|
Tariq Ramadan.com
Islam, La Réforme Radicale: Ethique et Libération
Jeudi 4 septembre 2008
Introduction.
La route ne fut pas toujours aisée et les études
et les recherches furent longues et parfois bien difficiles. Les
réflexions et les propositions que les lecteurs trouveront dans
le présent ouvrage sont le produit d’une longue et profonde
immersion dans l’univers des « sciences islamiques ». Pendant
plus de vingt ans (nourri par l’enseignement traditionnel que
nous avions suivi, des lectures accumulées, des recherches
personnelles et des livres écrits) nous avons répété que le
réveil de la pensée islamique passait nécessairement par une
réconciliation avec sa dimension spirituelle d’une part et par
un engagement renouvelé, une lecture rationnelle et critique (ijtihâd)
des sources scripturaires dans le domaine du droit et de la
jurisprudence (fiqh) d’autre part. Nous
n’avons pas changé d’avis : le cœur lumineux de l’islam est bien
la quête et l’initiation spirituelles et sa dimension
universelle passe nécessairement par un travail de lecture et de
relecture continuée, d’interprétation fidèle et novatrice et
enfin de formulation d’avis juridique adaptés (fatâwâ).
Les musulmans d’aujourd’hui, en Orient comme en Occident, ont un
besoin urgent d’un fiqh (droit et
jurisprudence) contemporain, distinguant ce qui, dans les
Textes, est immuable de ce qui est propre au changement. Nous
nous y sommes engagé de façon systématique dans trois ouvrages
aux approches différentes : avec Etre Musulman
Européen , il s’agissait de présenter une réflexion nouvelle
à partir des principaux instruments classiques offerts par les
fondements du droit et de la jurisprudence (usûl
al-fiqh) : le raisonnement interprétatif critique et
autonome (ijtihâd), l’intérêt et le bien
communs (maslaha) et l’avis juridique
circonstancié (fatwâ). Cette approche devait
permettre aux musulmans européens (et occidentaux) de répondre
aux questions et aux défis de leur présence dans les sociétés
sécularisées où le référent religieux joue un rôle secondaire
dans la vie publique. L’ouvrage Les musulmans
d’Occident et l’avenir de l’islam prolongeait cette
réflexion en abordant de façon plus directe la question des
sciences et des méthodologies en amont : la seconde partie du
livre se présentait sous la forme de propositions pratiques et
concrètes dans les différents domaines de la spiritualité, de
l’éducation, de l’engagement social et politique, du dialogue
interreligieux, etc. Ces deux ouvrages ont vulgarisé une pensée
et une méthodologie qui se sont diffusées bien au-delà de nos
espérances : un large mouvement de pensée s’est mis en branle
au-delà de ces contributions. Notre étude sur Le
face à face des civilisations abordait la question sous
l’angle des sociétés majoritairement musulmanes en posant la
question Quel projet pour quelle modernité ?
et en étudiant les dimensions sociale, politique, économique et
culturelle d’un possible projet de société. Il s’agissait encore
et toujours de faire le pari de la fidélité dans le mouvement.
Nous sommes pourtant parvenus à des limites. La
vision générale a certes été renouvelée, des lectures novatrices
ont souvent permis d’apporter des solutions originales, de
dépasser les attitudes de repli, de mettre un frein à
l’isolement victimaire ou encore au littéralisme sectaire : un
autre rapport à soi et à l’Occident s’avérait possible. Et
pourtant ! Des blocages demeuraient qui empêchaient de
poursuivre plus loin la réflexion et qui surtout donnaient au
mouvement de réforme (islâh) la forme d’un processus
d’adaptation continuée à l’ordre des choses… aussi
insatisfaisantes fussent-elles. Il nous apparaissait qu’il
fallait aller plus loin et non plus seulement questionner, comme
l’avaient fait les réformistes des deux précédents siècles, les
productions du fiqh mais bien ses fondements, ses sources et la
science mère (usûl al-fiqh). Des siècles,
des décennies et des années de référence à l’ijtihâd
ont certes fait avancer les choses mais de façon encore bien
insuffisante puisque les crises demeurent, voire
s’approfondissent, et que les musulmans semblent en panne de
vision et de projets pour le présent et pour l’avenir. Nous
semblons avoir atteint la fin d’un cycle, celui qui consistait à
penser la revivification à partir du simple renouvellement de la
lecture des sources scripturaires et de leur interprétation. On
y avait justement distingué la sharî’a (la Voie de la fidélité
comprenant l’ordre légal) du fiqh, les
principes généraux (‘âm) des principes
spécifiques (khâs), les normes immuables (thawâbit)
des normes sujettes à changement (mutaghayyirât)
et cela avait permis le mouvement du renouveau comme l’avait
indiqué et espéré le penseur indo-pakistanais Muhammad Iqbâl (m.
