Opinion
L'Egypte en danger
Tariq Ramadan
Tariq
Ramadan
Samedi 15 octobre
2011
La pire des choses qui pouvait
arriver à Égypte aujourd’hui est la
division, telle que nous sommes en train
d’en être les témoins, entre les
citoyens coptes et musulmans. Contre la
cruelle dictature, ils étaient unis sur
la Place de la Libération (Midan at-Tahrir),
exigeant que Hosni Moubarak quitte le
pouvoir et que son régime soit destitué.
Car afin pour que la révolution soit
accomplie en Égypte, l’unité entre les
deux principales traditions religieuses
(ainsi que, bien entendu, entre
l’ensemble des Égyptiens, qu’ils aient
ou non des attaches religieuses et
spirituelles) est essentielle et
impérative. Tous appartiennent à la même
nation ; ils partagent la même histoire,
les mêmes mémoires, la même culture et
les mêmes espoirs. En tant qu’être
humain et en tant que musulman, je dois
commencer par exprimer mes plus
profondes condoléances aux victimes des
familles endeuillées, ainsi que ma
solidarité avec les blessés, femmes et
hommes. Ces attaques contre des
manifestants pacifiques doivent être
condamnées.
Que s’est-il passé et pourquoi cela
s’est-il passé maintenant ? Le 30
septembre, une église a été réduite en
cendres à Assouan. Cet incendie criminel
a suivi une déclaration du gouverneur,
Mustapha as-Sayyed, affirmant que ladite
église avait été érigée sans permis de
construire. Des manifestations ont
commencé à Assouan ; des dirigeants
coptes ont alors décidé de manifester
pacifiquement au Caire afin de mettre en
évidence que le différend était d’un
intérêt national majeur : il n’y aura
pas d’avenir pour Égypte si des
manipulations qui cherchent à diviser
musulmans et chrétiens sont tolérées.
Leur action a consisté en un appel à
l’unité en réaction à une tentative de
division. Des telles tentatives ne sont
nullement nouvelles : les présidents
Anouar el-Sadate ainsi que Hosni
Moubarak ont tous deux à maintes
reprises utilisé la même stratégie au
cours des quarante dernières années afin
de justifier leurs politiques de
répression : un affrontement était
fomenté à la suite duquel ils envoyaient
des troupes armées et arrêtaient les
personnes déclarant, ce faisant,
qu’elles s’évertuaient à préserver
l’unité et la sécurité nationales. Le
scénario se répète, rien ne semble avoir
changé.
La télévision nationale égyptienne a
couvert les événements de la même
manière qu’elle le faisait par le passé
(suivie en cela, il est intéressant de
le noter, par al-Jazeera) : on y
affirmait que les coptes avaient été
manipulés par l’étranger, et que les
manifestants avaient volé des armes et
commencé à tirer sur l’armée qui n’eut
d’autre choix que de réagir. De nombreux
autres rapports ainsi qu’une couverture
médiatique alternative nous racontent
une toute autre histoire. Les
manifestants pacifiques, arrivant à
Maspero, ont d’abord été attaqués par
des lanceurs de pierre inconnus ; puis,
deux véhicules blindés de transports de
troupes se sont dirigés droit sur la
foule des manifestants. La scène était
chaotique, et les manifestants ont tenté
de fuir. Vingt-quatre personnes, au
moins, ont été tuées.
Ces événements se sont déroulés à un
moment particulièrement sensible et ont
clairement profité à l’Armée. Les
manifestants coptes avaient raison
lorsqu’ils scandaient : “Le peuple veut
le retrait du Maréchal” en référence à
Mohamed Hussein Tantaoui, la tête du
Conseil militaire au pouvoir. Le même
slogan avait été utilisé contre Moubarak
(et maintenant, à nouveau, contre le
chef de l’Armée) par les coptes et les
musulmans durant leurs manifestations de
ces derniers mois. Les élections ont été
reportées ; en coulisse, des
négociations sont en cours afin de
protéger les partisans du régime de
Moubarak (officiers de l’armée et hommes
politiques) ; rien n’est transparent.
C’était le moment opportun pour
fabriquer une telle attaque et diviser
les citoyens égyptiens sur la base
d’appartenances religieuses. Le Conseil
Suprême des Forces Armées (CSFA) surgit
de l’ombre et les méthodes sont toujours
les mêmes. Le massacre du Caire montre
que l’armée égyptienne demeure une force
puissante, et bien plus habile que
certains ne le pensaient.
Sa neutralité, ainsi que son attitude
pacifique durant les soulèvements qui
ont commencé le 25 janvier n’étaient pas
un signe de soutien aux citoyens
exigeant la justice et la liberté. Au
delà des divisions, et des différentes
alliances au sein des forces armées, il
s’agissait d’une stratégie attentiste
calculée ; une situation
gagnant-gagnant. Pour Tantaoui, les
forces armées, de même que pour leurs
alliés égyptiens et étrangers, Moubarak
et la structure du régime n’étaient pas
essentiels. Ceux-ci pouvaient bien
s’effondrer et disparaître tandis que le
commandement de l’Armée continuait avec
succès à rester au pouvoir. Au cours des
dernières semaines, le CSFA a joué un
jeu très explicite, profitant pleinement
de toutes les divisions potentielles qui
touchent la société civile égyptienne.
Les partis politiques sont en conflit,
les tensions entre les sécularistes et
les islamistes sont permanentes, et
l’absence de leadership civil est
flagrant : dans ces circonstances, le
CSFA parviendra sûrement, d’une manière
ou d’une autre, à protéger ses hommes et
à prendre le contrôle décisif de
l’avenir politique de l’Egypte. L’Egypte
démocratique est effectivement en
danger.
Ce qui demeure flou, reste la nature
des relations entre les Etats-Unis (et
les pays européens) et l’actuel haut
commandement militaire. La déclaration
d’Hillary Clinton est intéressante, car
celle-ci approuve implicitement
l’explication officielle : “le
gouvernement égyptien a besoin de
s’assurer que les droits fondamentaux de
tous les Égyptiens sont respectés, y
compris les droits de liberté
religieuse, de rassemblement pacifique
(...)”. La position ambivalente des
États-Unis est un facteur supplémentaire
qui démontre que la voie vers la liberté
sera longue et difficile : une
démocratie pleine et transparente semble
bien lointaine. Le rôle de la société
civile (comprenant tous les citoyens,
ainsi que leurs institutions, quels que
soient leurs appartenances) est plus
crucial que jamais. Il est temps
d’ériger de nouvelles alliances, de
nouvelles dynamiques et de nouveaux
objectifs qui unissent tous les
Égyptiens. L’appel à davantage de
manifestations sur Midan at-Tahrir
ne suffira pas. Ce dont on a besoin
aujourd’hui, c’est d’une vision
politique ouverte, unificatrice,
positive et sophistiquée - et non pas
d’une opposition fragile, éclatée et
émotionnelle.
Aimable traduction : S.H. (un
chaleureux merci)
© Tariq Ramadan
2008
Publié le 19 octobre 2011
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