La
fin des souverainetés et des libertés en Europe
Jean-Claude Paye : « Les lois
anti-terroristes. Un Acte constitutif de l’Empire »
Silvia Cattori
Jean-Claude Paye et son
ouvrage « La fin de l’État de droit » (Éditions de
La Dispute, 2004).
Son second ouvrage : « The Global War on Liberty »,
(Telos Press Publishing, 2007.)
30 août 2007
Les lois « antiterroristes »
imposées par les États-Unis ont servi à jeter les bases sur
lesquelles se construit un nouvel ordre de droit, observe le
sociologue belge Jean-Claude Paye. Elles s’appliquent désormais
dans tous les États européens. Tout citoyen européen ordinaire
peut, aujourd’hui, être surveillé dans son propre pays par des
services secrets étrangers, être désigné comme un « ennemi
combattant », être remis aux tortionnaires de la CIA et être
jugé par des commissions militaires états-uniennes.
Silvia
Cattori : En lisant vos deux
ouvrages La fin de l’État de droit. La lutte antiterroriste :
de l’état d’exception à la dictature et
Global War on Liberty [1]
on comprend une chose que les responsables
politiques veulent nous cacher : que toutes les mesures
prises dans le cadre du Patriot Act [2]
—présentées comme devant concerner des organisations
terroristes— ont été généralisées et touchent désormais
l’ensemble des citoyens. On peine à comprendre comment les États
européens ont pu approuver l’abandon de leur ordre légal et
soumettre leurs sociétés à ces lois d’exception ?
Jean-Claude
Paye : Il n’y a rien en effet dans les accords
européens d’extradition, signés en 2003, qui empêche les
citoyens européens d’êtres traînés devant les juridictions
d’exception des États-Unis. Il faut savoir que ces accords, qui
légitiment ces Tribunaux d’exception, sont le résultat d’années
de négociations secrètes. Ils ne sont que la partie émergée de
l’iceberg. Une partie du texte concernant ces accords a été
rendue visible parce qu’elle devait être ratifiée par le Congrès
des États-Unis.
Du côté européen, il n’était
pas nécessaire de les faire ratifier par le Parlement européen
et les Parlements des États membres n’ont eu aucune possibilité
d’influer sur le contenu des accords. Ce sont de simples
fonctionnaires mandatés par les divers États membres qui négocient
au niveau européen.
Silvia
Cattori : Mais, en signant ces
accords, le Conseil européen a précipité nos pays dans un
univers kafkaïen ! Si ces accords n’ont pas été ratifiés
par le Parlement européen pourquoi les avoir acceptés ?
Jean-Claude
Paye : Ils n’ont pas été ratifiés —le
Parlement européen a seulement un avis consultatif— mais ils
ont force de loi. C’est très révélateur de la structure impériale
mise en place. On peut voir que la seule structure étatique
souveraine qui subsiste, ce sont les États-Unis. L’Union européenne,
par exemple, est une structure tout à fait éclatée.
Silvia
Cattori : À quel niveau cette négociation
a-t-elle lieu ?
Jean-Claude
Paye : Au niveau des représentants du Conseil européen.
Ce sont des fonctionnaires qui ne doivent quasiment pas rendre de
comptes. Ce sont les délégués permanents en charge des affaires
de police et justice, désignés par les États membres. Ce sont
des fonctionnaires européens ou nationaux qui deviennent des
satellites de l’Administration des États-Unis. Cela est valable
au plan judiciaire, mais aussi au plan économique.
Silvia
Cattori : L’Union européenne
n’est donc pas intéressée à protéger ses citoyens. Tout lui
échappe ?
Jean-Claude
Paye : Oui, évidemment. On l’a construite de façon
à ce que tout lui échappe. Cela montre que l’Union européenne
n’est pas une alternative à la puissance des États-Unis. Au
contraire, elle est intégrée dans cette puissance impériale,
elle en est un simple relais [3]
Avant le 11 septembre 2001 les États-Unis
négociaient de façon bilatérale. À l’époque, ils hésitaient
à négocier avec une entité comme l’Europe des quinze car il y
avait toujours un État membre qui n’était pas d’accord. Avec
les attentats du 11 septembre, les choses se sont accélérées et
simplifiées pour les États-Unis. Ils continuent de négocier des
accords bilatéraux mais, maintenant, ils traitent aussi
directement avec l’Union européenne parce qu’ils ont le
rapport de force nécessaire pour que leurs demandes soient
d’emblée acceptées. On l’a vu lors des accords concernant
les données de surveillance des passages aériens. Un premier
accord avait été signé en 2004, puis un second en 2006 et un
troisième en 2007. À chaque fois, les États-Unis ont augmenté
leurs exigences.