1938) Or, il se trouve, comme nous le montrerons dans notre
première section, que cela est insuffisant lorsque les progrès
du monde sont si rapides, les défis si complexes, et la
mondialisation si perturbante.
Il faut donc, à notre sens, aller plus loin,
poser la question des sources du droit et de la jurisprudence (usûl
al-fiqh), des catégories qui les organisent, des
méthodologies qui en découlent et enfin de la nature de
l’autorité que ces ensembles confèrent aux savants des Textes
(les ‘ulamâ’ et particulièrement les fuqahâ’).
C’est ce que nous nous proposons d’entreprendre dans le présent
ouvrage : il s’agit clairement d’une nouvelle étape. Il est ici
question pour nous de revisiter non plus seulement les outils et
les applications concrètes et historiques du droit et de la
jurisprudence (fiqh) mais leurs sources,
leur catégorisation et ce faisant les méthodes, les champs
d’autorité et la nature des approches qui nous ont été proposées
à travers l’histoire de cette science (usûl al-fiqh).
Cette démarche est le produit d’années de réflexions et de
questionnement sur la nature des crises, des difficultés et des
blocages qui paralysent la pensée musulmane contemporaine :
pourquoi donc le recours à l’ijtihâd, depuis
si longtemps convoqué, ne produit-il finalement pas le renouveau
escompté ? Pourquoi l’esprit novateur, audacieux et créatif de
l’origine a-t-il laissé la place à des démarches frileuses qui
ne pensent la réforme qu’en terme d’adaptation au monde et non
plus avec la volonté et l’énergie de sa transformation ? Comment
expliquer et appréhender cette scission et ce fossé immense
entre les « sciences islamiques » (ou « sciences sacrées ») et
toutes les « autres sciences », qui délimitent des champs
d’autorité distincts et bien gardés mais qui ne permettent pas
de répondre comme il se doit aux défis de l’époque ? Ce sont ces
questions, et bien d’autres encore, qui nous ont convaincu qu’il
fallait remonter à la racine des problèmes, circonscrire leur
portée et proposer une nouvelle approche et une nouvelle
méthodologie quant aux fondements et aux sources du droit et de
la jurisprudence (usûl al-fiqh).
Cette étude contient, au demeurant, trois thèses
fondamentales : le monde musulman contemporain (en Orient comme
en Occident) doit repenser les termes et les modalités du
processus de réforme (islâh, tajdîd). Il
importe de distinguer « la réforme de l’adaptation », qui impose
à la pensée religieuse, philosophique et légale de simplement
s’adapter aux évolutions des sociétés, des sciences et du monde,
de la « réforme de la transformation » qui se donne les moyens
spirituels, intellectuels et scientifiques d’agir sur le réel,
de maîtriser les savoirs et d’appréhender par anticipation la
complexité des défis sociaux, politiques, philosophiques et
éthiques. Pour ce faire, et c’est la seconde thèse, il faut
impérativement reconsidérer le contenu et la géographie des
sources du droit et de la jurisprudence islamiques (usûl
al-fiqh). Il ne peut s’agir de s’appuyer uniquement sur les
sources scripturaires pour aborder la relation entre les
connaissances humaines (religion, philosophie, sciences
expérimentales et humaines, etc.) et l’éthique appliquée :
l’Univers, la Nature et les savoirs qui s’y rapportent doivent
impérativement être intégrés dans le processus qui permet de
fixer les objectifs supérieurs et les finalités éthiques (al-maqâsid)
de l’enseignement global de l’islam. La conséquence de cette
nouvelle géographie est importante et elle détermine notre
troisième thèse : il faut opérer un déplacement du centre de
gravité de l’autorité dans l’univers de référence islamique en
sériant plus clairement les compétences et les rôles respectifs
des savants des différents domaines. Les savants des Textes (‘ulamâ’
an-nusûs) et les savants du contexte (‘ulamâ’
al-wâqi’) doivent désormais travailler ensemble, sur un pied
d’égalité, pour mettre en branle cette réforme radicale que nous
appelons de nos vœux.
