Par Arnaud Bédat
Tariq Ramadan, dès qu’on prononce votre nom, vous
cristallisez souvent la haine. Pourquoi faites-vous aussi peur ?
Je crois que ce qui fait peur, c’est ma visibilité. Je
concentre l’ensemble des fantasmes et des peurs que certains
peuvent avoir sur l’islam et les musulmans. Je suis au paysage
intellectuel ce que le minaret est à la rue et je deviens une
sorte de symbole ou d’épouvantail qui cristallise tous les
soupçons.
Qu’avez-vous envie de dire aux Suisses qui sont
appelés aux urnes le 29 novembre pour se prononcer sur
l’initiative anti-minarets ?
Je voudrais leur dire qu’il ne faut pas voter avec ses peurs,
mais avec ses principes et ses espérances, et qu’il faut
conserver les principes fondamentaux qui font la tradition
suisse : la liberté de conscience et la liberté de culte. L’UDC
aujourd’hui instrumentalise la peur, comme avec ses affiches qui
transforment les minarets en missiles. Ce sont de vieilles
méthodes bien connues, avec un ancien racisme qui revient
aujourd’hui avec de nouvelles cibles.
Mais comprenez-vous ces peurs ?
Bien sûr. Il faut respecter la peur des citoyens ordinaires,
alors qu’il faut résister de façon citoyenne aux partis
populistes qui instrumentalisent la peur pour gagner des
élections. La majorité de nos concitoyens suisses ne sont pas
racistes : ils ont peur et ils aimeraient comprendre. Les
Suisses de confession musulmane ont une vraie responsabilité de
communication et d’explication : c’est dans ce sens que j’ai
écrit mon dernier livre, que j’ai voulu court, explicatif,
simple et accessible. Dans le même temps, on doit refuser de
laisser le populisme s’installer. Le problème, c’est que
l’initiative de l’UDC utilise le symbole du minaret pour cibler
l’islam en tant que religion. J’ai eu des débats avec M. Freysinger.
Que dit-il ? Que « l’islam n’est pas intégrable dans la société
suisse ». Il me dit donc, à moi, qui suis un Suisse comme lui :
« Tu n’es pas un bon Suisse, tu ne peux pas l’être, car ta
qualité de musulman fait qu’elle t’empêche d’être un bon
Suisse. » C’est le fond du débat : le problème, c’est l’islam,
pas les minarets.
Mais le minaret, vous l’écrivez vous-même, n’est pas
un pilier de la foi musulmane…
Oui, mais est-ce une raison de dire : « Comme ce n’est pas
une obligation, vous n’en avez pas besoin » ? La question à
poser à l’UDC ne serait-elle pas plutôt celle-là : « Pourquoi
voulez-vous que vos concitoyens musulmans deviennent à ce point
invisibles ? » Le seul bon Suisse musulman devrait-il être un
musulman invisible ? Est-ce cela l’avenir de notre pluralisme et
du vivre ensemble ?
De nombreux pays islamiques interdisent d’autres
religions chez eux – il n’y a aucune église ou synagogue en
Arabie saoudite par exemple. N’est-ce finalement pas logique
qu’une partie de l’Occident refuse l’islam sur ses terres ?
C’est l’argument souvent répété de la réciprocité. Il n’est
pas tenable. Le respect des droits et de la dignité des
personnes n’est pas une question de marchandage. Il nous
appartient, à nous en Suisse, de préserver nos principes de
respect et non pas de se laisser coloniser par les pratiques
inacceptables des autres sociétés. Disons d’abord qu’il est faux
de dire que les minorités religieuses sont toujours discriminées
dans les sociétés majoritairement musulmanes. Il y existe des
synagogues, des églises et des temples. Il ne faut pourtant pas
nier qu’il existe des discriminations et des dénis de droit,
comme en Arabie saoudite. On ne peut pas rendre responsables des
citoyens et résidents suisses de confession musulmane des
agissements de certains gouvernements dictatoriaux qu’ils ont
d’ailleurs souvent fui pour des raisons politiques ou
économiques. Ce que l’on peut néanmoins attendre d’eux, sur le
plan moral, c’est la dénonciation des discriminations et des
mauvais traitements. C’est ce que je ne cesse de faire, ce qui
m’a fermé les portes de nombreux pays comme l’Arabie saoudite.
Est-ce que, finalement, Ben Laden n’a pas
complètement nui à votre cause ?
J’ai l’habitude de dire que les secondes victimes du 11
septembre, après les victimes directes, ce sont les musulmans
eux-mêmes. Ma position a toujours été claire : j’ai condamné
avec la plus grande fermeté ces attentats qui sont
anti-islamiques et contre ma religion.