L’accord sur les données
concernant les voyageurs qui se rendent aux États-Unis —entré
en vigueur le 29 juillet 2007— est un bel exemple. Dans cet
accord, les Européens ont vidé de leur substance toutes les
protections légales, nationales et européennes, qui existent en
matière de données personnelles. Celles-ci sont accessibles 72
heures avant l’embarquement. Les compagnies aériennes doivent
transmettre le numéro des cartes bancaires, le trajet que vous
ferez aux États-Unis. Ces derniers ont le droit d’empêcher
l’accès au territoire, ils ont tous les droits. Les citoyens étrangers
ne sont pas protégés par les lois des États-Unis. Lors des négociations,
Washington a concédé que les Européens seraient traités comme
les citoyens des États-Unis, mais il s’agit là d’un privilège
concédé par l’administration, qui n’a pas force de loi et
sur lequel le pouvoir exécutif peut revenir.
Silvia
Cattori : Plus rien ne s’oppose à
la mise en place d’un système policier ?
Jean-Claude
Paye : Évidemment ! Les gouvernements européens
veulent réaliser la même prise en main de nos libertés. Les
exigences des États-Unis leur en donnent l’occasion. Ils vous
disent : « Nous sommes obligés d’accepter les
demandes des États-Unis car les compagnies européennes ne
pourront plus atterrir là bas ». Ils agissent comme si les
États européens n’avaient aucun moyen de rétorsion et ne
pouvaient pas, à leur tour, interdire aux compagnies US
d’atterrir en Europe. En fait, ils veulent faire la même chose
que l’administration états-unienne. Il y a déjà le projet
d’instaurer des échanges d’information similaires au niveau
européen.
Silvia
Cattori : En Grande-Bretagne, les
lois « antiterroristes » permettent de poursuivre
toute personne tenant des propos considérés comme susceptibles
de « créer une atmosphère favorable au terrorisme ».
Ces lois peuvent-elles également s’étendre à d’autres États ?
Jean-Claude
Paye : Oui. En Grande-Bretagne, le gouvernement
Blair a pu criminaliser toute forme d’opposition radicale à sa
politique étrangère par le biais de la loi. Sur le continent,
les États cherchent à agir par le biais de la jurisprudence. Il
y a eu un procès fort intéressant concernant des militants et
sympathisants du DHKPC en Belgique, une organisation
d’opposition radicale turque [4],
qui montre comment le pouvoir cherche à créer des tribunaux
d’exception pour faire passer une jurisprudence d’exception.
Par la création de ces tribunaux le pouvoir cherche à
criminaliser toute forme de soutien, même verbal, à des groupes
labellisés comme « terroristes » par les États-Unis,
inscrits ensuite dans la liste européenne des organisations
« terroristes ».
Silvia
Cattori : En somme, ces lois
« antiterroristes » mises en place après les
attentats du 11 septembre 2001, servent non seulement les desseins
de l’administration Bush, mais aussi ceux des gouvernements
européens ?
Jean-Claude
Paye : Les mesures dont nous parlons ont été mises
en place avant le 11 septembre 2001. Le Patriot
Act réunit un ensemble de mesures qui existaient déjà
partiellement. Le but du Patriot Act n’était
pas uniquement d’imposer les mesures prises, mais de leur donner
une légitimité. Ce qui était parcellaire, dispersé, est
maintenant rassemblé en une seule loi. Ce qui donne une légitimité
aux mesures qui sont prises.
Silvia
Cattori : Peut-on en déduire que
les États-Unis avaient besoin d’un grand attentat pour faire
passer en force cette modification du droit pénal ?
