Mondialisation.ca
Les élites de Washington sont extrêmement
préoccupées par les nouveaux blocs contre-hégémoniques
Salvador López Arnal
Pepe Escobar
Dimanche 13 juin 2010
Entretien de Salvador López Arnal avec Pepe Escobar sur
l’Iran, Clinton-la dominatrix et l’accord de la Turquie et
le Brésil
Pepe Escobar est un très
grand analyste géopolitique déjà interviewé à plusieurs reprises
par Rebelión. Il est l’auteur de Globalistan: How the Globalizad
World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007) y Red
Zone Blues: a shapshot of Baghdad during the surge. Plus
récemment il a publié Obama does Globalistan (Nimble Books,
2009), un livre qui mérite d’être traduit d’urgence en
castillan.
Dans un article récent publié dans Asia Times Online[1], traduit
par Sinfo Fernández pour Rebelión, vous parliez de la
dominatrix. Permettez-moi de vous féliciter pour votre
trouvaille terminologique. Pourquoi pensez-vous que ce terme
convient si bien à la Secrétaire d’État états-unienne ? Dans
l’ère Obama les méthodes de la politique extérieure des
États-Unis ne se sont-elles pas améliorées ?
Hillary est une dominatrix au sens où, au lieu d’admettre
l’échec de sa diplomatie, elle est capable de soumettre à ses
fins l’ensemble du Conseil de Sécurité de l’ONU. Elle a
peut-être appris cela de Bill … Ou peut-être seraient-ils tous
des masochistes.
Non, ce n’est pas le cas. La raison principale est que la Chine
et la Russie se sont laissées “dominer”. Elles sont arrivées à
la conclusion qu’il serait mieux de permettre à la bruyante
Hillary de dominer la scène pendant quelques jours et œuvrer en
silence afin d’atteindre leur objectif : des sanctions du plus
léger des parfums sur Téhéran.
En ce qui concerne l’Iran, les États-Unis sont aveugles, ils
voient tout en rouge. On peut dire la même chose d’Israël, ils
voient tout en blanc céleste.
Le noyau central de
votre récent article — “Iran, Sun Tzu et la dominatrix”[2] — est
l’accord entre les diplomaties du Brésil et de la Turquie et
l’Iran sur l’affaire du développement nucléaire de ce dernier.
En quoi cet accord a-t-il consisté ?
Pour l'essentiel c’est le même accord que celui proposé par les
États-Unis en octobre 2009. La différence vient de ce que selon
la proposition de 2009 l’enrichissement d’uranium s’effectuerait
en France et en Russie alors que dans ce nouvel accord il aura
lieu en Turquie.
La principale différence réside dans la méthode. La Turquie et
le Brésil ont agi avec diplomatie, sans confrontation, en
respectant les arguments iraniens. Un autre détail fondamental :
tout ce qu’ils ont accompli avait déjà été discuté à Washington.
Mais lorsqu’ils ont présenté un résultat concret, lorsqu’ils
sont parvenus à un accord avec l’Iran, permettez-moi une
métaphore guerrière, Washington leur a tiré une balle dans les
côtes.
N'est ce pas une
nouveauté en diplomatie internationale si le Brésil et la
Turquie, deux pays qui ne s’opposent pas aux États-Unis, jouent
leurs propres cartes dans cette affaire ? Pourquoi ont-ils misé
sur cette stratégie autonome ? Qu’est-ce qu’ils gagnent avec
cela ? L’Iran n’est-il pas éloigné, très éloigné du Brésil ?
Chaque pays a ses propres motivations pour accroître son rôle
géopolitique. La Turquie veut se projeter comme un acteur de
premier plan, qui compte vraiment au Moyen-Orient. Elle poursuit
une politique disons, post-ottomane, élaborée par le Ministre
des Affaires Étrangères, le professeur Ahmet Davutoglu.
Le Brésil, grâce à une politique très intelligente de la part de
Lula et de son Ministre Celso Amorim, veut également se
positionner comme un médiateur crédible au Moyen-Orient. Le
Brésil fait partie des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine),
groupe qui à mon avis constitue le véritable contrepouvoir
actuel face à l'hégémonie unilatérale des États-Unis. La
Turquie, dont l’adhésion a été formellement discutée à Brasilia
il y a environ deux semaines, en ferait partie et le groupe
serait alors nommé BRICT. Voilà la nouvelle réalité en
géopolitique globale. Et à Washington, les élites de toujours en
sont sans doute livides.
