. 76.
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