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Ha'aretz
L'auto-stoppeuse
Sayed Kashua*
[Sayed
Kashua, jeune romancier et journaliste arabe israélien de Jérusalem,
prend une auto-stoppeuse en se rendant à Tel-Aviv. Il
gamberge...]
http://www.haaretz.com/hasen/spages/817897.html
Ha'aretz, 26 janvier 2007
Dans la montée depuis Beit Zait vers Mevasseret Tzion, mes mains
transpiraient tellement qu'elles commençaient à glisser sur le
volant. Je conduis lentement, je vais en finir avec la montée,
puis avec la descente vers Abou Gosh, et je vais pouvoir me
permettre de conduire d'une main et me sécher le visage au vent
de l'air chaud.
Elle doit avoir remarqué que je transpire, elle est assise à
droite derrière moi et elle peut donc très bien me voir. Je
devrais peut-être lui dire quelque chose, la rassurer.
Maintenant, elle a probablement peur, elle aura
remarqué que quelque chose ne va pas, que j'ai le front trempé
et les mains qui tremblent.
Je descends lentement, sur la voie de gauche. Une Jeep me serre à
l'arrière et me fait des appels de phares nerveux. Mes mains
semblent pétrifiées et je n'arrive pas à me ranger à droite.
La Jeep me dépasse par la droite en klaxonnant, et je suis sûr
que si j'avais tourné la tête à droite, j'aurais vu les
insultes sur les lèvres du conducteur. Il faut que je me calme,
que je respire profondément et que j'arrive à terminer entier ce
trajet d'une heure.
Je ne comprends pas ce qui m'est arrivé. En général, je suis en
pleine forme quand je pars seul de Jérusalem à Tel-Aviv. J'aime
prononcer la phrase : "J'ai un rendez-vous de travail
important à Tel-Aviv." Quand j'ai ce
déplacement à faire, je m'assure que toutes mes connaissances
soient au courant, je peux bavarder avec ma mère, qui n'appelle
que pour prendre des nouvelles de nous, et lui glisser ;
"Bon, demain, je vais à Tel-Aviv, j'ai une réunion de
travail." Quelque part, ces rares déplacements à Tel-Aviv
me donnent le sentiment que j'ai une carrière.
Un voyage à Tel-Aviv est un rituel. Je porte toujours les mêmes
vêtements, un pantalon noir et une chemise bleue à carreaux
achetée spécialement chez Ralph Lauren. Les voyages en voiture
du matin à Tel-Aviv ne m'énervent pas. Je suis aussi calme que
possible, les infos sur la circulation, que reçois en général
à chaque fois que suis à Shaar haGaï [environ à la moitié du
trajet, ndt] qui parlent "d'encombrements depuis Ben Gourion
en passant pas Kibboutz haGalouyot" [intersections
rituellement encombrées le matin, ndt] ne m'effraient pas. Je les
aime, ces bouchons, j'aime me sentir une fois par mois faire
partie de cette vague de gens qui travaillent et qui tentent
d'atteindre la grande ville. J'aime regarder le modèle de leur
voiture, essayer de deviner ce qu'ils font, combien ils gagnent,
combien ils ont d'enfants. Et, par-dessus tour, j'aime penser
qu'eux aussi, comme moi, essaient de deviner combien je gagne par
mois et où je travaille.
Dans ces bouchons, je suis déguisé en quelqu'un d'autre,
quelqu'un à la tête d'une équipe de développeurs, mais différent,
spécial. Sur la route de Tel-Aviv, je mets toujours le lecteur de
CD, en général des groupes des années 80. J'ouvre toujours la
fenêtre, même les jours les plus froids, et j'imagine que cette
musique inhabituelle à moi arrive aux oreilles des conducteurs
autour de moi, qu'ils l'apprécient sans pouvoir l'identifier,
qu'ils essaient de deviner ce que c'est et qu'ils admirent ce chef
d'une équipe de développeurs à chemise bleue qui aurait pu être
musicien mais qui a choisi le hi-tech.
Je ne comprends pas ce qui m'est arrivé ce matin. Alors que je
venais d'émerger du bouchon à la sortie de Jérusalem, alors que
tout allait commencer, sans y penser, alors que je ne suis pas
quelqu'un de particulièrement gentil, je me retrouve braquer
soudain à droite, freiner brutalement et m'arrêter pour une
jeune auto-stoppeuse qui tendait le bras à la sortie de la ville.
