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The Independent
Tel une victime, un ‘chien du dessous’,
Israël se sent assiégé ...
Robert Fisk
Robert Fisk
in The Independent, 2 février 2010
http://www.independent.co.uk/opinion/...
Quiconque compte un tant soit peu en Israël sera venu à Herzliya,
cette semaine, afin d’y assister à une conférence consacrée à la
nation juive. Notre correspondant s’est joint à eux. Il y a
constaté un climat d’insécurité – et de paranoïa – sans
précédent.
Donc, résumons : la propagande de guerre
bat son plein. Oubliés, l’invasion du Liban par Israël en 1982
et ses quinze mille tués libanais et palestiniens. Oublié, le
massacre de Sabra et Chatila, la même année, perpétré par la
milice libanaise, alliée d’Israël, tandis que l’armée
israélienne faisait le guet. Effacé, le massacre de Qana, en
1996, avec ses cent-six civils libanais déchiquetés par une
bombe israélienne, dont plus de la moitié d’enfants – et
n’oubliez pas d’écraser le fichier des mille cinq-cents tués de
la guerre israélienne au Liban en 2006. Ah, et puis oubliez
aussi, bien entendu, les plus de mille trois-cents Palestiniens
massacrés par Israël dans la bande de Gaza l’année dernière (et
les treize Israéliens liquidés par le Hamas par la même
occasion), des roquettes du Hamas s’étant abattues sur Sdérot.
Tout ça, c’était rien, en comparaison. Israël – à en croire
l’élite sécuritaire de la droite israélienne, ici, à Herzliya –
est aujourd’hui confronté à une attaque encore plus dangereuse,
quasiment inouïe !
La Grande-Bretagne (c’est la dernière de
l’ambassadeur israélien à Londre, rien que cela…) serait un
« champ de bataille », sur lequel les ennemis d’Israël
voudraient « déligitimer » l’Etat juif un peu plus que
sexagénaire.
Il n’est pas jusqu’à ce vieil ami d’Israël,
cet excellent juge juif Richard Goldstone, qui ne soit devenu,
pour reprendre les propos d’un des partisans juifs américains
les plus rabiques d’Israël, j’ai nommé Al Dershowitz, un
« traître absolu pour le peuple juif » et « un homme mauvais,
abominable » (Dois-je préciser que cela a fait les manchettes
des quotidiens israéliens, hier ?).
‘Israël
assiégé’ : tel était le thème redouté, familier et désespérément
mal compris choisi par la Xème conférence d’Herzliya,
qui a réuni hier dans cette ville des diplomates, des
hauts-fonctionnaires, des gradés de l’armée et le gouvernement
israéliens.
Israël le chien-de-dessous. Israël la
victime. Israël dont l’armée ultrasophistiquée et
plus-morale-qu’aucune-autre-armée-au-monde encoure désormais le
risque de voir ses généraux arraisonnés pour soupçons de crimes
de guerre, au cas où ils oseraient poser un pied sur le sol
européen.
Plût au Ciel que jamais des officiers
israéliens n’eussent jamais été accusés de quelconques
atrocités ! Le Jerusalem
Post d’hier arborait une photo de la chef du parti Kadima,
Tzipi Livni, contemplant une affiche, dans une rue de Cracovie,
la caricaturant comme « recherchée pour des crimes de guerre
perpétrés à Gaza ». Oubliez qu’elle n’a pas bougé le petit
doigt, alors qu’elle était ministre des Affaires étrangères
(rien que cela) quand les Israéliens bombardaient Gaza au
phosphore. Toutes ces actions judiciaires à l’encontre d’Israël
étaient un abus, un détournement délibéré du droit international
visant à déligitimer l’Etat d’Israël – comme d’ailleurs toutes
les autres condamnations d’Israël, par le passé. Ben voyons…
L’actuelle crise d’identité est une
véritable tragédie, pour Israël – mais pas de la façon dont son
gouvernement actuel de droite le suggère.
Je ne m’en souviens que trop bien : après
l’invasion désastreuse du Liban, en 1982, une énorme conférence,
réunie à Londres, se creusa les méninges pour savoir à quel
moment la propagande israélienne avait merdé. Qui en a quoi que
ce soit à foutre, du massacre de Libanais et du nombre croissant
de pertes militaires israéliennes ? Comment le message israélien
a-t-il pu ne pas passer ? Là voilà, la question qu’elle était
bonne ! Comment s’était-il fait que la presse antisémite avait
pu s’en tirer à si bon compte avec une telle calomnie ? C’était
le forum-clone de la confabulation de Herzliya, cette semaine
(ou plutôt, l’inverse…)
Aujourd’hui, nous sommes priés d’oublier
l’Opération Plomb Coulé contre Gaza et ses victimes équarries à
la sauvage. L’on nous somme de condamner le Rapport Goldstone,
en raison de ses mensonges abjects – l’armée du Bien aurait
commis des crimes de guerre contre les terroristes du Mal : vous
imaginez ?! – et de bien prendre conscience du fait qu’Israël,
comme d’hab’, ne voulait qu’une seule chose : la paix.
En réalité, Israël a commis toute une série
de funestes erreurs diplomatiques. Je ne parle pas ici de
l’humiliation infligée à l’ambassadeur de Turquie par le
vice-ministre des Affaires étrangères israélien Danny Ayalon –
tiens, au fait, lui aussi, il était là, à Herzliya… Je ne fais
pas non plus allusion aux plaintes abusives de Ron Possor,
l’ambassadeur d’Israël en Angleterre, selon qui, en temps de
crise, il y aurait eu « une cacophonie de voix discordantes
émanant d’Israël », et non pas, comme souhaité, un seul son de
cloche.
