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Ha'aretz
Mon
conseil : investissez dans...
Sayed Kashua *
[Attention
: âmes prudes, partisans du correct sous toutes ses formes et
enfants s'abstenir. On continue à bien aimer Kashua]
Ha'aretz, 26 avril 2007
http://www.haaretz.com/hasen/spages/852669.html
Depuis deux jours, je suis devant mon ordinateur, sans arriver à
sortir un mot. Je fais des crises de nerfs et les enfants se
tiennent à distance, à cause de ce regard de fou que j'ai dans
les yeux. Et pourquoi? A cause de cette saleté de chronique qui
paraîtra à la suite d'articles sur comment choisir un bon steak
ou comment faire un bon barbecue pour la fête de l'Indépendance.
Ce que je vais gribouiller là changera-t-il quoi que soit
pour quelqu'un? Et pourquoi cette incapacité à prendre les
choses à la légère? Parce que je suis comme ça. Pas fait pour
les plaisirs. Je passe toujours à côté. "Cela semble te
venir facilement (l'article, ndt), - et quand j'entends ça, j'ai
envie de me cogner la tête contre un mur - combien ça te prend,
quoi? Une heure?"
En fait, non. Parfois, cela paraît une éternité, parfois au
point que l'on me dit chez moi : "Tu fais un choix : ou moi,
ou ta chronique."
Cette semaine, rien ne s'est passé. J'ai le sentiment que, non
seulement rien ne se passe dans ma vie, mais que rien ne se passe
dans mon village. Ce qui est très bien : on pense généralement
que le fait de trouver un village ennuyeux où rien ne se passe
est une réussite. Et on paye 200$ de plus par mois pour avoir ça.
Parce que, de toute façon, quelle bonne nouvelle peut-on avoir
dans un village arabe?
Depuis quelques heures, les voisins astiquent leur nouvelle
voiture. Leur petit garçon est assis à la place du conducteur et
klaxonne. Il faut que je parte d'ici, que je me trouve un endroit
où des choses se passent, où tout ce j'aurai à faire, c'est de
regarder par la fenêtre, ou de mettre le pied dehors, pour que
tout de suite, je rencontre un visage intéressant qui alimentera
mon moulin à écriture. Un endroit où on peut s'asseoir, prendre
un café, lire le journal et regarder les passants.
J'habite un désert. Ces deux derniers jours, j'ai fait le tour du
village : le coiffeur, le boucher, le marchand de fruits et légumes,
et rien ne s'est passé. Ils économisent leurs mots. Comme si
tout le monde réfléchissait comme moi à la meilleure façon de
s'enfuir.
Aucun bon écrivain ne peut émerger dans un pareil endroit. J'ai
besoin d'une vraie ville, pas d'un village-jouet proche de la
ville qui ressemble à une morne colonie illégale en Cisjordanie.
Et, pour mettre un peu de sel sur la plaie, j'ai passé toute la
semaine dernière à me promener à Istanbul avec Orhan Pamuk.
Qu'est-ce qui fait qu'Istanbul est une ville sainte, contrairement
à Jérusalem? Le fait qu'elle a des night-clubs et des putes.
Comment écrire dans une ville qui n'a même pas une taverne?
"Je ne pourrais pas vivre en Suisse", diront certains
imbéciles avec arrogance. "C'est ennuyeux, rien ne se passe
pas comme ici où il se passe quelque chose tous les
jours." Rappelez-moi quoi, exactement? Même la guerre semble
pareille depuis cent ans. Si au moins, il n'y avait pas de guerre
et s'il y avait des putes dans la ville sainte...
Vous savez quoi? C'eest ça le sionisme, pour moi : penser que ce
pays est intéressant, que Jérusalem est belle et Tel-Aviv pleine
de vie. Bon, c'est vrai, à Tel-Aviv il y a au moins des putes,
mais du genre sur lequel on ne peut rien écrire, parce qu'on ne
peut échanger un seul mot avec elles, à moins d'avoir, il y a 20
ans, fait ses études de dentiste aux frais du Parti communiste
(1).
Ah, le téléphone sonne. Enfin il se passe quelque chose.
Allo
Allo, je suis bien chez l'écrivain journaliste?
Non.
Ce n'est pas le numéro de Sayed Kashua?
Si.
Pourrais-je lui parler, s'il vous plaît?
Lui-même.
Ah, c'est vous?
Oui.
Bonjour. Je voulais vous demander si je pouvais vous
interviewer pour un programme spécial que nous sommes en train de
préparer pour la fête de l'Indépendance.
Bien sûr. Quand?
Si vous avez quelques minutes, je serais ravi de vous poser déjà
quelques questions.
J'ai tout le temps du monde.
OK, pour commencer, je voudrais vraiment savoir comment vous
vous sentez le jour de la fête de l'Indépendance, en tant
qu'Arabe et en tant que citoyen de ce pays.
Merdique.
Pourriez-vous, euh, développer un petit peu?
Ouais, bien sûr. La fête de l'Indépendance me fait sentir
merdique, en tant qu'Arabe et en tant que citoyen de ce pays.
Je comprends, mais pourriez-vous, disons, expliquer pourquoi?
Est-ce à cause du manque de sentiment d'appartenance? A cause des
discriminations? Pouvez-vous...
Ca n'a rien à voir avec le sentiment d'appartenance. Quel
rapport? Je me sens mal ici, sans aucun lien avec ça.
Et le jour de l'Indépendance, j'imagine, ajoute encore au
sentiment de dépression que vous ressentez en tant que citoyen de
ce pays.
Exact.
Pourriez-vous être plus précis?
Ouais, bien sûr. Le jour de l'Indépendance, je me sens mal et
déprimé, et pour couronner le tout, les enfants ne sont pas à
l'école.
Je ne comprends pas.
Je dis que ce qui me dérange le jour de l'Indépendance, c'est
que je dois me taper les enfants toute la journée.
Et que dites-vous exactement à vos enfants ce jour-là? Que
leur dites-vous un jour comme celui-là?
Je leur dis de se tirer vite fait dans le salon. Parfois, je
les insulte.
Ahhhh... Une autre question que nous posons à tous ceux qui
participent à ce programme. Si vous étiez premier ministre, quel
changement feriez-vous dans ce pays?
J'investirais dans des putes.
Pardon?
Oui, c'est ça, vous avez bien compris. J'investirais dans des
putes, aucun doute là-dessus.
(1) Allusion à l'époque où le Parti communiste israélien
envoyait ses militants (arabes pour la plupart) faire leurs études
en URSS.
Trad. : Gérard
pour
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