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CADTM
Haïti : au-delà des
effets d'annonce
Sophie Perchellet,
Éric Toussaint
Mardi 19 janvier 2010
L’une des plus grandes opérations d’aide de l’histoire risque
fort de ressembler à celle de l’après tsunami de 2004 sauf si un
modèle de reconstruction radicalement différent est adopté.
Haïti a été partiellement détruit suite à un violent séisme de
magnitude 7. Chacun y va de sa larme et les médias, en nous
abreuvant d’images apocalyptiques, relayent les annonces d’aides
financières que les généreux Etats vont apporter. On entend
qu’il faut reconstruire Haïti, ce pays où la pauvreté et « la
malédiction » s’abattent. Aujourd’hui donc, on s’intéresse à
Haïti. Les commentaires ne vont pas au-delà du terrible
tremblement de terre. On nous rappelle précipitamment que c’est
l’un des pays les plus pauvres de la planète mais sans nous en
expliquer les causes. On nous laisse croire que la pauvreté est
venue comme ça, que c’est un fait irrémédiable : « c’est la
malédiction qui frappe ».
Il est indiscutable que cette nouvelle catastrophe naturelle
entraîne des dégâts matériels et humains tout autant
considérables qu’imprévus. Une aide d’urgence est donc
nécessaire et tout le monde est d’accord sur ce point. Pourtant,
la pauvreté et la misère ne trouvent pas leurs sources dans ce
tremblement de terre. Il faut reconstruire le pays parce que
celui-ci a été dépossédé des moyens de se construire. Haïti
n’est pas un pays libre ni même souverain. Au cours des
dernières années, ses choix de politique intérieure ont été
réalisés par un gouvernement qui est constamment sous la
pression d’ordres venus de l’extérieur du pays et des manœuvres
des élites locales.
Haïti est traditionnellement dénigré et souvent dépeint comme un
pays violent, pauvre et répressif dans le meilleur des cas. Peu
de commentaires rappellent l’indépendance acquise de haute lutte
en 1804 contre les armées françaises de Napoléon. Plutôt que de
souligner la démarche humaine et le combat pour les Droits de
l’Homme, la sauvagerie et la violence seront les
caractéristiques assimilées aux Haïtiens. Edouardo Galeano parle
de la « malédiction blanche » : « A la frontière où finit la
République dominicaine et commence Haïti, une grande affiche
donne un avertissement : El mal paso - Le mauvais passage. De
l’autre côté, c’est l’enfer noir. Sang et faim, misère, pestes |1|. »
Il est indispensable de revenir sur la lutte d’émancipation
menée par le peuple haïtien, car en représailles à cette double
révolution, à la fois anti-esclavagiste et anti-coloniale, le
pays a hérité de « la rançon française de l’Indépendance »
correspondant à 150 millions de francs or (soit le budget annuel
de la France de l’époque). En 1825, la France décide que « Les
habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue
verseront à la caisse fédérale des dépôts et consignations de
France, en cinq termes égaux, d’année en année, le premier
échéant au 31 décembre 1825, la somme de cent cinquante millions
de francs, destinée à dédommager les anciens colons qui
réclameront une indemnité. |2| »
Cela équivaut à environ 21 milliards de dollars d’aujourd’hui.
Dès le départ, Haïti doit payer le prix fort, la dette sera
l’instrument néo-colonial pour entretenir l’accès aux multiples
ressources naturelles de ce pays.
Le paiement de cette rançon est donc l’élément fondateur de
l’Etat haïtien et a débouché sur la constitution d’une dette
odieuse. En termes juridiques, cela signifie qu’elle a été
contractée par un régime despotique et utilisée contre les
intérêts des populations. La France puis les Etats-Unis, dont la
zone d’influence s’élargit à Haïti, occupée par les marines
états-uniens dès 1915, en sont pleinement responsables. Alors
qu’il aurait été possible de faire face aux douloureuses
responsabilités du passé en 2004, le rapport de la Commission
Régis Debray |3|
préfère écarter l’idée d’une restitution de cette somme en
prétextant qu’elle n’est pas « fondée juridiquement » et que
cela ouvrirait la « boîte de Pandore ». Les requêtes du
gouvernement haïtien en place sont rejetées par la France : pas
de réparations qui tiennent. La France ne reconnaît pas non plus
son rôle dans l’ignoble cadeau qu’elle fît au dictateur « Baby
Doc » Duvalier en exil en lui offrant le statut de réfugié
politique et donc l’immunité.