Jean-Claude
Paye : Bien évidemment ! Il faut savoir que le
Patriot Act, qui a été déposé trois jours
après les attentats, comprend 128 pages. Le système pénal des
États-Unis est complexe, il fonctionne par renvois. Cela veut
dire qu’une loi modifie le contenu d’autres lois pénales. Si
on prend l’ensemble des modifications, cela correspond à 350
pages. Il faut au moins un an pour rédiger un tel texte.
Au niveau de l’Union européenne,
ce n’est pas moins caricatural. Les deux décisions cadre
—celle relative aux organisations « terroristes » et
celle relative au mandat d’arrêt européen— ont été déposées
une semaine après les attentats. Là aussi il s’agit de textes
qui étaient prêts. On attendait une occasion pour les faire
passer.
Silvia
Cattori : Ce qui veut dire que M. Bush
depuis 2001, M. Sarkozy maintenant, peuvent se servir de ces
procédures d’exception pour transformer en ennemis qui ils
veulent ?
Jean-Claude
Paye : Au moment où ces textes ont été adoptés,
on avait déjà une bonne idée de ce à quoi ils pouvaient
conduire. La liste des réseaux « terroristes » vient
de l’Union européenne. C’est un règlement européen de 2001
qui la met en place. Dans mon livre La fin de l’État
de droit, je prends le cas d’un communiste philippin, José
Maria Sison, un réfugié politique reconnu qui avait obtenu
l’asile politique aux Pays-Bas. Inscrit sur la liste « terroriste »
des États-Unis, son nom a été ensuite transcrit sur la liste
« terroriste » hollandaise. M. Sison a appris
qu’il était inscrit sur la liste « terroriste »,
quand on a bloqué ses comptes et qu’on l’a expulsé du
logement social qu’on lui avait attribué. Il a été par la
suite retiré de la liste hollandaise mais comme, entre temps, il
avait été inscrit sur la liste européenne du Conseil, le
gouvernement hollandais s’est servi du prétexte que M. Sison
figurait sur la liste « terroriste » européenne, pour
maintenir les dispositions qu’il ne pouvait pas justifier.
Ce qui est intéressant dans ce
cas, c’est que, le 11 juillet 2007, la Cour européenne de
Luxembourg a cassé la décision du Conseil européen. Elle a
stipulé qu’il n’y avait pas de raison d’inscrire M. Sison
sur la liste « terrorisme » du Conseil qui permet le
blocage des comptes. Le jugement stipule bien que c’est
l’absence de « motifs pertinents » et le non-respect
des droits de la défense qui ont fait que la décision du Conseil
européen a été cassée.
Cependant, le 28 août, M. Sison
a été une nouvelle fois arrêté par la police hollandaise, en
violation de la décision de la Cour de justice. Ce cas est
significatif des rapports qu’il y a aujourd’hui entre la
Justice —qui est la dernière institution de résistance à la
concentration des pouvoirs aux mains de l’exécutif— et la
police. Cela montre que la police fait ce qu’elle veut, en
violant les décisions de justice.
Silvia
Cattori : Il semblerait que la première
transcription sur la liste « terroriste » française
des décrets promulgués récemment par M. George Bush, qui
criminalisent les organisations et individus s’opposant à la
politique actuelle en Irak et au Liban, a commencé. Une liste de
noms pourrait être prochainement publiée conjointement par la
France et les États-Unis. Quand le dispositif législatif relatif
au blanchiment fut voté en janvier 2006 par le Parlement en
France [5],
personne ne s’est douté qu’il servirait à frapper des
opposants politiques ?
Jean-Claude
Paye : Dans chaque pays, il y a une liste interne
des organisations « terroristes ». Généralement, il
s’agit de la simple transcription de la liste du Conseil européen,
à laquelle il est ajouté des éléments complémentaires.
Je l’apprends en ce qui concerne
le Liban. Il semble ici qu’on a ajouté des éléments complémentaires
sur les éléments d’opposition politique au Liban. Il serait
intéressant de savoir si ces éléments vont être intégrés
dans la liste du Conseil européen.
