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Ha'aretz
Le chauffeur de taxi
Sayed Kashua *
[Sayed
Kashua, à cheval entre tradition arabe et hédonisme israélien,
a un problème : devant un Arabe, il se sent devoir jouer au bon
musulman, même devant un chauffeur de taxi inconnu. Mais,
catastrophe, l'irruption d'une amie juive va perturber le jeu
convenu. Nous, on aime bien Kashua (voir d'autres articles de lui
: http://www.lapaixmaintenant.org/auteur256).
Avec peu de mots, il sait rendre avec humour et ironie des
situations et des sentiments complexes. La société israélienne,
c'est cela - aussi]
Ha'aretz, 29 mars 2007
http://www.haaretz.com/hasen/spages/840952.html
Samedi soir, il faisait très froid. Je m'apprêtais à revenir
sur ma décision de prendre un taxi et me dirigeais vers ma
voiture. "Non", dis-je tout fort alors que j'insérais
la clé dans la portière, et je m'arrêtai. J'avais résolu il y
a longtemps de ne pas boire et conduire, et le moment était venu
de respecter enfin la promesse que je m'étais faite. Et puis, après
tout, je n'avais que 2 minutes de marche depuis chez moi jusqu'à
la rue principale, où à cette heure-là passent un grand nombre
de taxis, vu la proximité de Talpiot, où se trouvent les bars.
Je fourrai mes mains dans mes poches et commençai à marcher d'un
pas vif. Une chose était sûre : ce soir, j'allais prendre du bon
temps et me saouler la gueule. Plus tôt dans la journée, un
puissant désir de fêter le
gouvernement palestinien d'union nationale s'était emparé de
moi. Il n'y avait pas de temps à perdre, cette prudente euphorie
inspirée par la cérémonie d'intronisation pourrait s'envoler dès
le lendemain matin. J'ai un
devoir de réjouissance, me dis-je, en me rappelant que nous étions
aussi au mois d'Adar (1).
Avant même que je fasse un signe, un taxi s'arrêta. Comme
toujours, je m'assis à côté du chauffeur. Je n'aime pas
m'asseoir à l'arrière. Quelque part, je trouve que cela a
quelque chose de méprisant, offensant pour le
chauffeur, genre le faire sentir comme un chauffeur de taxi.
"Place de Sion", dis-je au chauffeur, qui avait l'air
arabe. "Tu es de Beit Safafa?", me demanda-t-il immédiatement
en arabe, et j'acquiesçai (2).
"Où vas-tu exactement?" demanda-t-il, et je lui donnai
le nom. En fait, je lui donnai le nom du restaurant d'en face,
parce que l'endroit où j'allais était surtout connu pour être
un bar. Je ne sais pas d'où ça vient, mais j'ai toujours essayé
de paraître comme un bon gars auprès des Arabes, même des
chauffeurs de taxi inconnus. Quand j'étais petit, il était
parfaitement clair pour moi qui étaient les bons et les méchants.
Et jusqu'à l'âge de 15 ans environ, j'ai pu me compter parmi les
bons. L'alcool a toujours été la marque du méchant, au point
que dans les films égyptiens ou syriens, si un type est placé à
une table où il y a une bouteille de whisky vide, c'est
clairement le signe qu'il s'agit d'un tricheur, d'un voleur, d'un
violeur ou d'un hérétique, et si le film a un happy end, il est
certain qu'il n'aura que ce qu'il mérite.
"A en juger par tes vêtements, tu dois être serveur",
affirma le chauffeur, et je jetai un regard honteux à ma chemise
blanche boutonnée jusqu'en haut et à ma veste noire de chez Zara.
"Oui", me retrouvai-je lui répondre. Mieux valait
serveur que clubbeur, pensai-je.
"Content de ton job?"
"Alhamdulillah" [Dieu soit loué], répondis-je d'un ton
religieux.
"Pour ton bien", dit le chauffeur, qui paraissait la
cinquantaine, "j'espère que là-bas, tu ne sers pas
d'alcool. Parce que, tu sais, comme il est écrit : Non seulement
celui qui boit, mais celui qui le sert ou ne fait que le toucher
est impur et doit être rappelé à l'ordre."
