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Le Gouvernement Britannique et les
musulmans : Le devoir de cohérence
Tariq Ramadan
Lundi 4 juin 2007
J’ai reçu une invitation à participer une
conférence sur « L’islam et les musulmans dans le monde »
organisée aujourd’hui par le gouvernement britannique sous les
auspices de l’université de Cambridge. L’initiative se veut
être le dernier acte politique du Premier Ministre Tony Blair à
l’égard des musulmans britanniques sous la forme d’un message
fondé sur l’ouverture, le dialogue et le respect. Au moment où
Tony Blair fait son bilan, on peut saluer l’esprit de cette
initiative mais il faut surtout se questionner sur le sens et l’efficacité
d’une opération qui semble présenter les traits d’un
exercice de rattrapage ou de pures relations publiques.
Car enfin, près de deux ans après les attentats de
Londres, il faut effectivement faire le point sur les récents développements
de la politique du gouvernement actuel vis-à-vis des citoyens
britanniques de confession musulmane en particulier et des
musulmans du monde en général. La réaction des Britanniques,
des Londoniens et parmi eux des musulmans, a été
extraordinaire après les attentats du 7 juillet. Non seulement
la condamnation des attentats terroristes a été quasi- unanime
mais on a vu partout des organisations et des mosquées se
mobiliser avec leurs concitoyens et des fidèles d’autres
religions pour éviter les rejets mutuels, les fractures et les
tentations xénophobes. Ken Livingston le relevait quelques
semaines après les événements : la réaction des
Londoniens avait été exemplaire et prouvait que les citoyens
britanniques de confession musulmane étaient bien intégrés à
leur société contrairement aux apparences médiatiques qui
focalisaient sur l’action de groupes groupusculaires agissant
totalement en marge des communautés musulmanes. C’était sur
la base de cette donnée visible et concrète qu’il aurait
fallu établir des relations confiantes et sérieuses avec la
communauté musulmane dans son ensemble. Les autorités étaient
en droit d’attendre un discours religieux clair sur la
condamnation du terrorisme en même temps qu’une formulation
plus explicite de l’acceptation du fait d’être britannique,
de respecter les institutions du pays et d’exprimer un sens
positif de l’appartenance de même qu’une réelle loyauté
à la nation. A travers le pays, l’Europe et le monde, ce
propos a été élaboré dit et répété et a même fait
l’objet d’une forte déclaration
à Istanbul (2 juillet 2006) lors d’une conférence pensée
et promue par le Foreign Office. De son côté, il appartenait
au gouvernement d’écouter les revendications de ses citoyens
musulmans et d’essayer de diminuer au maximum les causes
d’un ressentiment qui n’a cessé de s’approfondir et de
miner ses relations avec un pan entier du peuple britannique.
Les réalités des discriminations à l’emploi, de la
marginalisation sociale, du racisme contre les musulmans et l’état
des écoles-ghettos - sur le plan intérieur - faisaient écho
au refus de la guerre en Irak, à la demande de soutien aux
Palestiniens et plus largement du rejet de l’alignement systématique
sur les Etats-Unis -sur le plan international.
Au lieu de cet engagement constructif qui aurait dû essayer de
tirer le meilleur du malheur des attentats du 7 juillet, on a pu
constater que le gouvernement s’enfermait peu à peu dans une
double attitude de dénégation sur le plan interne comme au
niveau de sa politique étrangère. L’obsession de la « menace
terroriste » a désormais colonisé tous les débats et a
enfermé le gouvernement dans une logique de « lutte
contre la radicalisation et l’extrémisme ». S’il
paraissait normal de traiter de la question, il ne pouvait
s’agir de réduire la totalité de la « question
musulmane » à la question de la sécurité. Sans compter
que cette démarche se doublait d’un discours réducteur - et
souvent paternaliste - sur la question de la nécessaire
« intégration » insistant sur le fait que les
musulmans devaient « s’intégrer » en acceptant
les valeurs britanniques (Etat de droit, liberté, tolérance, démocratie,
etc.) fondant l’essence du « Britishness ». Or, ce
discours réducteur est dangereux pour deux raisons majeures :
d’abord parce qu’il associe faussement le terrorisme à
l’intégration alors que tous les protagonistes des attentats étaient
grandement intégrés : ils étaient éduqués,
travaillaient, étaient culturellement occidentalisés et se réunissaient
dans des fitness. Ensuite ce discours normalise dans le débat
social et politique d’aujourd’hui une équation que les
partis d’extrême droite étaient seuls à proposer hier :
les musulmans dans leur ensemble ont un problème avec les
valeurs occidentales et modernes et doivent « prouver »
plus clairement qu’ils les acceptent. Le 8 Decembre 2006, Tony
Blair a ainsi appelé les minorités à se conformer « à
nos valeurs essentielles » en comprenant qu’elles
ont « un devoir d’intégration » (« a
duty to integrate » ). Cette approche plus idéologique
que scientifique a permis de promouvoir une politique
strictement sécuritaire vis-à-vis de l’ensemble de la
communauté musulmane devenue suspecte parce que perçue comme
« mal intégrée ».