Ce n’est pas un Tribunal qui déclare
qu’un tel est « terroriste » ; c’est une
simple autorité administrative qui vous inscrit, sans qu’il y
ait aucune explication justifiant de vous mettre sur cette liste
« terroriste ».
Silvia
Cattori : Qu’est-ce que tout cela
vous inspire ?
Jean-Claude
Paye : Cela montre que presque tous les pouvoirs
sont actuellement concentrés entre les mains de l’exécutif.
Que l’exécutif a maintenant des pouvoirs judiciaires. C’est
le pouvoir exécutif qui décide que l’on peut prendre telle ou
telle mesure à votre égard.
L’exemple touchant
l’opposition au Liban et l’exemple de José Maria Sison, sont
exactement la même chose. Il s’agit de décisions sans
motivations. Sauf, qu’avec le Liban, il y a une extension,
puisqu’il ne suffit pas d’être membre d’une organisation
qui est désignée comme « terroriste » pour être
incriminé, mais d’avoir simplement des contacts avec ses
membres. C’est une tendance générale qui prévaut au niveau de
l’application des législations « antiterroristes ».
Silvia
Cattori : Donc, le but du Patriot
Act et des autres lois « antiterroristes », est celui
de s’attaquer aux libertés fondamentales ?
Jean-Claude
Paye : Oui, l’objectif est de supprimer les libertés
fondamentales.
Silvia
Cattori : On aurait pu s’attendre
à ce que toutes les forces politiques dénoncent ces normes
d’exception. La gauche, qui se présente comme défenseur de la
justice sociale, ne devrait-elle pas se mobiliser, exiger que
l’on revienne tout de suite à l’État de droit ?
Jean-Claude
Paye : La Gauche ? Quelle gauche ?
Regardez aux États-Unis. Les démocrates votent les lois les plus
liberticides élaborées par le Parti républicain. Le Military
Commission Act, adopté en 2006, a été voté également par
une partie du Parti démocrate qui, pourtant, est majoritaire à
la Chambre et avait la possibilité d’empêcher cette loi de
passer.
Chez nous, c’est la même chose.
On ne voit pas la différence avec la droite quand la gauche est
au pouvoir, mise à part une accélération, comme c’est le cas
avec le président Sarkozy. Par exemple, en France, les premières
mesures de surveillance du net, des mesures de surveillance
globale, ont été mises en place par le gouvernement de Lionel
Jospin.
Le seul appareil qui manifeste une
petite résistance est l’appareil judiciaire. Aux États-Unis,
il y a des arrêtés pris par l’exécutif qui sont cassés. Par
exemple, quand la Cour de cassation en Belgique casse pour vice de
forme le jugement en appel des militants du DHKCP, c’est une résistance
à l’appareil judiciaire. Le problème est qu’il n’y aucun
relais dans la société civile. Cette absence de relais
s’ajoute au silence des médias. On ne peut pas espérer d’une
institution isolée qu’elle puisse mener longtemps la résistance.
Silvia
Cattori : Mais c’est une attaque
contre la liberté d’opinion qui s’étend au monde entier. Il
est donc capital que les partis politiques se préoccupent de ces
dérives et que les citoyens sachent que ces nouvelles lois
permettent, sur la base d’un simple soupçon, de maintenir
n’importe qui en prison sans inculpation et sans procès, que
plus personne n’est protégé par la loi, qu’il s’agit
d’un arbitraire total ! Comment expliquer que, dans les
Forum sociaux, les alter mondialistes, les responsables d’Attac,
ne mettent pas ces questions au centre du débat ?
Jean-Claude
Paye : Ils n’en parlent pas. Ils ne veulent pas en
parler. Cela touche aux problèmes fondamentaux. Ils ne veulent
pas parler de ces problèmes car ils devraient affronter
directement le pouvoir. Ces préoccupations sont secondaires pour
eux. Elles ne font pas non plus partie du programme d’Attac. Ils
parlent de la taxe Tobin, de choses périphériques. On est dans
une société psychotique, une société du non affrontement.
Ce ne sont jamais les partis qui
gouvernent qui protègent les citoyens. Chaque fois que les partis
ont fait passer des mesures favorables aux citoyens, c’est parce
qu’il y avait un rapport de force qui les y a obligés. La démocratie
se conquiert chaque jour, elle n’est jamais octroyée.