"Alhamdulillah, j'ai un patron qui comprend mes contraintes
et les respecte."
"Vraiment?" Le chauffeur était étonné. "Il y a
de bonnes gens chez eux aussi?"
"Très peu, en fait. Peut-être 20 dans tout le pays."
"Que Dieu maudisse les bons chez eux. Pas un seul d'entre eux
n'est bon, si tu veux mon avis, mais leur fin est proche, avec
l'aide de Dieu. Ca t'arrive d'aller sur Internet?" Le
chauffeur m'avait pris au dépourvu avec sa question. Quelle était
la bonne réponse religieuse à apporter? La plupart du temps,
"Internet" est associé à la pornographie.
Heureusement, il continua à parler. "Il y a un site
extraordinaire. Va sur Google, tape 'fin d'Israël et des
Etats-Unis', et clique sur le premier site qui apparaît. C'est
une étude incroyable qui prouve scientifiquement qu'en 2017, l'Amérique
et Israël disparaîtront. C'est vraiment quelque chose. La
physique, les mathématiques et l'histoire ne laissent aucun
doute. 2017 sera leur fin. Qu'est-ce que tu en dis?"
"Inch'Allah."
"Ca t'ennuie si je prends quelqu'un d'autre en chemin?"
me demanda le chauffeur alors que nous roulions, et repiqua de
l'autre côté de la rue sans attendre mon accord. Non pas que
j'aurais eu une quelconque objection, d'ailleurs. "Peut-être
qu'elle aussi va place de Sion. Regarde comment elles s'habillent,
on dirait des prostituées, Dieu ait pitié de nous." Je
jetai un regard à la "prostituée" qui approchait du
taxi, et immédiatement, je tournai la tête. Non, pas ça! Pas ma
copine Neta, pas maintenant! Mais c'était elle, obligatoirement.
C'est la seule à porter ce genre d'écharpes longues et colorées.
Rien d'une prostituée, plutôt quelque chose d'une enfant-fleur
des années 60 avec un chapeau de laine de la Jamaïque. Elle
ouvrit la portière arrière. ""Au centre ville?"
demanda-t-elle, et le chauffeur fit un signe de tête.
"Entrez."
'J'essayai de me cacher le visage, de ne pas me retourner, de me
concentrer sur mon portable, comme si je vérifiais les messages,
mais rien à faire. "Sa-a-lut!", l'entendis-je dire
depuis le siège arrière. "Wow, j'y crois pas que ce soit
toi", dit-elle en se penchant en avant pour m'embrasser sur
la joue. J'essuyai ma joue avec ma manche en murmurant une prière
à Dieu pour qu'il me pardonne. "Hé, c'est super, tu trouves
pas? Toi aussi, tu vas à la fête d'Uri, non?". Le chauffeur
me lança un regard en biais.
"Tu sais quoi?", dis-je, essayant désespérément de
changer de sujet. "Votre fin est proche. En 2017, il n'y aura
plus ni Amérique ni Israël. C'est scientifiquement prouvé. En
2017, tout sera fini."
"Super", dit-elle. "Dans ce cas, la première conso
est pour moi."
(1) Dans le calendrier juif, le mois d'Adar, où l'on fête
Pourim, porterait bonheur : "Lorsqu¹arrive le mois d¹Adar,
on multiplie les manifestations de joie", disent les Sages.
(2) La place de Sion est proche du coeur vivant de Jérusalem
(juive, partie Ouest) by night. Beit Safafa est un quartier arabe
pauvre de Jérusalem Est, où n'habite pas Kashua.
* Sayed Kashua fait partie de la jeune génération des écrivains
israéliens. Arabe et citoyen israélien, il est journaliste,
habite Jérusalem et écrit en hébreu. Derniers livres publiés
en français : "Les Arabes dansent aussi" (éditions
Belfond) et "Et il y eut un matin" (éditions de l¹Olivier,
février 2006).
Trad. : Gérard
pour
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