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Après Moubarak ?
Tariq Ramadan
Tariq Ramadan
Mardi 1er février 2011
Après les manifestations en Tunisie et le renversement du
dictateur en Tunisie, deux questions apparaissaient dans tous
les médias occidentaux et colonisaient l’esprit des analystes :
le phénomène allait-il se propager dans d’autres pays arabes et,
partant, qu’elle allait être le rôle des islamistes après la
chute des dictatures. Qui aurait pu penser que le régime
tunisien allait ainsi s’effondrer ; qui donc aurait pu prédire
que l’Egypte allait ainsi vivre des mobilisations sans
précédent. Un verrou est brisé, rien ne sera plus jamais comme
avant et il est fort probable que d’autres pays suivront
l’exemple de l’Egypte a plus ou loin long terme puisque ce
dernier est autrement plus central et symbolique sur le plan
politique et géostratégique que la Tunisie.
Reste la question des islamistes dont la présence a justifié,
pendant des décennies, que l’Occident acceptât et soutînt les
pires des dictatures dans le monde arabe. Ces dernières
diabolisaient leurs opposants islamistes, au premier rang
desquels les Frères Musulmans égyptiens qui représentent
historiquement le premier mouvement de masse structuré avec un
poids politique conséquent. Cela fait près de soixante ans que
la confrérie est illégale tout en étant autorisée et qu’elle
manifeste une capacité de mobilisation forte à chaque échéance
électorale plus ou moins démocratique (syndicats, élections
municipales et parlementaires, etc.) Le Frères Musulmans
seront-ils en Egypte la force montante de l’après Moubarak et,
le cas échéant, à quoi pouvons-nous nous attendre de la part
d’une telle organisation ?
On entend souvent en Occident des analyses superficielles, et
souvent très orientées idéologiquement, concernant l’islam
politique en général et les Frères Musulmans en particulier. Or
l’islamisme, non seulement est constitué de tendances très
diverses, mais celles-ci ont également évolué avec le temps au
gré des péripéties de l’Histoire. Les Frères Musulmans ont
commencé par être, dans les années trente et quarante, un
mouvement légaliste et non violent (revendiquant la légitimité
de la résistance armée en Palestine face au projet sioniste à
partir des années trente). L’étude des textes écrits par Hassan
al Banna, fondateur de la confrérie, entre 1930 et 1945, prouve
trois faits : il s’opposait à la colonisation et critiqua
clairement les dérives fascistes de l’Allemagne et de l’Italie ;
il refusait l’usage de la violence en Egypte même s’il la
considérait comme légitime en Palestine (pour résister au
groupements sionistes terroristes du Stern et de l’Irgoun) ; le
modèle parlementaire britannique lui paraissait le plus proche
des principes islamiques et il désirait fondé un « Etat
islamique » sur la base de réformes graduelles en commençant par
l’éducation populaire et de l’encadrement social.
Hassan al Banna a été assassiné en 1949 par le gouvernement
égyptien sur les ordres des occupants britanniques. Après la
Révolution nassérienne de 1952, le mouvement a subi une
répression terrible et différentes tendances ont vu le jour. Une
radicalisation de certains membres (qui ont fini par quitter le
mouvement) les a mené à penser, avec l’expérience de la prison
et de la torture, qu’il fallait renverser le pouvoir par tous
les moyens, mêmes violents. D’autres ont poursuivi la tradition
première de la réforme par étape. Certains ont dû vivre l’exil
qui en Arabie Saoudite (et a été influencé par des courants
littéralistes) ; qui dans d’autres sociétés majoritairement
musulmanes où les courants divers ont beaucoup évolué comme en
Turquie ou en Indonésie ; qui, enfin, s’est installé en Occident
(et a été exposé à une vision différente et plus large
concernant l’Occident, la démocratie et les libertés). Les
Frères Musulmans aujourd’hui ce sont toutes ces visions très
diversifiées auxquelles il faut rajouter une fracture
générationnelle : la tête du mouvement (des Frères Musulmans de
la première génération et particulièrement âgés) ne représentent
plus entièrement l’aspiration des plus jeunes membres ouverts
sur le monde, désireux de réformes internes et parfois séduits
par l’exemple de l’évolution turque. Derrière la façade d’une
organisation hiérarchisée et unifiée, ces courants
contradictoires sont à l’œuvre et aucun pronostic n’est possible
quant à l’évolution réelle du mouvement.