Si vous étudiez et expliquez ces
lois « antiterroristes » là, vous dévoilez
exactement la nature du pouvoir. Vous ne pouvez plus parler de
pouvoir démocratique, vous voyez une société qui est déjà en
marche vers la dictature. Vous voyez que chaque nouvelle mesure
prise est pire que la précédente. Les choses sont très claires.
Mais on se refuse à les voir comme elles sont.
Le problème fondamental n’est
pas que le pouvoir se transforme en dictature, car, comme
l’histoire le montre, un pouvoir incontrôlable se transforme
toujours en dictature. Le problème fondamental de notre époque
est l’abdication des gens devant ce processus. Et cela est un phénomène
assez nouveau. Les gens abandonnent au pouvoir et à la machine économique
leurs libertés ; et à terme, vu les problèmes
environnementaux et climatiques, leur survie en tant qu’espèce
vivante.
Silvia
Cattori : Depuis quand aviez-vous
pressenti que les choses allaient évoluer dans ce sens, et que
des gens qui critiquent le système politique et médiatique
allaient être interdits de parole ?
Jean-Claude
Paye : Dès la fin des années 90. Déjà à cette
époque, on voyait se mettre en place cet État policier. Mais les
lois mises en place à l’époque semblent presque démocratiques
par rapport à ce que nous voyons aujourd’hui. Le processus
connaît une forte accélération.
Silvia
Cattori : Cela signifie que l’Autorité
exécutive des États-Unis s’attaque directement aux droits
fondamentaux des citoyens du monde entier, dont ceux de l’Union
européenne !?
Jean-Claude
Paye : Oui évidemment ! Mais il ne s’agit
pas seulement de l’exécutif états-unien, mais l’ensemble des
exécutifs de la planète entre lesquels il y a une vraie
solidarité contre leurs populations. Les prisons secrètes de la
CIA sont un bon exemple de ce processus [6].
Au niveau européen, des administrations ont directement été intégrées
dans cette organisation de la torture. Dans le meilleur des cas,
tout ce que l’on a pu obtenir des gouvernements européens est
qu’ils se comportent comme les trois petits singes :
aveugles, sourds et muets [7].
Silvia
Cattori : Que va-t-il advenir à
ceux qui sont inscrits sur ces listes « terroristes »,
qui, elles, demeurent secrètes ?
Jean-Claude
Paye : Les listes « terroristes » ne
sont pas toutes secrètes. Au niveau européen, seule la liste
« Europol » est secrète. Elle permet de prendre des
mesures de surveillance et la mise en œuvre de techniques spéciales
de surveillance et de recherches secrètes à propos de personnes
désignées comme « terroristes » [8].
La liste du Conseil européen
permet de prendre des mesures financières, tel le blocage des
comptes bancaires. Tous ces éléments vont être utilisés si le
rapport de force est favorable au pouvoir en place. La première
chose à faire est de révéler ce qui se passe, de diffuser le
maximum d’informations et de faire en sorte que ces listes
soient connues.
Silvia
Cattori : Cela ne vous suggère
aucune analogie ?
Jean-Claude
Paye : Oui, le climat des années trente. Mais,
actuellement, il se met en place une dictature mondiale. Une espèce
de « meilleur des monde » et non un simple processus
de « fascisation ».
Silvia
Cattori : Depuis 2001, on kidnappe
des gens, on torture des prétendus « terroristes »
d’origine arabe et de confession musulmane. Doit-on s’attendre
à ce que, demain, on punisse ceux qui dénoncent ces abus ?
Jean-Claude
Paye : L’empire a besoin d’ennemis. Il créé,
il invente ses propres ennemis.
La première chose à faire est de
montrer ce qui est caché [9].
Il y a tant de lois permettant de faire n’importe quoi,
n’importe quand ! Mais cela se fait en fonction de la résistance
immédiate des intéressés. Auparavant, il y avait un cadre législatif
qui nous protégeait. Maintenant, ils peuvent faire n’importe
quoi si ils ont la capacité de l’imposer. Aujourd’hui, les
choses reposent sur un pur rapport de force.