Nous sommes conscient, au moment où nous
écrivons ces lignes, que des critiques ne manqueront pas de
s’exprimer. D’aucuns ont, ces dernières années, questionné notre
compétence et notre habilité à aborder certaines questions en
sciences islamiques (fiqh, usûl al-fiqh, etc.) et, a fortiori, à
proposer des solutions. Répétons ici que ce qui nous importe est
que ces critiques cessent de s’intéresser à la personne et
commencent à s’atteler au seul vrai débat qui compte, à savoir
étudier les thèses et les réflexions présentées et en produire,
le cas échéant, une critique sérieuse et argumentée. Nous avons
pu nous rendre compte, au moment où nous avions lancé l’Appel
pour un moratoire sur la peine de mort, les châtiments corporels
et la lapidation , que les réactions (même de la part de
quelques ‘ulamâ’) étaient passionnées et
émotives mais qu’il y avait eu au fond très peu de critiques
argumentées produites après une étude approfondie du texte de
l’Appel. Cette absence de débat critique et serein est à notre
sens l’un des maux qui rongent la pensée musulmane
contemporaine.
Lors de présentations académiques (conférences,
colloques ou séminaires) précédant l’écriture de ce livre,
certains interlocuteurs ont relevé que, selon eux, ces
réflexions n’étaient pas neuves, que l’intégration des
scientifiques (issues des sciences expérimentales ou humaines)
était déjà une réalité dans certains conseils juridiques
islamiques. C’est ce que nous questionnons et dont nous
contestons les modalités. Il existe certes, et nous en faisons
mention à plusieurs reprises, des domaines (comme la médecine)
où il existe des plateformes dans lesquelles les
‘ulamâ des Textes et les scientifiques se concertent et
additionnent leurs compétences mais cette réalité est bien plus
l’exception que la règle. Au demeurant, notre thèse est bien
plus claire et plus radicale qu’un simple appel à « la
consultation » ponctuelle des experts et des spécialistes (khubarâ’)
dans les différents domaines du savoir : ce qui nous importe ici
est de questionner l’essence de la catégorisation entre des
sources du droit (usûl al-fiqh) et, ce faisant, de stipuler la
nécessaire intégration des savants (‘ulamâ’)
de la Nature, des sciences expérimentales et humaines, de façon
permanente et sur un pied d’égalité quand il s’agit de
déterminer les objectifs supérieurs et les finalités éthiques
dans leurs domaines respectifs. Cette démarche nous permet de
proposer ici un ensemble de finalités éthiques plus élaboré (que
celui des cinq ou six objectifs principes traditionnels ) et une
catégorisation (horizontale et verticale) originale des
objectifs supérieurs. Notre approche offre un cadre qui ne se
présente pas comme définitif mais impose de fait une révision
critique des méthodologies et des typologies classiques.
On pourra aussi relever que nous n’apportons pas
toujours de solutions concrètes aux différentes questions que
nous soulevons. Il faut distinguer les registres : le travail
théorique auquel nous nous sommes appliqué, dans les trois
premières parties de cet ouvrage, consiste à étudier la
terminologie, la catégorisation des sciences et l’histoire des
différentes écoles des fondements du droits (usûl
al-fiqh). Dans le cadre de cette réflexion fondamentale,
nous proposons une nouvelle géographie des sources du doit et de
la jurisprudence (usûl al-fiqh) : celle-ci
doit permettre d’intégrer l’Univers et les environnements
sociaux et humains (et donc de toutes les sciences y relatives)
à la formulation des finalités éthiques du message islamique
dont nous proposons ici une nouvelle présentation et également
une nouvelle catégorisation. A partir de ce cadre théorique,
nous étudions des cas de figure pratiques et nous soulevons un
certain nombre de problématiques et de questions : nous avons
choisi quelques domaines clefs (médecine, arts, cultures,
relation homme-femme, écologie, économie, sécularisation,
politique, philosophie) qui sont loin d’être les seuls mais
vis-à-vis desquels (dans le cadre limité de cette étude) il nous
semble que notre approche est de nature à ouvrir de nouveaux
espaces d’investigation et de créativité. Il ne nous appartient
pas ici d’apporter des réponses à chacune des interrogations
posées puisque la thèse fondamentale du présent ouvrage est
justement d’affirmer que les spécialistes doivent se pencher sur
ces problèmes, être plus impliqués et nous faire bénéficier de
leurs compétences sur des questions souvent complexes et
pointues. Notre apport se limite ici à questionner les méthodes
tout en formulant des critiques de fond quant à la nature
formaliste ou clairement inadaptée des réponses proposées. Il
appartient ensuite aux savants, scientifiques et experts des
diverses branches de savoirs de nous fournir des solutions
nouvelles et performantes.
