Egypte
Egypte : De si
gros mensonges
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Samedi 10 août 2013
Il ne fait pas bon être l’ami des
Américains au Moyen-Orient. Le
gouvernement américain le sait comme
d’ailleurs tous les acteurs politiques
du monde arabe, au premier rang
desquels, les amis des Américains
eux-mêmes… Le jeu consiste donc à
brouiller les pistes et à nous faire
perdre la mémoire de l’histoire autant
que les enseignements des faits. Depuis
soixante ans les Américains ont soutenu
l’Armée égyptienne et les régimes
dictatoriaux successifs (Nasser, malgré
des relations très difficiles, puis
Sadate et Moubarak) car ceux-ci
défendaient leurs intérêts
géostratégiques, la sécurité régionale
et bien sûr protégeaient Israël. Rien
n’a changé sur ce front : le coup d’Etat
militaire du 30 juin dernier est une
opération dans laquelle l’Administration
américaine est directement impliquée.
Elle fut préparée en amont avec la
collaboration du commandement armé et
des civils, à l’instar de Mohammed al-Baradei.
Ce dernier est avancé masqué depuis le
début des événements alors qu’il est un
des pions stratégiques des Américains
quant à l’évolution des choses en
Egypte. Je rappelai dans mon ouvrage,
Islam et le Réveil Arabe (2011) les
propos des responsables américains à son
sujet et son implication avec les jeunes
du Mouvement du 6 avril, en 2008 et 2009
déjà (1). Le jour même du coup d’Etat,
les Américains refusent de l’appeler
ainsi pour se donner les moyens de
soutenir leurs alliés militaires et le
nouveau pouvoir. Le Secrétaire d’Etat
John Kerry ne fera que confirmer ce que
tous les analystes sérieux savent quand
il affirmera plus tard que les
militaires, le 30 juin, « ont rétabli le
processus démocratique » :
l’Administration américaine est du côté
des militaires. Les alliés américains de
la région réagissent immédiatement : des
millions de dollars affluent de l’Arabie
Saoudite, des Emirats Arabes, du Koweït.
Le jeu consiste donc à brouiller les
pistes. Il s’agit d’entretenir une
propagande, à l’intérieur, affirmant que
les Américains interfèrent en soutenant
les Frères Musulmans. Les responsables
politiques (Président par intérim,
Premier Ministre et bien sûr al-Baradei)
jouent leur partition à merveille : ils
seraient « déçus » du manque
d’implication des Américains à leur
côté. Le Général al-Sissi va même
étonnamment – dans le Washington Post
et non dans un journal égyptien -
reprocher au gouvernement américain de
les avoir lâchés (2). Habile stratégie
de communication qui a effectivement
réussi à leurrer une partie du peuple
égyptien. L’Armée et le gouvernement
civil de transition seraient donc les
patriotes courageux et indépendants,
alors que les Frères Musulmans seraient
soutenus pars les agents américains et
l’étranger. Les autorités américaines
savent la puissance populaire de cette
propagande et font ce qu’il faut de
gestes symboliques pour l’entretenir. Un
bien gros mensonge.