Silvia
Cattori : M. Dick Marty [10],
mandaté par le Conseil de l’Europe, pourra-t-il obtenir de l’Union
européenne qu’elle annule ces listes illégales ?
Jean-Claude
Paye : Le rapport que M. Dick Marty a rédigé
est très important ! Son rapport fait tache, il s’oppose
à la ligne politique des gouvernements européens. Mais, dans les
faits, M. Marty n’a aucun pouvoir ; son rapport n’a
rien pu changer car il est à contre courant. Ce rapport est
cependant essentiel.
Silvia
Cattori : Ces politiques qui nous
parlent de justice et de liberté, c’est du vent ?
Jean-Claude
Paye : Il faut être lucides, montrer les choses
telles qu’elles sont. Ceux qui font des critiques en se limitant
à dire : « Oui il faut des lois antiterroristes,
c’est nécessaire de lutter contre le terrorisme, mais il faut
éviter les abus » ne font que légitimer le point de vue du
pouvoir. Il faut montrer que les lois, qui ont pour but déclaré
de lutter contre le « terrorisme », sont en fait des
lois contre les populations.
La dernière loi promulguée aux
États-Unis, le Military Commission Act, est
une loi constitutionnelle de portée mondiale, comme je le démontre
dans mon dernier livre Global war on Liberty.
Le président des États-Unis a la possibilité de désigner comme
ennemi tout citoyen états-unien ou tout ressortissant d’un pays
avec lequel les USA ne sont pas en guerre. La gestion des
populations, citoyens états-uniens compris, devient un acte de
guerre et non plus seulement une action de police.
Prenons l’exemple de l’Accord
Swift. Swift est une agence belge qui s’occupe des
transferts financiers internationaux. Swift a transmis, depuis
2001, toutes les informations sur les transactions de ses clients
en violant, non seulement la législation belge, mais la législation
européenne [11].
C’est le droit des États-Unis qui s’applique en Europe.
Tout ce qui est dit par
l’administration états-unienne est du domaine de la foi. La thèse
gouvernementale sur les attentats du 11 septembre, personne ne
peut rationnellement la croire. Le rapport de la Commission
n’indique même pas qu’une troisième tour s’est effondrée.
C’est un rapport psychotique dans lequel le discours du maître
se substitue aux faits eux-mêmes. Un récent sondage Zogby montre
que la majorité des États-uniens souhaite la réouverture de
l’enquête [12].
Alors qu’en Europe, le simple fait de poser des questions est
stigmatisé.
Silvia
Cattori : Quel mécanisme reste-t-il
pour exiger le retour à un État de droit ?
Jean-Claude
Paye : Il faut mettre les choses à plat. Parler
clairement. Montrer les enjeux. Cela dépend de la capacité de résistance
des gens.
La lutte « antiterroriste »
est en fait une guerre contre les libertés. Cette guerre contre
les libertés est la première étape d’une guerre contre les
populations. Et le Military Commission Act est
une loi pénale qui a un caractère mondial, et qui, en fait, est
un acte d’une souveraineté impériale. C’est une loi qui
confond rapport de police et rapport de guerre. C’est la mise en
place d’une nouvelle forme d’État mondial qui, en intégrant
fonctions de police et de guerre, lutte contre ses propres
populations
Chose importante, cette loi
s’applique au niveau mondial, elle donne la possibilité aux États-Unis,
non seulement d’enlever, mais, surtout de se faire remettre
n’importe quel citoyen dans le monde, c’est-à-dire des gens
qu’ils ont qualifiés d’« ennemis combattants ».
Les accords européens
d’extradition avec les États-Unis ne s’opposent pas à ce que
les gens désignés comme « ennemis combattants »
puissent être transférés aux États-Unis. C’est donc une loi
qui a une portée mondiale. C’est un Acte constitif de
l’Empire.
Actuellement, c’est le droit pénal
qui est constituant. Ceci a déjà existé dans l’histoire de
nos sociétés. Le droit pénal exerce un rôle constitutant dans
les périodes de transition (par exemple, au début du capitalisme
le droit pénal a été dominant).
