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Al-Quds al-Arabiyy

Une lecture du dernier poème de Mahmûd Darwîsh
(consacré à la Nakbah)

Dr. Thâ’ir al-‘Ûdhârî *


in Al-Quds al-‘Arabiyy, 17 juin 2008

Le regretté poète palestinien Mahmûd Darwîsh vient de publier son dernier poème (intitulé Sur la gare d’un train tombé de la carte), à l’occasion des soixante années du viol de la Palestine (par les sionistes). Ce poème étant – comme nous le constaterons – un des poèmes importants exprimant la spécificité de la création poétique du poète disparu, nous avons estimé important de le méditer et d’en étudier les caractéristiques (le lecteur en retrouvera l’intégralité dans les archives électroniques du journal). 

Mahmûd Darwîsh était lié à l’expérience sayyabienne (d’après le nom d’un poète irakien contemporain, Badr Shâkir As-Sayyâb, ndt) ; il l’avait d’ailleurs lui-même déclaré à plusieurs reprises. Le caractère spécifique de cette école poétique consiste en un soin particulier apporté au flux de la métrique, qui ne connaît aucune concession, ainsi qu’en un grand intérêt apporté à des métaphores complexes et multiples s’étendant sur plusieurs hémistiches et s’y entrelaçant, formant la trame et la chaîne du tissu textuel.

Mais ce poème en particulier renferme un développement notable de l’expérimentation métrique, qui se manifeste par le fait que le poète va jusqu’à en faire un constituant fondamental de l’architecture du signifié poétique, si bien qu’il ne s’agit plus d’un simple décor sensoriel contribuant à l’atmosphère psychologique du poème, mais bel et bien d’un élément structurant, qui apporte des signifiés et des connotations qui transcendent les signifiés et les connotations apportés par les seuls morphèmes.

Le poème se compose de cent-quarante-cinq vers, si l’on respecte la disposition typographique voulue par le poète. Quant au sens général que ces vers entendent exprimer, c’est l’impuissance et l’abattement.

Le poème commence par ces vers :

‘ushbun, hawâ’un yâbis, shawkun, wa çabbâr
‘alâ sikaki-l-Hadîd. hunâka shaklu-sh-shay’
fî ‘abathiyyati-l-lâ-shakli yamDughu Zilla-hu…
‘adamun hunâka muwaththaqun… wa muTawwaqun bi-naqîDi-hi
wa yamâmâtâni taHluqâni
‘alâ saqîfati ghurfatin mahjûratin ‘inda-l-maHaTTati
wa-l-maHaTTatu mithla washmin dhâba fî jasadi-l-makân
hunâka ’ayDan sarwatâni naHîlatâni ka-’ibratayni Tawîlatayni
tuTarrizâni saHâbatan çafrâ’a laymûniyyatan.

De l’herbe, un air desséché, des épines, et des figuiers de Barbarie
Sur la voie de chemin de fer. Il y a l’aspect de la chose
Dans l’absurdité du non-aspect qui en ronge l’ombre…
Un néant verrouillé… et cerné par son contraire
Et deux colombes, qui décrivent des cercles
Au-dessus de la terrasse d’une pièce désertée, à côté de la gare
Et la gare est semblable à un tatouage qui se serait incrusté dans la peau de l’endroit
Il y a, également, deux cyprès élancés, tels deux aiguilles
Qui broderaient un nuage jaune, d’un jaune de citron.

Ce qui attire d’emblée l’attention, dans ces premiers vers, c’est le phénomène de la circularité. En effet, aucun de ces vers ne se termine sur la scansion du mètre retenu, pratiquement, étant donné qu’il y a en permanence une consonne, ou des consonnes en surplus, qu’il est obligatoire de relier au vers suivant afin que le mètre soit respecté. En effet, le poème est sur le mètre ‘kâmil’ (sur le modèle mutafâ‘ilun), et afin de le scander de manière correcte, il faut le déclamer comme suit :

‘ushbun, hawâ’un yâbis, shawkun, wa çab-
bâr ‘alâ sikaki-l-Hadîd. hunâka shak-
lu-sh-shay’fî ‘abathiyyati-l-lâ-shakli yamDughu Zilla-hu…
‘adamun hunâka muwaththaqun… wa muTawwaqun bi-naqîDi-hi
wa yamâmâtâni taHluqâ-
ni ‘alâ saqîfati ghurfatin mahjûratin ‘inda-l-maHaT-
Tati wa-l-maHaTTatu mithla washmin dhâba fî jasadi-l-makâ-
ni hunâka ’ayDan sarwatâni naHîlatâni ka-’ibratayni Tawîlatay-
ni tuTarrizâni saHâbatan çafrâ’a laymûniyyatan.