On nous a menti sur les faits et les
chiffres : 30 millions d’Egyptiens
seraient descendus dans les rues et 16
millions auraient signé une pétition
contre le gouvernement. D’où viennent
donc ces chiffres et qui sont répétés
comme un dogme dans les médias. En
comparant des images du pèlerinage à la
Mecque avec celles produites le 30 juin
(par les militaires égyptiens eux-mêmes
qui ont envoyé les vidéos aux agences de
presse à travers le monde : Google a
confirmé depuis n’avoir pas transmis
d’images), des experts parlent
d’estimations qui seraient de l’ordre de
4 à 5 millions. Le chiffre de 30
millions est risible de même que celui
des 16 millions de la pétition : quand
on connaît l’actuel état social de
l’Egypte. Nouvelle propagande, nouveaux
mensonges. Il est évident que beaucoup
d’Egyptiens étaient mécontents de la
situation (et les coupures d’électricité
et les rationnements réguliers d’essence
et de gaz, avant le 30 juin, et qui ont
cessé après, ont joué en ce sens) mais
l’ampleur du mouvement a été grossie à
dessein. Le peuple égyptien, presque
unanime, aurait exprimé son soutien à
son libérateur, le Général as-Sissi,
grand démocrate devant l’Eternel et qui
n’aurait aucune relation avec les
Américains (alors que l’International
Herald Tribune (3) nous révélait, il
y a peu ses relations de confiance avec
les Etats-Unis et… Israël )
Dans le miroir déformant de cette
propagande mensongère, il faut présenter
les manifestants d’aujourd’hui comme
uniquement des soutiens à Morsi, membres
des Frères Musulmans. Or le peuple
égyptien n’est pas constitué uniquement
d’imbéciles qui seraient soit démocrates
avec les militaires, soit islamistes
avec les Frères Musulmans. Ce mensonge,
relayé jusqu’à la nausée par les agences
de presse égyptiennes et occidentales, a
pour but de minimiser la teneur
idéologique des manifestations
d’opposition au Coup d’Etat. Dans les
rues de toutes les grandes villes
d’Egypte, celles et ceux qui descendent
dans la rue ne sont pas tous des Frères
Musulmans. Il y a là des femmes et des
hommes, des laïques comme des
islamistes, des coptes comme des
musulmans, des jeunes comme des vieux
qui refusent la manipulation et le
retour à l’ère des militaires sous des
apparences démocratiques. De nombreux
jeunes ont été et demeurent critique
vis-à-vis de Morsi, des Frères Musulmans
et de leur politique, mais ils ne sont
pas naïfs quant à l’évolution de la
situation et aux manipulations. Il faut
dire que cette mobilisation semble bien
être le grain de sable inattendu dans la
machine stratégique de l’Armée
égyptienne, du gouvernement intérimaire
et de l’allié américain. Une vraie
mobilisation de citoyens non violents
contre le coup d’Etat militaire
« démocratiquement » effectué au nom de
ce même peuple : c’est effectivement
gênant.
Il faut donc ajouter un autre
mensonge et affirmer que non seulement
ceux qui sont dans la rue ne sont que
des Frères Musulmans, mais que ce sont
en sus de potentiels extrémistes qui
sont alliés aux « terroristes de Hamas »
(cette propagande fonctionne à merveille
en Occident) et qu’ils n’hésiteront pas
à user de violence le cas échéant. Le
Premier Ministre, Hazem el-Beblaoui, a
même publiquement menti en affirmant
qu’Amnesty International avait mentionné
que les manifestants étaient armés ou
cachaient des armes. Amnesty
International a immédiatement réagi en
publiant un communiqué démentant ces
propos. Le pouvoir égyptien veut
diaboliser les manifestants non violents
et après le massacre du 8 juillet (où
les forces de l’ordre ont tiré sur des
manifestants désarmés en invoquant la
légitime défense), il faut préparer les
esprits par une nouvelle campagne
médiatique : si le gouvernement veut
déloger les manifestants – comme il
l’affirme – il faut que ceux-ci soient
présentés comme dangereux, violents et
« terroristes ». Les medias occidentaux
jouent malheureusement le jeu de la
propagande du pouvoir égyptien
(militaires et civils confondus). Tout
peut arriver dans les prochains jours.