Si le droit pénal est
actuellement dominant, c’est qu’il se prépare une nouvelle
forme de droit de propriété. Ce que l’on pourrait appeler la
fin de « la propriété de soi ». L’ensemble de nos
données personnelles ne nous appartiennent plus. Elles
appartiennent à l’État, mais également aux firmes privées.
La domination du droit pénal prépare la mise en place de ce
futur droit privé.
Silvia
Cattori : Les gens pensent généralement
que ces mesures ne touchent que des individus précis ?
Jean-Claude
Paye : Elles touchent tout le monde. Elles touchent
toute forme de résistance. Un « terroriste » c’est
devenu quelqu’un qui ne veut pas abandonner ses libertés au
pouvoir, quelqu’un qui veut vivre.
Silvia
Cattori : Depuis cet été, les États-Unis
considèrent comme suspects de « terrorisme » les
opposants à leur politique en Irak et au Liban [13].
Le directeur de l’agence de presse libanaise New
Orient News, membre du Réseau Voltaire, y figure déjà.
L’administration Bush aurait demandé au cabinet Sarkozy, de
transcrire en droit français les nouvelles listes d’opposants
politiques et d’y faire figurer le journaliste Thierry Meyssan,
déjà personna non grata sur le territoire des États-Unis. Cela
vous étonne-t-il ?
Jean-Claude
Paye : Je n’étais pas au courant de la demande
concrète de M. Bush relative à Thierry Meyssan. Mais
c’est un contexte de pur rapport de force à un moment déterminé.
Quand on songe à l’hystérie que des soi-disant « intellectuels »
français ont développée, et aux attaques que Thierry Meyssan a
subies en France depuis la sortie de son livre sur les attentats
du 11 septembre [14]
qui osait poser les questions qu’il fallait se poser, rien ne
peut plus vous étonner.
Mon travail montre, que les
dispositions « antiterroristes » ont pour objet de
s’attaquer aux opposants politiques ainsi qu’aux populations
et pas seulement aux « islamistes ». On ne peut donc
pas être fondamentalement surpris, si cela se vérifie, d’une
éventuelle inscription de Thierry Meyssan sur les listes « terroristes ».
Cependant, cela indiquerait que nous avons franchi une nouvelle étape
dans la criminalisation de la parole d’opposition. Cela
indiquerait que le pouvoir se sentirait parfaitement à l’aise,
en mettant au grand jour des objectifs qu’il a toujours niés
jusqu’à présent.
Qui peut croire la thèse
gouvernementale des attentats du 11 septembre ? Qui peut
croire qu’une tour touchée par un avion tombe de façon contrôlée ?
Le problème est que les États-Unis donnent tous les
renseignements qui permettent de remettre en cause leur thèse, et
les gens font semblant de croire. Nous sommes dans un mécanisme
pervers, dans lequel l’individu, pour ne pas affronter le Réel,
fait semblant de croire l’invraisemblable.
Silvia
Cattori : Alors même que Thierry
Meyssan a révélé des faits qu’il eut fallu prendre au sérieux,
curieusement, les journalistes en général l’ont esquinté.
Jean-Claude
Paye : À qui appartiennent ces journaux qui ont
diffamé Thierry Meyssan ? Ces « journalistes »
sont des gens qui recopient ce qu’on leur dit de dire.
Connaissez-vous beaucoup de journalistes « officiels »
qui vérifient leurs sources et qui font un travail
d’investigation sérieux ?
Silvia
Cattori : Vos livres sont importants
pour tous ceux qui défendent les libertés.
Jean-Claude
Paye : J’ai écrit ces livres parce que je crois
qu’il était nécessaire de le faire. Quand j’ai vu ces lois
passer en Belgique et partout dans le monde, tout allait dans le même
sens. Il fallait faire ressortir cette cohérence. Il y a peu de
gens qui font ce travail. Je suis quasiment le seul à travailler
de manière globale. Toutes ces données ne sont pas rassemblées.
Je dois les collecter, faire le travail des juristes et en même
temps mon travail de sociologue, de pouvoir penser la nouvelle
forme d’organisation du pouvoir. Mes travaux prennent en compte
les deux côtés de l’Atlantique. Ils étudient non seulement
les lois anti-terroristes mais toutes les lois de contrôle
social. Cela forme un tout.