Le règne des Duvalier commence avec l’aide des Etats-Unis en
1957 : il durera jusqu’en 1986, date à laquelle le fils « Baby
Doc » est chassé du pouvoir par une rébellion populaire. La
violente dictature largement soutenue par les pays occidentaux a
sévi près de 30 ans. Elle est marquée par une croissance
exponentielle de sa dette. Entre 1957 et 1986, la dette
extérieure a été multipliée par 17,5. Au moment de la fuite de
Duvalier, cela représentait 750 millions de dollars. Ensuite
elle monte, avec le jeu des intérêts et des pénalités, à plus de
1 884 millions de dollars |4|.
Cet endettement, loin de servir à la population qui s’est
appauvrie, était destiné à enrichir le régime mis en place : il
constitue donc également une dette odieuse. Une enquête récente
a démontré que la fortune personnelle de la famille Duvalier
(bien à l’abri sur les comptes des banques occidentales)
représentait 900 millions de dollars, soit une somme plus élevée
que la dette totale du pays au moment de la fuite de « Baby
Doc ». Un procès est en cours devant la justice suisse pour la
restitution à l’Etat haïtien des avoirs et des biens mal acquis
de la dictature Duvalier. Ces avoirs sont pour l’instant gelés
par la banque suisse UBS qui avance des conditions intolérables
quant à la restitution de ces fonds |5|.
Jean-Bertrand Aristide, élu dans l’enthousiasme populaire puis
accusé de corruption avant d’être rétabli au pouvoir comme
marionnette de Washington et finalement d’en être chassé par
l’armée états-unienne, n’est malheureusement pas innocent en ce
qui concerne l’endettement et les détournements de fonds. Par
ailleurs, selon la Banque mondiale, entre 1995 et 2001, le
service de la dette, à savoir le capital et les intérêts
remboursés, a atteint la somme considérable de 321 millions de
dollars.
Toute l’aide financière annoncée actuellement suite au
tremblement de terre est déjà perdue dans le remboursement de la
dette !
Selon les dernières estimations, plus de 80% de la dette
extérieure d’Haïti est détenue par la Banque Mondiale et la
Banque interaméricaine de développement (BID) à hauteur de 40%
chacune. Sous leur houlette, le gouvernement applique les
« plans d’ajustement structurel » remaquillés en « Documents
Stratégiques pour la Réduction de la Pauvreté » (DSRP). En
échange de la reprise des prêts, on concède à Haïti quelques
annulations ou allégements de dette insignifiants mais qui
donnent une image bienveillante des créanciers. L’initiative
Pays Pauvres Très Endettés (PTTE) dans laquelle Haïti a été
admise est une manœuvre typique de blanchiment de dette odieuse
comme cela été le cas avec la République démocratique du Congo |6|.
On remplace la dette odieuse par de nouveaux prêts soi-disant
légitimes. Le CADTM considère ces nouveaux prêts comme partie
prenante de la dette odieuse puisqu’ils servent à payer cette
antique dette. Il y a continuité du délit.
En 2006, quand le FMI, la Banque mondiale et le Club de Paris
acceptèrent que l’initiative PPTE s’élargisse à Haïti, le stock
de la dette publique extérieure totale était de 1.337 millions
de dollars. Au point d’achèvement de l’initiative (en juin
2009), la dette était de 1.884 millions. Une annulation de dette
d’un montant de 1.200 millions de dollars est décidée afin de
« rendre la dette soutenable ». Entre temps, les plans
d’ajustement structurel ont fait des ravages, notamment dans le
secteur agricole dont les effets ont culminé lors de la crise
alimentaire de 2008. L’agriculture paysanne haïtienne subit le
dumping des produits agricoles étasuniens. « Les politiques
macro-économiques soutenues par Washington, l’ONU, le FMI et la
Banque mondiale ne se soucient nullement de la nécessité du
développement et de la protection du marché national. La seule
préoccupation de ces politiques est de produire à bas coût pour
l’exportation vers le marché mondial |7| ».
C’est donc scandaleux d’entendre le FMI dire qu’il « se tient
prêt à jouer son rôle avec le soutien approprié dans ses
domaines de compétence |8| ».