Le terrorisme nécessite une analyse profonde de la rhétorique
religieuse et des stratégies politiques de ses auteurs et il
faut les confronter de façon déterminée sur ces deux
terrains. Il est également clair qu’une politique de sécurité
adaptée et ciblée s’impose. Cela ne saurait néanmoins
justifier des mesures globales ciblant toute une population sur
la base d’un diagnostique erroné. L’immense majorité des
Britanniques musulmans n’a absolument aucun problème avec les
valeurs britanniques susmentionnées et leur intégration
culturelle et religieuse est déjà une réalité que prouvent
des millions de citoyens vivant paisiblement au quotidien. Ce
qui est problématique aujourd’hui ce ne sont pas « les
valeurs essentielles » c’est l’écart existant entre
ces dernières et les pratiques sociales et politiques au
quotidien : l’application du droit est à géométrie
variable selon que l’on est Noir, Arabe ou musulman ;
l’égalité des chances est souvent un mythe et le racisme
institutionnel est un mur contre lequel butent les jeunes
citoyens issus des « minorités » culturelles et
religieuses. Plutôt que de demander aux musulmans de se plier
à « un devoir d’intégration », il appartient à
la société britannique de se réconcilier avec ses propres
valeurs et aux politiciens de respecter un strict « devoir
de cohérence ».
Tony Blair et son gouvernement ont imposé à tous leurs
fonctionnaires de nier la réalité du lien entre le terrorisme
et la politique étrangère de la Grande Bretagne. Si
effectivement l’invasion de l’Irak ne doit jamais éthiquement
justifier les attaques terroristes contre les innocents de
Londres, il serait néanmoins complètement absurde de nier la réalité
du lien politique existant entre ces deux phénomènes.
L’invasion illégale de l’Irak, le soutien aveugle à la
politique suicidaire de Bush, le silence britannique sur
l’oppression des Palestiniens... comment tout cela
n’aurait-il aucune relation avec la rancœur et parfois la
haine qui sont entretenues dans le monde musulman à l’égard
de l’Occident en général et de la Grande Bretagne en
particulier. Bien sûr le terrorisme ne s’explique pas
uniquement par cela, mais il s’explique également par cela
(sans que cela veuille dire qu’on lui trouve aucune
justification). A l’heure du départ de Tony Blair, il faut également
faire le bilan de cette politique internationale et entendre les
revendications légitimes de millions de citoyens qui ont usé
de tous les moyens démocratiques et pacifiques pour s’opposer
à la guerre et qui n’ont point été entendus. Les dégâts
de cette politique - en terme de confiance - sont profonds sans
compter les rapports accumulés sur les horreurs de Guantanamo
et d’Abul Ghayb et ces avions passant secrètement par la
Grande Bretagne pour mener des prisonniers vers d’obscurs
lieux de tortures...
A lire le programme de cette conférence d’adieu, on est pris
d’un malaise. Aucun des thèmes sensibles n’est abordé,
aucun représentant des grandes associations musulmanes
britanniques n’a été invité à s’exprimer. Comme si ces
associations et leurs leaders étaient le problème et non
partie prenante de la solution. Comme si en continuant à
parler, conférence après conférence, des « grandes
valeurs essentielles » ; « des droits de
l’homme », du « dialogue » on allait résoudre
les problèmes de fond en refusant de les regarder en face.
Beaucoup de belles intentions, beaucoup de discours
d’ouverture mais les faits sont là qui disent les réalités
de la politique politicienne, des intérêts géostratégiques
et de la manipulation. Si les musulmans, de Grande-Bretagne et
du monde, doivent urgemment refuser d’entretenir une mentalité
de victimes pour se prendre en charge et développer une
conscience politique critique, cela commence par résister aux
manœuvres politiciennes destinées à les endormir, à choisir
pour eux leurs représentants, voire à les instrumentaliser.
C’est un impératif qui leur incombe et ce ne pourra être que
positif pour la démocratie en Grande Bretagne.
[Une version courte de cet article est parue lundi 4 juin dans
le Guardian
en Grande Bretagne]
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