Comme vous le
remarquiez, il semble que l'accord n’ait pas suscité
d'enthousiasme auprès du Secrétariat d'État états-unien ni des
gouvernements européens. Pourquoi donc ? Désirent-ils faire
échouer la voie diplomatique afin de poursuivre avec leurs
sanctions et nous conduire à un scénario de guerre ? Si tel est
le cas, qu'y gagneraient-ils ? N’y aurait-il pas beaucoup trop
de fronts ouverts en même temps ?
Du point de vue de la politique interne des États-Unis,
Washington n’est intéressé que par le changement de régime. Il y
a au moins trois tendances en lice. Les "réalistes" et la gauche
du Parti Démocrate, qui sont pour le dialogue, une partie du
Pentagone et les services de renseignements, qui veulent au
minimum des sanctions, et les républicains, néo-cons, le lobby
d'Israël et la section Full Spectrum Dominance [Spectre de
Domination Totale] du Pentagone voulant à tout prix un
changement de régime, y compris par la voie militaire si cela
s’avérait nécessaire.
Les gouvernements européens suivent Bush ou Obama comme des
toutous. Ils ne sont d’aucune aide. Des voix raisonnables
s’élèvent dans certaines capitales européennes et à Bruxelles.
Elles savent que l'Europe a besoin du pétrole et du gaz iranien
afin de ne pas être prise en otage par Gazprom. Mais elles sont
minoritaires.
Outre ses déclarations,
croyez-vous que le Gouvernement iranien aspire à posséder de
l’armement nucléaire ? Afin de se faire respecter ? Afin de
faire plier Israël ? Pour l'attaquer ? Le Pakistan nucléaire,
l'Inde nucléaire, Israël nucléaire, l'Iran nucléaire. Toute
cette région ne constituerait-elle pas une véritable poudrière ?
Je me suis rendu à plusieurs reprises en Iran et je suis
convaincu que le régime iranien peut irriter mais ce n'est pas
un système politique suicidaire. Le Guide Suprême a annoncé une
fatwa à plusieurs occasions en affirmant que l'arme nucléaire
est "non islamique". Bien sûr, les Gardes Révolutionnaires
supervisent le programme nucléaire iranien mais ils sont
parfaitement conscients du sérieux des inspections et du
contrôle de l'AIEA, l’Agence internationale de l’énergie
atomique. S'ils décidaient de fabriquer une bombe atomique
rudimentaire, ils seraient immédiatement démasqués et dénoncés.
En fait, l'Iran n'a nul besoin d’une bombe atomique comme moyen
de dissuasion. Un arsenal militaire high-tech, de plus en plus
de haute technologie, lui suffit. La seule solution juste
consisterait en une dénucléarisation totale du Moyen-Orient, ce
que bien sûr Israël, avec au moins deux cents ogives nucléaires,
n’acceptera pas et ne respecterait jamais.
Quel rôle joue la Russie
dans cette situation ? Vous rappeliez que la centrale nucléaire
de Bushehr a été construite par la Russie et que l’on est en
train d’effectuer les dernières vérifications avant son
inauguration qui aura probablement lieu cet été.
Après que l’on ait repoussé maintes fois l’inauguration de
Bushehr, elle devrait avoir lieu en août. Pour la Russie, l'Iran
constitue un client privilégié en matière de nucléaire et
d’armement. Dans l’intérêt des Russes, l’Iran doit continuer sur
la même voie, la situation ne doit pas changer. Ils ne veulent
pas d’un Iran qui serait une puissance militaire nucléaire. Il
s’agit d’une relation qui est constituée de beaucoup de liens,
mais elle est essentiellement de type commercial.
Dans votre article vous
citez l’ancien général [chinois], stratège et philosophe Sun Tzu
qui a dit : "Permets à ton ennemi de commettre ses propres
erreurs et ne les corrige pas". Vous affirmez que la Chine et la
Russie, des maîtres stratèges, appliquent cette maxime en ce qui
concerne les États-Unis. Quelles erreurs les États-Unis
commettent-ils ? Leurs stratèges sont-ils si maladroits ?
Peut-être n'ont-ils pas lu Sun Tzu ?
Tout américain ayant fait ses études dans les universités
d'élite a lu Sun Tzu. En revanche, savoir l’appliquer c’est une
autre chose.