Comme le dit le récent appel international « Haïti nous
appelle à la solidarité et au respect de la souveraineté
populaire » : « Au cours des dernières années et aux côtés
de nombreuses organisations haïtiennes, nous avons dénoncé
l’occupation du pays par les troupes de l’ONU et les impacts de
la domination imposée par les mécanismes de la dette, du
libre-échange, du pillage des ressources naturelles et de
l’invasion par des intérêts transnationaux. La vulnérabilité du
pays aux catastrophes naturelles – due en grande partie aux
ravages causés à la nature, à l’inexistence d’infrastructures de
base, et à l’affaiblissement de la capacité d’action de l’Etat –
ne devrait pas être considérée comme étant sans lien avec ces
politiques qui ont historiquement sapé la souveraineté du peuple. »
Il est maintenant temps que les gouvernements qui font partie de
la MINUSTAH, des Nations unies et en particulier la France et
les Etats-Unis, les gouvernements latino-américains, revoient
ces politiques qui s’opposent aux besoins élémentaires de la
population haïtienne. Nous exigeons de ces gouvernements et
organisations internationales qu’ils substituent à l’occupation
militaire une véritable mission de solidarité, et qu’ils
agissent pour l’annulation immédiate de la dette qu’Haïti
continue de leur rembourser. » |9|
Indépendamment de la question de la dette, il est à craindre que
l’aide prenne la même forme que celle qui a accompagné le
tsunami qui a frappé, fin décembre 2004, plusieurs pays d’Asie
(Sri Lanka, Indonésie, Inde, Bangladesh) |10|
ou encore l’après-cyclone Jeanne en Haïti en 2004. Les promesses
n’ont pas été tenues et une grande partie des fonds ont servi à
enrichir des compagnies étrangères ou les élites locales. Ces
« généreux dons » proviennent pour la majorité des créanciers du
pays. Plutôt que de faire des dons, il serait préférable
qu’ils annulent les dettes d’Haïti à leur égard : totalement,
sans conditions et immédiatement. Peut-on vraiment
parler de don quand on sait que cet argent servira en majeure
partie soit au remboursement de la dette extérieure soit à
l’application de « projets de développement nationaux » décidés
selon les intérêts de ces mêmes créanciers et des élites
locales ? Il est évident que, sans ces dons dans l’immédiat, il
ne serait pas possible de faire rembourser cette dette dont la
moitié au moins correspond à une dette odieuse. Les grandes
conférences internationales d’un quelconque G8 ou G20 élargi aux
IFI ne feront pas avancer d’un iota le développement d’Haïti
mais reconstruiront les instruments qui leur servent à asseoir
le contrôle néo-colonial du pays. Il s’agira d’assurer la
continuité dans le remboursement, base de la soumission, tout
comme lors des récentes initiatives d’allégement de la dette.
Au contraire, pour qu’Haïti puisse se construire
dignement, la souveraineté nationale est l’enjeu fondamental.
Une annulation totale et inconditionnelle de la dette
réclamée à Haïti doit donc être le premier pas vers une démarche
plus générale. Un nouveau modèle de développement alternatif aux
politiques des IFI et aux accords de partenariat économique (APE
signé en décembre 2009, Accord Hope II …), est nécessaire et
urgent. Les pays les plus industrialisés qui ont
systématiquement exploité Haïti, à commencer par la France et
les Etats-Unis, doivent verser des réparations dans un fonds de
financement de la reconstruction contrôlé par les organisations
populaires haïtiennes.
Notes
|1|
http://www.cadtm.org/Haiti-la-maled....
|2|
http://www.haitijustice.com/jsite/i...
|3|
http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/IM...
|4|
http://www.imf.org/external/pubs/ft...
(page 43)
|5|
http://www.cadtm.org/Le-CADTM-exige...
|6|
Voir la brochure CADTM, Pour un
audit de la dette congolaise, Liège,
2007 en ligne :
http://www.cadtm.org/spip.php?page=...
|7|
Voir
http://www.cadtm.org/Haiti-Le-gouve...
|8|
http://www.liberation.fr/monde/0101...
Les conditions attachées aux prêts du FMI à Haïti sont dans la
droite ligne du Consensus de Washington : augmenter les tarifs
d’électricité et refuser toute augmentation de salaires des
fonctionnaires publics.
|9|
http://www.cadtm.org/Haiti-nous-app...
|10|
Voir Damien Millet et Eric Toussaint,
Les Tsunamis de la dette,
coédition CADTM-Syllepse, Liège-Paris, 2005.
Sophie Perchellet est vice-présidente du Comité pour
l’annulation de la dette du tiers monde – France (CADTM France-
www.cadtm.org ) et
Eric Toussaint, président du CADTM
Belgique, est coauteur avec Damien Millet de La Crise,
quelles crises ?, ADEN, Bruxelles, 2010.
Dossier
Monde
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