Les pauses, à la fin des vers, sont des pauses grammaticales, mais elles ne coïncident pas avec les terminaisons physiologiques de la structure métrique. Le lecteur doit donc s’arrêter absolument, s’il veut ressentir le rythme de la versification.  

Cette contradiction entre la structure grammaticale et la structure métrique exprime avec force la signification générale du poème ; en effet, la phrase touche à sa conclusion grammaticale, mais le mètre la contraint, de par sa puissance rythmique, à se poursuivre par le vers suivant et, cela, sans césure. Nous sommes donc en présence de deux organisations contradictoires : la première est délibérée, c’est la structure grammaticale dont on suppose que le poète la maîtrise parfaitement et la plie totalement à sa volonté : il s’arrête quand il veut le faire, et il poursuit quand il veut le faire, également, et la seconde est une organisation qui s’impose au poète, en ne laissant pas à la première organisation délibérée tout l’espace de liberté escompté. Cette contradiction ressemble et représente exactement le signifié général du texte, le désir de libération et la volonté du retour, deux choix existentiels pour un Palestinien. Mais le cours de l’histoire, avec tous les événements dont il abonde, depuis soixante ans, ne s’écoule pas conformément aux désirs : c’est un ordre imposé qui fait échouer ces options et qui ne laisse aucun espace à leur réalisation. Les choix existentiels du Palestinien sont confrontés à la grammaire, et l’écoulement de l’Histoire est représenté par la forme métrique qui lui est imposée.

Quant au deuxième phénomène, dans la structure de ce poème, c’est la voix double. Non au sens de la polyphonie courante dans les textes contemporains : c’est bel et bien le locuteur, qui, dans ce poème, s’exprime par deux voix différentes. En effet, le texte ressemble, dans une grande mesure, aux propos d’une personne s’exprimant devant un public. Et, en même temps, cette personne monologue avec elle-même, dans l’espoir de trouver des explications plus profondes que celles qu’elle énonce à haute et intelligible voix : la défaite est plus importante que les mots qui sont susceptibles d’être prononcés, et même que ceux qui ne sauraient être énoncés. Dans le texte, on trouve des expressions incidentes, que le poète met entre parenthèses : il peut s’agir de points de repère aidant à la compréhension du texte, qui en signalent les tournants sémiotiques, mais la variation dans sa mélodie et dans ses modes, ainsi que l’atmosphère qui s’en dégage, indique qu’il ne s’agit pas de parties originelles du récit. Il s’agit, bien plutôt, d’un commentaire, ou d’un monologue :

Wa hunâka sâ’iHatun tuçawwiru mashhadayn :
Al-’awwal : a-sh-shamsu-llatî-ftarashat sarîra-l-baHri
Wa-th-thânî, khulwu-l-maq‘adi-l-khashabiyyi min kaysi-l-musâfir
(yaDjaru-dh-dhahabu-s-samâwiyyu-l-munâfiqu min çalâbatihi)
Waqaftu ‘alâ-l-maHaTTa… lâ li-’antaZira-l-qiTâra
Wa lâ ‘awâTifî-l-khabî’ata fî jamâliyyâti shay’in-mâ ba‘îd. 

Et puis il y a cette touriste, qui peint deux paysages :
- premier paysage : le Soleil, qui s’est installé sur le trône que représente la mer
- deuxième paysage : le vide d’un siège en bois, d’où a été retiré le coussin d’un voyageur.
(l’or céleste, hypocrite, est exaspéré par sa dureté)
Je me suis  arrêté devant la gare… Non pas pour attendre le train…
Ni mes sentiments enfouis dans les beautés de quelque chose de lointain

Le vers mis entre parenthèses est exprimé dans une langue plus rigoureuse et plus désespérée que ceux qui l’entourent.