Silvia Cattori
[1]
La fin de l’État de droit. La lutte
antiterroriste : de l’état d’exception à la dictature.
La Dispute, Paris, 2004. Ce livre est publié en italien chez
Manifesto libri, en allemand chez Rotpunktverlag.
Global War on Liberty. Éditions Telos Press,
New York 2007. La traduction en turc sortira prochainement chez
IMGE, en espagnol chez HIRU, en néerlandais chez EPO.
[2]
Le Patriot Act est défini comme une « Loi
pour unir et renforcer l’Amérique en fournissant les outils
appropriés pour déceler et contrer le terrorisme ». Voté
par le Congrès des États-Unis, il a été signé par George W.
Bush, le 26 octobre 2001. Adopté à titre provisoire, ce
dispositif d’exception venait à expiration le 31 décembre
2005, mais il a été prolongé par la Chambre des représentants
et se pérénise. Parmi les seize dispositions du Patriot
Act, assurant un contrôle généralisé des populations,
quatorze ont été rendues permanentes. Cette loi permet également
au gouvernement des États-Unis de détenir sans limite et sans
inculpation tout ressortissant étranger qu’il soupçonne de
« terrorisme ».
[3]
« L’OTAN :
du Gladio aux vols secrets de la CIA », par Ossama Lotfy,
Réseau Voltaire, 24 avril 2007.
[4]
Les jugements de première instance et d’appel ont été annulés
par la Cour de Cassation de Bruxelles en juin 2007. Ce procès
recommence en appel ce 13 septembre à Anvers.
[5]
Le chapitre VIII de la loi n°2006-64, publiée au Journal
officiel du 24 janvier 2006, stipule que toute personne morale
ou physique qui a été en relation avec une personne inscrite sur
les listes européennes de suspects de financement du terrorisme
par exemple (lesquelles comprennent des listes d’opposants à la
politique des États-Unis en Irak et au Liban) doit répondre à
toute question relative à cette relation. Dans le cas où il
disposerait de ressources ou de biens dont il ne pourrait
justifier l’origine, il serait considéré, par défaut, comme
les ayant reçus dans le cadre d’une activité « terroriste ».
La France peut bloquer ses avoirs, tandis qu’un juge
anti-terroriste peut le faire arrêter et incarcérer, puis le
faire juger et peut-être condamner à 3 ans d’emprisonnement et
à 75 000 euros d’amende.
[6]
« La
CIA possède des prisons secrètes en Europe », par D.
E., Réseau Voltaire, 10 novembre 2005.
[7]
« L’Union
européenne a autorisé par écrit les prisons secrètes de la CIA
dès janvier 2003 », Réseau Voltaire,
13 décembre 2005.
[8]
« L’Euro
Patriot Act », Réseau Voltaire, 17
novembre 2003.
[9]
« La
loi Ashcroft-Perben II » et « La
France autorise l’action des services US sur son territoire »,
par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 18 février
et 8 mars 2004.
[10]
« Faut-il
combattre la tyrannie avec les instruments des tyrans ? »,
par Dick Marty, Réseau Voltaire, 22 mars
2007.
[11]
« La
CIA a contrôlé les transactions financières du monde entier via
la société SWIFT », par Grégoire Seither : et
« SWIFT :
le Trésor états-unien au-dessus des lois européennes »,
Réseau Voltaire, 26 juin et 29 septembre
2006.
[12]
« La
majorité des États-Uniens souhaite une enquête sur le rôle de
MM. Bush et Cheney dans les attentats du 11/9 », Réseau
Voltaire, 7 septembre 2007.
[13]
La qualification de « terroriste » a été étendue
par le président George W. Bush aux opposants politiques par l’Executive
Order 13438— Blocking Property of Certain Persons Who Threaten
Stabilization Efforts in Iraq (signé le 17 juillet 2007) et
l’Executive Order 13441—Blocking Property of
Persons Undermining the Sovereignty of Lebanon or Its Democratic
Processes and Institutions (signé le 1er août 2007).
[14]
L’Effroyable
imposture, éd. Carnot, 2002. Réédition Demi-lune, 2007.
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