La Chine et la Russie, dans le cadre d'une stratégie commune aux
BRIC, se sont mis d’accord pour faire en sorte que les
États-Unis aient l'illusion d’être ceux qui déterminent les
sanctions, tout en travaillant pour les alléger au maximum et,
en dernière instance, approuver une série de sanctions très
"light". La Russie et la Chine veulent qu’il y ait de la
stabilité en Iran, pour le bénéfice de leurs importantes
relations commerciales. Dans le cas de la Chine, il ne faudrait
pas oublier que l'Iran est un grand fournisseur de gaz, ce qui
représente un sujet de sécurité nationale maximum.
Vous dites en résumant que nous sommes dans une situation où il
y a, sur la table de négociations de l’Agence internationale de
l’énergie atomique, un véritable accord d’échange approuvé par
l'Iran tandis qu’aux Nations Unies un arsenal de sanctions
contre l'Iran est mis en place. Vous posez la question suivante
: à qui la véritable "communauté internationale" fera-t-elle
confiance ? Je vous demande à mon tour : à qui fera-t-elle
confiance ?
La véritable "communauté internationale", les BRIC, les pays du
G-20, les 118 nations en voie de développement du Mouvement des
non-alignés, en somme, l’ensemble du monde en développement, est
du côté du Brésil, de la Turquie et de leur diplomatie de non
confrontation. Seuls les États-Unis et ses pathétiques toutous
idéologiques européens réclament des sanctions.
Vous affirmez également
que l'architecture de la sécurité globale, "assurée par une
bande d’affreux gardiens occidentaux autoproclamés", est dans le
coma. L'occident "Atlantiste" coule façon Titanic.
N’exagérez-vous pas ? Ne prenez-vous pas vos désirs pour des
réalités ? N'existe-t-il pas un réel danger qu’avec ce naufrage
on entraîne presque tout avec soi avant de toucher le fond ?
J’ai déjà été confronté à beaucoup d’horreurs partout dans le
monde pour pouvoir croire à présent, au moins, en la possibilité
d'un nouvel ordre, dessiné surtout par le G-20 et, à l'intérieur
de celui-ci, par les pays du BRICT. Je l’écris avec un T à la
fin.
L'avenir économique est en Asie et l'avenir politique est en
Asie ainsi que dans les grandes nations en développement.
Évidemment, les élites Atlantistes ne vont abdiquer leur pouvoir
qu’après avoir vu leurs cadavres gisant au sol. Le Pentagone
poursuivra avec sa doctrine de guerre perpétuelle. Mais il
n'aura pas de quoi la payer, et ce sera plus tôt que tard. Je ne
nie pas que, dans un avenir proche, il existe la possibilité que
les États-Unis, sous l’administration d'un républicain fou,
d’extrême droite, s’engagent dans une période de guerre
hallucinée, effrénée. Si tel était le cas, cela provoquera sans
aucun doute leur chute, la chute du nouvel Empire Romain.
Et quel est le puissant
lobby états-unien qui est en faveur de la guerre perpétuelle à
laquelle vous faites référence ? Qui sont ceux qui soutiennent
et financent ce lobby ?
La guerre perpétuelle relève de la logique du Full Spectral
Dominance, la doctrine officielle du Pentagone qui comprend :
l'encirclement de la Chine et de la Russie, la conviction que
ces deux pays ne doivent pas devenir des concurrents narquois
des États-Unis et en outre, le déploiement de tous les efforts
afin de contrôler l'Eurasie ou du moins, la surveiller. Il
s’agit de la doctrine du Dr. Strangelove [Dr. Folamour] [3],
mais également du positionnement des dirigeants militaires
américains et de la majorité de l’establishment. Le complexe
militaro-industriel ne dépend pas de l’économie civile pour
subsister. Il emploie un grand nombre de politiciens et compte
avec l’étroite collaboration de toutes les grandes corporations.
Dans votre article, vous
parlez de sa sommité le Dr. Zbigniew-conquérons
l'Eurasie-Brzezinski. Encore une trouvaille, permettez-moi de
vous féliciter de nouveau. Vous dites que l’ancien conseiller de
la sécurité nationale a souligné le fait que "pour la première
fois dans toute l'histoire de l'humanité les gens sont
politiquement éveillés - c'est une réalité totalement nouvelle –
il n’en a pas été ainsi auparavant". Êtes-vous véritablement de
cet avis ? Quelle partie endormie de l’humanité est-elle à
présent éveillée ?