Mais les terroristes du 11 septembre, eux, disaient
agir au nom d’Allah…
Oui, mais c’est là que les gens doivent nous entendre et
comprendre que la très grande majorité des musulmans à travers
le monde ont condamné ces attentats. Il ne faut pas seulement
entendre les voix extrêmes et minoritaires qui font du bruit,
mais être à l’écoute des voix majoritaires paisibles, pacifistes
et respectueuses.
Rêvez-vous, comme le prétendent vos détracteurs, d’un
monde entièrement musulman ?
Non. Je suis né, j’ai vécu et j’ai étudié en Suisse, toute ma
formation philosophique provient de là. J’ai toujours considéré
que ceux qui ne partageaient pas mes croyances me permettaient
d’être mieux moi même. Le pouvoir absolu ou l’uniformisation
d’une religion sur la Terre, c’est la corruption et la mort. Le
pire qui puisse arriver aux musulmans, c’est que tout le monde
devienne musulman ! Ce n’est pas même le projet divin. Il faut
qu’il y ait la diversité et la différence. Parce que la
différence nous apprend l’humilité et le respect.
Quand vous entendez un Michel Houellebecq déclarer
que « l’islam est la religion la plus conne du monde », vous
réagissez comment ?
Je ne réagis pas à ce genre de provocations. Penser qu’une
religion peut être la plus conne du monde, c’est un peu con,
non ?
Votre fameux débat télévisé en 2003 face à Nicolas
Sarkozy a marqué les esprits. N’avez-vous pas l’impression, avec
le recul, d’avoir perdu la partie ?
Sur le fond, pas du tout. J’ai presque envie de dire
aujourd’hui que Sarkozy a été mon premier assistant en relations
publiques. Il a vraiment permis à mon propos d’être entendu par
tous et partout. Ma proposition a concrètement fait avancer le
débat sur la peine de mort, les châtiments corporels et la
lapidation parmi les musulmans. Sarkozy, à la recherche d’un
coup médiatique, voulait me faire condamner la lapidation sans
autre forme de procès que de dire que celui qui admet la
lapidation est un dérangé et un malade mental. Deux ans plus
tard, c’est le même Sarkozy qui explique que l’Arabie saoudite,
pays où la lapidation se pratique, est un pays finalement
recommandable avec lequel on peut faire des affaires. Qui est
dans le double discours ?
Reste que vous avez choqué en réclamant un moratoire
sur la lapidation et la peine de mort, sans les condamner…
On n’a pas toujours compris la logique de mon propos : je
veux qu’on arrête tout de suite ces peines extrêmes au nom de
l’islam et non contre l’islam. Pour changer les mentalités, il
faut parler de l’intérieur. Nous parlons de textes sacrés que
les musulmans prennent au sérieux. Ma question est simple : que
disent les textes et quelles sont les conditions de
l’application ? Ouvrons le débat et cessons l’application de ces
peines. Quand Amnesty International demande un moratoire sur la
peine de mort aux Etats-Unis ou en Chine, tout le monde comprend
et est d’accord avec la logique de l’approche.
Des questions en rafales, à répondre par oui ou par
non. Condamnez-vous tous les fanatismes ?
Oui. Tous les fanatismes et dogmatismes, d’où qu’ils
viennent.
Condamnez-vous les prises d’otages, comme celle du
soldat Shalit en Israël ?
Oui. Et celles des milliers de Palestiniens aussi.
Peut-on recruter un enfant kamikaze au nom de
l’islam ?
Non.
Condamnez-vous l’Iran, qu’on soupçonne de se doter de
l’arme nucléaire ?
Oui. Je condamne toute possession d’armes nucléaires, sans
exception.
Reconnaissez-vous le droit à l’existence d’Israël ?
Oui.
Etes-vous pour ou contre le pacs ?
Pour. J’ai même été plus loin en disant aux musulmans que le
pacs pouvait être un cadre contractuel intéressant pour les
citoyens musulmans.
Allez-vous un jour vous lancer en politique, comme le
laissent supposer certains ?
Non définitif. Ma sensibilité est à gauche. Si l’on me
forçait la main, je me verrais plutôt dans un parti proche de
l’écologie.
Avez-vous parfois peur d’être la cible
d’extrémistes ?
J’ai reçu des menaces. Rien de grave.
Vous devez être l’un des hommes les plus écoutés par
tous les services secrets de la planète, non ?
Cela m’importe peu. J’essaie de garder une ligne : mon
engagement politique est clair.
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