Il faut encore être clair sur un point : cette
étude n’est pas une critique systématique et sans nuance des ‘ulamâ’
et des fuqahâ’ que nous rendrions responsables de tous
les maux qui traversent les sociétés majoritairement musulmanes
et les communautés qui vivent en Occident, en Asie ou en
Afrique. Notre propos touche la conscience musulmane
contemporaine à tous les niveaux et nos critiques se veulent
constructives et multidimensionnelles. Il importe que les
musulmans dits ordinaires prennent leur part de responsabilité
dans le travail critique, dans la nature des questions qu’ils
formulent et dans l’approfondissement de la réflexion à partir
des réalités quotidiennes. Le problème du leadership dans le
monde musulman tient également au manque de contributions
critiques à l’intérieur des communautés religieuses, à la
passivité du plus grand nombre et au suivisme souvent exclusif,
basé sur l’émotivité ou l’admiration, de tel ou tel savant ou
leader compétent et/ou charismatique. Il est nécessaire
également de faire la critique des intellectuels et des
scientifiques ou savants qui excellent dans leur champ de
compétence mais qui ne participent pas aux débats intellectuels
et éthiques à l’intérieur de la communauté spirituelle : ils se
bornent souvent à critiquer
« l’incompétence-des-savants-qui-ne-connaissent-rien-aux-questions-sur-lesquelles-ils-légifèrent »
mais ils adoptent une attitude d’observateurs passifs n’assumant
aucune responsabilité dans la crise de la conscience musulmane
contemporaine. Nous appelons donc à un réveil général et à une
évaluation autocritique de toutes les consciences et de toutes
les compétences, des musulmans ordinaires autant que des
intellectuels, des scientifiques et des ‘ulamâ’. Il appartient
même aux experts non musulmans, comme nous le verrons, de jouer
leur rôle dans le processus en interpellant la conscience
musulmane contemporaine sur un certain nombre de questions ou en
apportant le concours de leur compétence dans la résolution
possible de certaines questions scientifiques et/ou éthiques (en
sciences expérimentales ou humaines).
Notre étude se présente en quatre parties bien
distinctes. Les trois premières sont théoriques et ont pour
fonction de déterminer le cadre à partir duquel les cas
pratiques sont abordés dans la dernière partie. Nous nous sommes
d’abord intéressé à la terminologie et à la nature de la réforme
dont nous parlions. Dans la seconde partie, nous avons présenté
les trois grandes écoles classiques qui ont déterminés les
horizons des fondements du droit et de la jurisprudence (usûl
al-fiqh) : l’école déductive, l’approche inductive puis
l’école des objectifs supérieurs (al-maqâsid).
C’est dans la troisième partie que nous proposons « une nouvelle
géographie des fondements du doit et de la jurisprudence » et
que nous exposons nos thèses fondamentales. Dans la quatrième
partie, nous avons fait le choix de certains domaines (choix
arbitraire et qui de surcroît ne pouvait permettre une étude
exhaustive) dans lesquels la pensée islamique avait plutôt bien
évolué (comme la médecine, même s’il faut encore davantage
d’engagement spécialisé), et d’autres où l’on assiste à de vrais
blocages (arts, cultures, économie, écologie, etc.). Il s’agit
pour nous de montrer comment, et en quoi, une méthodologie
nouvelle est nécessaire pour relever les différents défis de
l’époque contemporaine. L’exigence n’est pas, dans chacun des
domaines scientifiques, de chercher à s’adapter aux évolutions
sociales et scientifiques mais d’apporter une contribution
éthique, un supplément d’âme, d’humanité et de créativité
positive aux sociétés, aux sciences et aux progrès humains.
Le lecteur qui aimerait éviter les chapitres
techniques analysant les sciences islamiques et les fondements
du droit (usûl al-fiqh) puis le développement théorique
relatif à la présentation de la nouvelle géographie que nous
proposons ici, pourra se concentrer sur l’étude des cas
pratiques et les cinq sections que nous avons établies dans la
quatrième partie. Le cas échéant, il pourra revenir à la lecture
des questions théoriques dans un second moment. La lecture
linéaire de l’ouvrage ou l’approche initiale par les cas
pratiques peuvent être toutes deux logiques, voire
complémentaires, si l’on garde à l’esprit les relations
impératives existant entre les critiques théoriques, la
méthodologie proposée et les solutions pratiques et éthiques qui
sont l’objet de notre démarche. Nous parlons de l’intérieur d’un
univers de référence dont nous questionnons les catégorisations
et les méthodologies classiques afin de pouvoir réconcilier
l’intelligence musulmane contemporaine avec l’universalité de
son message et la complexité des défis contemporains. Il importe
de ne pas oublier, chemin faisant, les limites autant que les
ambitions de l’entreprise que nous nous sommes assignée.
Disponible dès le 15
septembre
© Tariq Ramadan 2008
|