’a lâ tazâlu baqiyyatî takfî li-yantaçira-l-khayâliyyu-l-khafîf
‘alâ fasâdi-l-wâqi‘iyyi ? ’a lâ tazâlu ghazâlatî hublâ ?
(kaburnâ. Kam kaburnâ, wa-T-Tarîqu ’ilâ-s-samâ’i Tawîlatun)
Kâna-l-qiTâru yasîru kal-’af‘â-l-wadî‘ati min
Bilâdi-sh-Shâmi HaTTâ Miçra. Kâna çafîruhu
Yukhfî thaghâ’a-l-mâ‘izi-l-mabHûHi ‘an nahmi-dh-dhi’âbi.

Ce qui reste de moi ne suffit-il pas pour que l’imagination légère triomphe
De la corruption du réel ? Ma gazelle est-elle encore grosse ?
(Nous avons vieilli. Comme nous avons vieilli, et le chemin vers le Ciel est long)
Le chemin rampait, tel une vipère modeste du
Pays de Sham, jusqu’à l’Egypte. Son sifflement
Eclipsait les bêlements de la chèvre enrouée en raison de la fringale des loups.
 

Ici, le vers entre parenthèses exprime l’idée que la mort est devenue un espoir lointain. Ainsi, toutes les expressions mises entre parenthèses par le poète sont une expression sincère, dans un langage amer, de l’abattement et du désespoir. Le poète voulant mettre en évidence l’importance de ces vers entre parenthèses, il conclut son poème par l’un d’entre eux :

……….. yaqûlu lî-l-quDâtu-l-munhakûna
mina-l-Haqîqati : kullu mâ fî-l-’amri ’anna Hawâditha-T-
Turuqâti ’amrun shâ’i‘un. SaqaTa-l-qiTâru ‘ani-
l-khâriTati wa-Htaraqat bi-jamrati-l-mâDî. Wa hâdhaha lam
yakun ghazwan,
walâkinnî ’aqûlu : wa kullu mâ fî-l-’amri ’annî
lâ ’uçaddiqu ghayra Hadsî :
(lam ‘azal Hayyan) 

Et les juges épuisés par la vérité de dire :
Tout ça, ça se résume au fait que les accidents
De la route sont chose fréquente. Le train est tombé
De la carte, et il s’est enflammé au contact des braises du passé. Et il ne s’agit
En aucune façon d’une conquête par la force,
Mais moi, je dis : tout le problème se résume au fait
Que je ne crois que ma propre intuition :
(je suis encore vivant)
 

L’expression (que je suis encore vivant) ne traduit ici en aucun cas le bonheur d’être encore en vie, comme elle le suggérerait ordinairement. Le contexte indique que le locuteur, ici, prononce cette phrase sur le ton du regret : il aspire à la mort, mais celle-ci ne vient pas. Nous pouvons remarquer de quelle manière le poète a relié ce vers, entre parenthèse, à la structure métrique : l’expression (je suis encore vivant) (lam ’azal Hayyan) ne se termine pas par la fin du mètre, ce qui aurait donné une terminaison conclusive physiologique au poème : il s’agit d’une pause grammaticale. Mais le dernier mètre reste incomplet, il attend sa résolution. Mais c’est, là encore, le cycle qui veut se poursuivre, à l’infini :

walâkinnî ’aqûlu : wa kullu mâ fî-l-’amri ’annî
‘ilun mutafâ‘ilun mutafâ‘ilun mutafâ‘ilun muta- 

lâ ’uçaddiqu ghayra Hadsî :
-fâ‘ilun mutafâ‘ilun muta

(lam ‘azal Hayyan)
-fâ‘ilun mutafâ 

Dans cette ultime expression, il est évident que la continuité est un drame. La structure métrique refuse de s’arrêter, et l’Histoire refuse de s’arrêter ne serait-ce qu’afin de rendre justice au poète de l’offense qu’il a subie, ainsi qu’aux Palestiniens de l’offense qu’ils ont subie. Quant à la grammaire, elle se termine (contrairement aux apparences, ndt) par l’expression d’une négation de la vie (« lam » ’azal Hayyan).

Traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier

* Dr. Thâ’ir al-‘Ûdhârî (critique littéraire irakien)



Source et traduction : Marcel Charbonnier


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