Le mouvement populaire qui est en train de renverser Moubarak
n’est pas piloté par les Frères Musulmans. Il s’agit clairement
d’un mouvement constitué de jeunes, de femmes et d’hommes dont
le point commun est de refuser la dictature et d’exiger le
départ de Moubarak et la fin de son régime. Au cœur de cette
opposition, les Frères Musulmans, et plus largement les
islamistes, ne représentent pas une majorité. Avec le départ de
Moubarak, il est certain qu’ils espèrent jouer un rôle politique
dans la transition démocratique mais nul ne peut prédire quel
courant l’emportera quant à déterminer les priorités du
mouvement islamiste. Entre les littéraliste et les partisans de
l’exemple turc, tout est possible et les thèses générales des
frères ont beaucoup évolué ces vingt dernières années.
Il y a fort à parier que ni les Etats-Unis, ni l’Europe et
encore moins Israël ne laissera le peuple égyptien réaliser son
rêve de démocratie totale et libre. Les enjeux stratégiques et
sécuritaires sont tels que le mouvement de réforme sera, et est
déjà, accompagné par les services américains en relation directe
avec l’armée qui a joué un rôle de temporisation et de médiateur
capital. La direction des Frères Musulmans, choisissant de
s’aligner derrière la personne de Mohammed Baradei, est un signe
qu’elle a parfaitement compris qu’il n’était point l’heure pour
elle de s’exposer publiquement en brandissant des revendications
politiques susceptibles d’effrayer l’Occident comme le peuple
égyptien lui-même. L’heure est à la prudence.
Le respect des principes démocratiques exige que toutes les
forces politiques qui refusent la violence, respectent l’état de
droit et les principes démocratiques (avant et après les
élections) soient intégrés au processus politique de
représentation. Ainsi les Frères Musulmans doivent en être, et
en seront certainement, si un état de démocratie minimum est
établi en Egypte (ce qui reste encore une inconnue quant aux
intentions des puissances étrangères). La répression et la
torture n’ont point fait disparaître la confrérie, loin s’en
faut, et c’est le débat démocratique et la confrontation des
idées qui seuls ont fait, et feront, évoluer les thèses
islamistes les plus problématiques (et il en est, delà
compréhension de la shari’a, au respect des libertés et à la
défense de l’égalité, etc.) L’exemple turc devrait nous
inspirer : que l’on soit d’accord ou non avec les thèses d’un
courant de l’islam politique non violent, c’est par la
confrontation d’idées et non pas la dictature et la torture que
l’on trouvera des solutions respectant les peuples.
L’Occident continue à agiter l’épouvantail de l’islamisme
pour justifier soit sa passivité soit son soutien aux
dictatures. Le gouvernement israélien a demandé aux Etats-Unis
de soutenir le dictateur contre la volonté des peuples. L’Europe
tient une position gênée et attentiste. Ces attitudes sont
révélatrices : au fond la défense verbale des principes de la
démocratie n’est d’aucun poids face à la défense des intérêts
politiques, économiques et géostratégiques. Les Etats-Unis
préfèrent les dictatures qui leur permettent d’avoir accès au
pétrole et aux Israéliens de continuer leur lente colonisation
plutôt que des représentants crédibles des peuples qui ne
pourront les laisser faire. Mettre en avant la voix des
« dangereux islamistes » pour justifier le fait de ne pas avoir
à entendre la voix des peuples est un calcul à courte vue, et au
demeurant insensé. Les Etats-Unis, de l’administration Bush
comme celle de Obama, a perdu beaucoup de crédibilité au
Moyen-Orient et il en est de même de l’Europe. Il importe que
leur position respective soit revue sous peine de voir d’autres
puissances asiatiques ou sud américaines s’ingérer dans les jeux
d’alliance stratégiques. Quant à Israël, qui se présente
désormais comme le soutien et l’ami des dictatures arabes, il
faudra que son gouvernement prenne en compte que ces dictatures
ne sont effectivement amies que de son politique de colonisation
aveugle. A terme, seules des démocraties intégrant toutes les
forces politiques légalistes et non violentes, permettront la
paix au Moyen Orient avec la condition, bien sûr, que cette
dernière respecte la dignité des Palestiniens et ne soient plus
un mot vide de sens permettant la colonisation rampante dont
l’objectif est au fond la disparition d’une Palestine viable.
© Tariq Ramadan 2008
Publié le 2 février 2011
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