On est encore étonné de la rapidité avec laquelle
s’est effondré le régime Ben Ali... Qu’est-ce-qui a fait la
spécificité de ce mouvement de révolte ?
D’abord, il faut faire très attention à la façon dont on
formule les choses : ce n’est pas le système Ben Ali qui est
tombé, c’est Ben Ali qui est parti. Le système est toujours là,
et ce sera plus long de s’en débarrasser.
Ensuite, je dirais qu’il y a plusieurs facteurs qui ont
déclenché cette révolution tunisienne. Depuis un certain nombre
d’années, la gouvernance reposait sur le clientélisme et les
passe-droits. Même si les chiffres donnaient une impression de
réussite économique, la population étouffait sous le manque de
liberté. Il ne faut pas oublier que c’était un des régimes
policiers les plus sophistiqués d’Afrique du Nord. Deuxième
élément, ce mouvement est strictement populaire. Personne ne
pouvait prévoir que l’étincelle - l’acte quasi sacrificiel de
Mohamed Bouazizi - déclencherait un incendie. Enfin, le
troisième facteur, c’est que l’armée a choisi l’apaisement en
décidant de ne pas suivre les ordres appelant à la violence.
Les islamistes d’Ennahda, parti interdit depuis 1991
et absent du gouvernement d’union, demandent à être légalisés.
Pourraient-ils représenter une alternative politique crédible ?
Sur le principe, tout développement vers une démocratie
réelle, transparente, respectueuse de l’état de droit, de
l’égalité citoyenne et du suffrage universel doit permettre à
toutes les forces politiques - celles qui n’étaient ni inscrites
dans la géographie de la dictature ni dans la violence -
d’exister dans le jeu démocratique. C’est ce que dit notamment
Moncef Marzouki [opposant historique de la gauche laïque au
régime Ben Ali, NDLR].
Maintenant, je ne pense pas qu’Ennahda représente une
alternative à brève échéance : la population tunisienne est très
jeune, les caciques du mouvement ont vécu loin du pays et sont
âgés. Les islamistes auront certainement une voix dans le jeu
démocratique, mais je ne pense pas que ce sera la plus forte.
L’opinion publique réagit à cette révolution, surtout
en Algérie et en Égypte, mais aussi au Maroc, en Jordanie, au
Yémen... La révolution tunisienne marque-t-elle le début d’un
printemps arabe ?
Je l’aimerais et je le souhaite, mais je crois que c’est plus
complexe que cela. C’est vrai qu’on a vu ces derniers jours des
hommes et une femme s’immoler par le feu en espérant que quelque
chose allait se déclencher. Le premier à réagir à ce qui se
passait en Tunisie a été Kadhafi, tous les autres dirigeants
sont restés silencieux mais ont immédiatement mis en marche
l’appareil sécuritaire. Je ne vois donc pas à brève échéance
quelque chose qui se déclencherait de la même façon dans ces
autres dictatures. Tous les cas sont singuliers.
Y a-t-il néanmoins des pays plus vulnérables que
d’autres ?
Il y a des pays arabes où on est à la limite de l’explosion -
ou de l’implosion - sociale. Par exemple en Egypte, où la
présidentielle approche et où l’on assiste à la passation de
pouvoir entre le père et son fils [Hosni Moubarak est au pouvoir
depuis 1981, son fils Gamal est pressenti pour prendre sa suite,
NDLR]. Les Egyptiens étouffent. Je pense aussi à la Jordanie, la
Libye, la Mauritanie, enfin l’Algérie, qui a vécu des
manifestations récemment. Au Maroc c’est un peu différent, car
Mohammed 6 a intégré les partis d’opposition au jeu politique.
Je ne pense pas qu’il y aura un effet domino immédiat, mais
c’est sûr qu’un verrou s’est brisé, qu’un espérance est rendue
possible. Ni les opposants politiques, ni les intellectuels
n’ont réussi à enclencher une révolte, c’est le peuple qui est
descendu dans la rue et qui a mené un mouvement pacifique et
non-violent. Il faut donc espérer le réveil des peuples qui
vivent sous une dictature, qu’elle soit arabe ou non.
Le secrétaire général de la Ligue arabe, Amr Moussa, a appelé
le 19 janvier à répondre à « la colère et la frustration sans
précédents » de la population, lors d’un sommet des pays arabes
en Egypte, sur fond de crainte de contagion des événements
tunisiens.
La révolution tunisienne fait aussi penser à la
révolution avortée en Iran en juin 2009...
Encore une fois, ce n’est pas le même régime et pas la même
situation. En Tunisie, le régime était en fait une sorte de
réseau à la fois corrompu, mafieux et dictatorial. En Iran, il
ne faut pas oublier que le mouvement conservateur au pouvoir est
populaire pour un pourcentage important de la population. Autre
différence : la révolte sur Internet, notamment les réseaux
sociaux, a touché massivement la population en Tunisie, alors
qu’en Iran, cette « révolte 2.0 » n’a concerné que certaines
couches de la population.
Les dirigeants arabes ont-il peur ?
Il y a de l’inquiétude, c’est certain. Quelque chose s’est
passé, et de façon extrêmement rapide. Les régimes arabes ont
donc raison d’être inquiets. On voit aussi que le regard des
États-Unis a changé : tout ce qui se passe en Afrique
aujourd’hui est un enjeu et le président américain l’a bien
compris. Il a donc salué le courage du peuple tunisien beaucoup
plus vite que ne l’ont fait la France ou l’Europe, qui ont réagi
tardivement et timidement.
Il faut maintenant que nous Occidentaux nous mobilisions, en
demandant à nos dirigeants non pas de soutenir la révolution
tunisienne une fois qu’elle a eu lieu, mais de soutenir la
démocratie pour que les réformes soient engagées dans ces pays
qui sont nos alliés, pour le meilleur mais souvent pour le pire.
20.01.2011Propos recueillis par Laure Constantinesco
Source:
http://www.tv5.org/cms/chaine-franc...