On peut même imaginer des actions
violentes ici et là par des groupuscules
« extrémistes » ou « terroristes » non
identifiés (les services de
renseignements égyptiens sont passés
maîtres dans l’art de concocter des
« clashes » ou « attentats » très
utiles, et parfaitement synchronisés)
qui justifieraient une action massive de
la police et des militaires. Un autre
mensonge : l’armée n’aura fait que se
défendre…
Il faut faire la critique des
islamistes, je n’ai de cesse de le
répéter mais la situation en Egypte et
au Moyen-Orient est grave et tout peut
basculer. Tout se passe comme si le
grand mouvement de démocratisation
annoncé par George W. Bush en 2003 était
en fait une vaste entreprise de
déstabilisation régionale à l’image de
la « libération de l’Irak ». Des
systèmes et des régimes politiques
fragilisés, des ressources pétrolières
et minières sécurisées et l’Etat
d’Israël, dans le silence et la mise en
scène d’un énième dialogue pour la paix,
continuant sa lente stratégie de
colonisation définitive. L’Irak, la
Syrie, l’Egypte, la Libye, la Tunisie et
le Yémen (et même le Soudan) sont dans
la tourmente, les Etats du Golfe restent
fragiles et sous contrôle. Triste bilan.
On avait espéré que Barack Obama serait
le président du renouveau, de
l’ouverture et il n’en fut rien. Quel
pitoyable bilan somme toute. Comme le
relevait Noam Chomsky, Barack Obama a
moins fait, quant à la résolution du
conflit israélo-palestinien, que tous
ses prédécesseurs. Dans les faits, il
n’a rien fait. Il fut la belle image du
président afro-américain sympathique, au
verbe lumineux mais à la politique
sombre, aussi noire que celle de son
prédécesseur. Les mensonges continuent
et les citoyens égyptiens devront se
rappeler, comme les Irakiens, les
Syriens et les Palestiniens, que le
gouvernement américain dit vrai quand il
affirme qu’il n’aime rien autant que la
démocratie.
Face à ce mensonge, les
manifestations non-violentes de masse
unissant femmes et les hommes, les
laïques et les islamistes, les coptes,
comme les musulmans, les agnostiques et
les athées, sont la réelle expression du
réveil égyptien. Rester dignes, sans
armes, refuser les mensonges, la
propagande et la manipulation, et
prendre son destin en main.
(1) "Les relations n’ont pas
toujours été au beau fixe entre les
États-Unis et El Baradei. Celui-ci a
vertement critiqué, la qualifiant de
« farce », la timidité des positions
américaines réclamant, dans un premier
temps, des réformes de l’intérieur du
régime . Il reste qu’une analyse plus
approfondie montre une relation d’une
autre teneur. Les relations entre Barack
Obama et Mohamed El Baradei sont
excellentes et ce dernier n’a eu de
cesse de louer et de soutenir le
successeur de George W. Bush. Préparant
la succession de Moubarak,
l’administration Obama comprend qu’elle
pourrait tirer un parti positif des
relations détestables et notoirement
houleuses qu’El Baradei entretenait avec
l’administration Bush et les États-Unis
dans le passé. « Ironiquement, affirme
Philip D. Zelikow, ancien conseiller au
Département d’État, le fait que El
Baradei ait croisé le fer avec
l’administration Bush sur l’Irak et
l’Iran est en train d’aider ce dernier
en Égypte et, plaise à Dieu, nous ne
devons rien faire qui puisse donner
l’impression que nous l’aimons. » Même
analyse dans le magazine Foreign Affairs,
une année avant les soulèvements.
Relevant qu’il est négatif, pour tout
acteur politique en quête de crédibilité
auprès des citoyens égyptiens, d’être
perçu comme ami des Américains ou
soutenu par eux, l’auteur de l’article,
Steven A. Cook, ajoute : « Si El Baradei
a de fait une chance raisonnable de
promouvoir des réformes politiques en
Égypte, alors les décideurs politiques
serviraient au mieux sa cause en
décidant de ne pas trop intervenir.
Assez paradoxalement, la relation froide
que El Baradei a entretenue avec les
États-Unis en tant que chef de l’Agence
internationale de l’énergie atomique
(AIEA) fait désormais progresser les
intérêts américains. »" : L’islam
et le Réveil arabe, 2011, p. 52
(2) Washington Post, August 3,
2013
(3) Cf mon article Egypte, Coup
d’Etat Acte II
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 10 août 2013
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