C'est peut-être mon CD des Velvet Underground que j'étais sûr
d'avoir perdu et que j'avais retrouvé sous le siège qui m'avait
ramené au temps du lycée, je ne sais pas. Cheveux longs et bouclés,
des habits à fleurs, c'est tout ce que j'ai remarqué. Je n'ai même
pas regardé son visage. "Tel-Aviv?", demanda-t-elle,
j'ai fait oui de la tête, les yeux baissés.
Maintenant, elle est assise à l'arrière, probablement morte de
peur. Et je sens les gouttes de sueur couler sur ma chemise bleue.
Je vais peut-être lui dire quelque chose, pour la rassurer. Mais
que puis-je lui dire? "Ecoutez, je suis un type bien, je ne
vais pas vous kidnapper", cela ne ferait que l'effrayer
encore davantage. Elle n'a pas dit un mot depuis qu'elle est entrée
dans la voiture, et moi non plus. J'aurais dû lui dire ce que j'étais
avant qu'elle ne soit entrée, alors, c'est elle qui aurait
choisi. Maintenant, il est trop tard.
J'essaie de me convaincre : j'ai l'air normal, un type avec une
famille, sur le siège à côté de moi il y a un siège pour
enfant, et un autre derrière moi, pour ma fille. Alors, pourquoi
ne parle-t-elle pas? Pourquoi ne desserre-t-elle pas les dents? Je
regarde dans le rétroviseur, mais je ne vais pas me retourner
pour vérifier l'expression qu'elle a, cela ne ferait qu'augmenter
son angoisse, et peut-être que si je me retournais comme cela,
cela me vaudrait le jet d'un produit comme en ont les
auto-stoppeuses dans leur sac pour se défendre. Je serais aveuglé
un instant, je perdrais le contrôle et je me retrouverais versé
dans le wadi, et dans le meilleur des cas, on écrirait que je
suis un pervers. Je ne vais pas me retourner, je vais me
concentrer sur ma conduite. Peut-être même ne sait-elle rien?
Peut-être lit-elle un livre, là derrière, et c'est pour cela
qu'elle se tient si tranquille, ou peut-être s'est-elle endormie,
après tout, il est tôt pour une jeune fille. Si seulement elle
pouvait dire quelque chose, juste quelque chose comme
"qu'est-ce qu'il fait chaud !", ou bien "je peux
fumer?". Mais rien. Je suis pratiquement sûr que maintenant,
elle a trouvé un dessin, une lettre ou une histoire que ma fille
aura laissés là. Elle laisse toujours des trucs. Je lui redirai
plus tard, combien de fois lui ai-je dit de ne rien laisser dans
la voiture, mais elle est têtue.
La fille à l'arrière a probablement remarqué. Je l'entends
tapoter sur les touches de son portable. Elle a probablement peur
d'appeler et elle préfère envoyer un SMS ou, pour être plus précis,
un SOS. Comment me suis-je fourré là-dedans, bon Dieu, d'où
est-ce que ça m'est venu? Il doit déjà y avoir des voitures de
police en route. Je vais conduire lentement et surveiller la route
pour pouvoir m'arrêter immédiatement si nécessaire, parce que
ces types-là aiment bien tirer. Si je m'arrête, je ne ferai
aucun mouvement suspect, je laisserai mes mains sur le guidon, je
freinerai fort, ils pourraient toujours dire que j'ai essayé de
m'enfuir.
Dans le bouchon en approchant de Tel-Aviv, je me sens un peu
mieux. Nous sommes entourés d'autres voitures, nous roulons
lentement, si elle avait eu peur, elle aurait pu crier, ou même
ouvrir la portière et se sauver.
"Vous êtes pour la paix (shalom"? Je m'immobilisai
presque en entendant sa voix de l'arrière.
"Bien sûr, très très. Je suis contre la violence sous
toutes ses formes, je condamne tous les genres de belligérance,
je pense que nous devons vivre..."
J'entends un petit rire et je me retourne vers elle. C'est
seulement maintenant que je la vois, souriante, avec des
fossettes. "Hé, relax, chéri", rit-elle, "je
demandais simplement si vous passiez par Shalom"
(l'une des sorties du périphérique de Tel-Aviv). Trad.
Gérard pour La Paix Maintenant
(1) Sayed Kashua fait partie de la jeune génération des
romanciers israéliens. Arabe et citoyen israélien, il est
journaliste et écrit en hébreu. Derniers livres publiés en français
: "Les Arabes dansent aussi" (éditions Belfond) et
"Et il y eut un matin" (éditions de l¹Olivier, février
2006).
Si vous avez aimé cet article de Sayed Kashua, vous pouvez en
lire 2 autres sur notre site : "L'implosion" http://www.lapaixmaintenant.org/article1416
et "La piqûre" http://www.lapaixmaintenant.org/article1310 |