Pour les élites états-uniennes la donnée essentielle est que
l'Asie, l'Amérique latine et l'Afrique sont en train
d’intervenir politiquement dans le monde d'une manière qui
aurait été impensable à l’époque coloniale, et pour ces élites,
la décolonisation est un cauchemar sans fin. Comment faire pour
dominer ceux qui savent à présent comment agir pour ne pas se
laisser dominer à nouveau ? Voici leur question fondamentale.
Vous dites que
Washington, unilatéral jusqu’au bout, n’hésite guère à faire un
bras d’honneur même à ses amis les plus proches. Pourquoi ?
Peut-être incarnent-ils l'axe du mal ? Peut-on produire de
l’hégémonie avec des procédés si peu affables ? Jusqu'à quand ?
On ne peut sous-estimer la crise états-unienne. Elle est totale
: économique, morale, culturelle et politique. Mais également
militaire puisqu’ils ont été battus en Iraq et ils sont sur le
point de subir un échec d'une ignominie totale en Afghanistan.
Le nouveau siècle américain a déjà rendu l’âme en 2001. À
présent on peut interpréter le 11 septembre, comme le signe
apocalyptique de la fin.
À propos, qu’en est-il
de l'un des acteurs principaux de la politique états-unienne au
Proche-Orient ? Israël est-elle donc endormie ? Quels sont les
plans des caïds qui menacent Gaza ? [4]
Israël est devenue ce que j’appelle une Sparte paranoïaque
hors-la-loi, ethno raciste, qui porte la profonde souillure de
l'apartheid. Israël sera de plus en plus isolée du monde réel,
elle ne sera protégée que par les États-Unis, dont elle est un
État-client. Et le retour du refoulé sera son cauchemar, comme
s'il s'agissait d'un film d'horreur hollywoodien : l'Histoire
les fera payer pour toute l'horreur qu’ils ont commise et
commettent encore contre les palestiniens.
Quelle est votre opinion
au sujet de l'action israélienne du dimanche 30 mai dernier ?
Quel sens peut avoir leur attaque contre quelques pacifistes
solidaires avec les citoyens de Gaza ?
Cela participe de la même éternelle logique : nous avons
toujours raison, ceux qui s’opposent à notre politique sont des
terroristes ou des antisémites. À présent Israël est au stade où
elle défend l'indéfendable : le blocus de Gaza.
Mais à présent il est évident que tout le monde en est conscient
et elle ne pourra plus tromper par ses mensonges. La Palestine
sera l’éternel Vietnam d'Israël. Mais je doute qu’un jour, comme
dans le cas des États-Unis, ils soient capables de retenir la
leçon.
Article en espagnol :
Entrevista a Pepe Escobar sobre Irán, Clinton, la dominatrix, y
el acuerdo de Turquía y Brasil, "Las élites de Washington están
preocupadísimas por los nuevos bloques contrahegemónicos",
Rebelión, publié le 4 juin 2010.
Voir l'article en anglais : Iran, Sun Tzu and the dominatrix (22
mai 2010):
http://www.atimes.com/atimes/Middle_East/LE22Ak01.html
Traduit par Marina Almeida et révisé par Gérard Delbreil
Notes :
[1]
http://www.atimes.com/atimes/Middle_East/LE22Ak01.html
[2] Traduction en espagnol de Sinfo
Fernández :
http://www.rebelion.org/noticia.php?id=106649&titular=ir%E1n-sun-tzu-y-la-%3Ci%3Edominatrix%3C/i%3E-,
27 mai 2010.
(NdT) Deux traductions en français du même
article :
http://www.alterinfo.net/L-Iran-Sun-Tzu-et-la-dominatrice_a46473.html
http://www.planetenonviolence.org/L-Iran-Le-Sun-Tzu-Et-La-Dominatrice-Pepe-Escobar_a2195.html
[3] Film de S. Kubrick, l'un des films
préférés de Manuel Sacristán [philosophe espagnol].
[4] Cette question a été posée avant l'attaque à la Flottille de
la liberté et de la solidarité. L’entretien prend fin avec une
question sur l'attaque. "La Palestine sera l’éternel Vietnam
d'Israël", affirme Escobar.
© Droits d'auteurs Salvador López Arnal,
Rebelión, 2010
Publié le 18 juin 2010
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