Opinion
Défis tunisiens
Tariq
Ramadan
Tariq
Ramadan
Lundi 5 mars
2012
Cela faisait près de vingt-quatre ans
que je n’étais point revenu à Tunis. Ben
Ali et son régime m’avaient interdit
d’entrée et les autorités suisses
m’avaient prévenu - de façon imagée - du
fait "qu’un accident était si vite
arrivé". Dans l’avion, j’étais traversé
par des sentiments contradictoires. Une
joie de retourner dans un pays que
j’avais aimé et apprécié. Un plaisir
surtout de revenir sur les lieux de la
mobilisation et du courage populaires
qui avaient eu raison, les premiers, du
dictateur et de son régime. Il y avait
de l’appréhension également : la Tunisie
avait avancé plus que les autres vers la
transition démocratique mais les
tensions entre les laïques, les
islamistes réformistes et les salafis
littéralistes restent très fortes et
particulièrement conflictuelles. Les
enjeux sont encore déterminants et rien
n’est somme toute gagné encore quant à
la transition achevée vers la
transparence, la démocratisation et la
fin du clientélisme et de la corruption.
Dans le monde arabe, la Tunisie a
désormais une place à part et son rôle a
été et va demeurer décisif dans les
prochaines années. Cette visite avait
lieu à un moment clef de l’histoire
tunisienne : je voulais voir, écouter et
apprendre tout en délivrant le seul
message qui m’apparaissait comme
approprié à ce moment précis de la
transition : celui de la
responsabilisation, de l’écoute
raisonnable, et de la réconciliation.
A Tunis, j’ai écouté des voix
sincèrement inquiètes, ébranlées par le
doute, mues souvent par l’émotion, et
traversées par la peur. Quel sera donc
l’avenir de la Tunisie secouée par les
passes d’armes entre les laïques, les
réformistes islamistes et les salafis ?
D’autres acteurs étaient clairement dans
l’ordre de la manipulation de cette peur
: dessinant tantôt les islamistes, touts
courants confondus, comme des dangereux
intégristes qui allaient assurément
plonger le pays dans les sombres abîmes
de la théocratie. A l’autre extrême, des
courants salafis dessinent un portrait
diabolique de tous les laïques, "opposés
à la religion", suppôts de l’Occident et
dangereux pour la Tunisie par le simple
fait d’être francophones. Des discours
tranchés, superficiels et surtout
dangereux. Ceux-ci sont souvent
enregistrés, rapportés puis largement
diffusés par les médias. Ils font les
unes et forment une perception somme
toute faussée de la réalité tunisienne.
Car enfin, à l’écoute du peuple, des
élites, des étudiants autant que des
citoyens ordinaires, on s’aperçoit que
la majorité des Tunisiennes et des
Tunisiens ne sont pas emportés par cette
polarisation malsaine et qu’ils ont une
attitude plus raisonnable et ouverte
quant à ce que doit être l’identité et
l’avenir du pays. La première preuve fut
le vote relatif à l’Assemblée
constituante. Les trois partis qui sont
parvenus en tête des élections ont tous
pour caractéristique de stipuler que les
laïques et les islamistes réformistes
doivent travailler ensemble et qu’il en
va de l’avenir du pays. Les Tunisiens,
loin des manipulations intérieures et/ou
étrangères, sont restés vigilants et ont
montré une conscience politique dont le
monde arabe entier à besoin aujourd’hui.
Il reste aujourd’hui que le peuple
est impatient et que des courants
politiques de l’intérieur autant que des
interventions étrangères brouillent les
cartes. J’ai rencontré de nombreux
Tunisiens qui étaient quelque peu
perdus, qui ne savaient plus ce qu’il
fallait penser ou qui il fallait croire
et suivre. Non seulement la situation en
Tunisie demeure incertaine, mais
l’évolution des autres pays, qui furent
le cœur du "printemps arabe", est
inquiétante et ne présage rien de bon.
La Libye voisine est au bord de la
guerre civile et larvée, l’Égypte
demeure aux mains de l’armée, le Yémen
semble tiraillé, le Bahreïn reste
enfermé sous une chape de silence alors
que les civils syriens sont
quotidiennement pilonnés et meurent au
vu et au su du monde. Que peut-on
espérer quand, de surcroît, les alliés
potentiels d’hier deviennent suspects
aujourd’hui quant à leurs calculs et à
leurs vraies intentions : quelle est la
stratégie iranienne et libanaise dans la
région et en Syrie, que veut l’Arabie
Saoudite et quel jeu joue le Qatar ?
Comment va évoluer le bras de fer entre
la Chine, la Russie d ’un côté et les
pays occidentaux de l’autre avec, en
sus, la centralité du conflit
israélo-palestinien ? Comment vont
évoluer les relations sunnites-chiites
au cœur de ces tensions ? Ces questions
sont critiques et la Tunisie, qui a
accueilli le 24 février dernier la
conférence sur la Syrie, est au cœur de
ces questionnements et de ces évolutions
qui auront un impact décisif sur son
propre devenir. Avant de subir les
conséquences de ces développements
régionaux, le peuple tunisien a
néanmoins dans les mains les moyens de
forcer son propre destin étant à
l’avant-garde des soulèvements
populaires. Sa responsabilité, et celle
des élites politiques et
intellectuelles, est immense. Tous les
acteurs de la vie sociale, culturelle,
économique et politique tunisienne ont
la responsabilité majeure de sortir des
polarisations inutiles et
contreproductives et de s’engager à
résoudre les vrais problèmes internes,
régionaux et internationaux. Il faut
avancer dans les voies de la réforme du
système politique, de l’assainissement
de l’ordre des juges et du pouvoir
judiciaire. La lutte contre la
corruption, le clientélisme et
l’insécurité est primordiale. La Tunisie
vient de découvrir la pauvreté endémique
et son système scolaire défaillant et
discriminatoire : les élus doivent en
faire , ensemble, une priorité qui ne
s’arrête pas à opposer l’arabisation à
l’enseignement du français. Il faut
additionner les langues avec pour
objectif une maîtrise de plusieurs
langues plutôt que d’imposer une
approche exclusive au nom d’une approche
réductrice et frileuse de l’identité
culturelle et linguistique tunisienne.
Régionalement et internationalement, la
Tunisie doit trouver de nouveaux
partenaires dans ce monde multipolaire :
il ne s’agit pas de jouer la Chine ou
l’Inde contre la France ou les
États-unis mais de jouer sur la
multiplicité des alliances et des
positionnements en Afrique du Nord, au
Maghreb, comme avec le Moyen Orient, ou
dans la gestion du conflit
israélo-palestinien qui reste central.
Le soulèvement qui fut naturellement
nationaliste doit se donner une
envergure internationale et
universaliste quant aux opportunités qu
’il offre et aux valeurs qu’il défend.
Dans l’avion du retour, je méditais
sur ce moment historique que vivait la
Tunisie. Les chantiers de l’avenir sont
immenses et la complexité des affaires
est une évidence. La lucidité, la
détermination, la patience et l’espoir
restent néanmoins les meilleures armes
de ce peuple qui construit son avenir.
J’ai rencontré de nombreuses
intelligences alertes et sages : dans le
trouble et le doute, elles sont des
promesses que quelque chose peut
vraiment changer en Afrique du Nord et
au Moyen-Orient. Ces seules promesses
sont déjà la preuve que quelque chose a
déjà changé. Et à ce moment très précis,
la Tunisie est en route, à la rencontre
de son avenir qui reste grand ouvert .
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 7 mars 2012
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