Non. La plus grave erreur qu’ait commise
Israël, ces dernières années, fut son refus de contribuer au
rapport Goldstone sur le massacre de 2008-2009 à Gaza, que le
quotidien Haaretz a qualifié de « boycott inconséquent ». Un
désastre, selon la gauche progressiste (eng.
liberal, ndt)
israélienne, qui a (à juste titre) décela que cette
non-coopération situait Israël au même niveau que le Hamas.
J’ai assisté des heures durant à la conf’
d’Herzliya – elle se conclura par l’intervention corroborative
pour les masses du Premier ministre Benjamin Netanyahu, demain
soir – et je puis vous dire que le Rapport Goldstone a parcouru
(et la crainte de la « dé-légitimation » afférente) a parcouru
la quasi-totalité des débats, tel un fil rouge.
J’étais assis à côté d’un étudiant
israélien préparant un PhD, hier. Il hochait la tête,
désespéré : « Mes amis et moi, nous sommes en proie à un
terrible désarroi, lorsque nous entendons ce genre de
déclaration venant de notre gouvernement… »
« Que pourrions-nous dire ? Que
pourrions-nous faire ? » C’était un commentaire ô combien
éclairant. N’est-ce pas ce que des millions de Britanniques
avaient dit lorsque Tony Blair les avaient embarqués dans une
guerre par son flot de bobards, en 2003 ?
Un des moments les plus pathétiques, à
Herzliya, fut celui où Lorna Fitzsimons, ex-députée du parti
Travailliste et aujourd’hui chef du Bicom, une boîte à idées
pro-israélienne basée en Angleterre, a fait observer que
« l’opinion publique n’influence pas la politique étrangère
britannique. La politique étrangère est (chez nous) une question
réservée à l’élite ».
Occupez-vous de l’élite, et la plèbe
suivra : tel était le sous-entendu. Elle a conclu : « Nos
ennemis nous traînent devant des tribunaux internationaux, où
nous ne disposons pas d’un contrôle suprême… »
Et ça, en un sens, ça résumait tout. La
légitimité internationale, c’est ce dont Israël a besoin. En
tant qu’Etat, c’est légitime. Cet Etat a d’ailleurs été créé par
un vote des Nations Unies. Et comme l’a dit l’historien
israélien Avi Shlaim, sa création a peut-être été injuste – mais
elle était, en tous les cas, légitime. Pourtant, quand une
équipe de juristes internationaux invita Israël à participer à
son enquête, M. Netanyahu a opposé un « Lô ! » catégorique…
C’est en ce sens que la guerre de Gaza a
démontré ce qu’il y a de si profondément troublant dans le corps
politique israélien actuel. Il veut que le monde entier
reconnaisse sa démocratie – aussi biaisée puisse-t-elle être –
mais il refuse de rejoindre le reste du monde lorsqu’on lui
demande de rendre des comptes sur son comportement à Gaza. Il
prétend être une lumière parmi les nations, mais il ne laisse
personne examiner cette lumière de près, examiner quelle est
l’huile qui l’alimente et regarder précisément ce que cette
lumière illumine…
Goldstone par-ci, Goldstone par-là, et
encore Goldstone, là-bas ! L’éminent juge qui a si
courageusement exigé la justice pour les victimes assassinées et
violées des Serbes, dans la guerre en Bosnie – et dont la
bravoure avait enthousiasmé le monde, Israël compris, à l’époque
– a été sur toutes les lèvres de chaque apologiste du
gouvernement israélien, à Herzliya.
Tzipi Livni n’a pas fait exception : elle
en a parlé. Yossi Gal, le directeur général du ministère des
Affaires étrangères, itou. Il a évoqué « la tentation d’utiliser
le Rapport Goldstone pour pousser Israël sur la touche de la
légitimité ». Malcolm Hoenlein, de la Conférence des Présidents
des Plus Grandes Organisations Juives Américaines en a fait de
même. Il a fait observer que l’administration américaine avait
été « outrageusement coopérative » (comprendre qu’elle a
outrancièrement rejeté le Rapport Goldstone). Même le
mini-ambassadeur américain en Israël (il me fait penser à une
petite souris…), James Cunningham, a suggéré l’idée selon
laquelle le Rapport Goldstone serait utilisé afin de tenter de
délégitimer Israël.
C’est quoi, ce délire ? Après le massacre
des Palestiniens de Sabra et Chatila, Israël avait désigné une
commission d’enquête gouvernementale. Le rapport de cette
commission, la Commission Kahan, n’était pas parfait – mais quel
autre pays du Moyen-Orient aurait ainsi examiné ses fautes avec
un tel courage ? Elle avait qualifié de « personnelle » la
responsabilité du ministre de la Défense, à l’époque, Ariel
Sharon : c’est lui qui avait envoyé les milices libanaises dans
les camps. Ce rapport n’avait pas éteint la faute d’Israël, mais
il avait apporté la preuve qu’il s’agissait d’un Etat digne de
ce nom, d’un Etat qui était prêt à affronter son massacre avec
sincérité, et non pas avec effronterie.
Hélas, il n’est aujourd’hui aucunement
question d’une quelconque Commission Kahan. Aucun procès pour
les crimes perpétrés à Gaza ! Juste un coup sur les doigts de
deux officiers ayant utilisé des bombes au phosphore et une
plainte contre un soldat, pour le vol de plusieurs cartes de
crédit.
Il se trouve que j’avais rencontré
Goldstone peu après sa nomination à la tête du tribunal de La
Haye, chargé de juger les crimes de guerre perpétrés en
ex-Yougoslavie. Cet homme manifestement honnête et respectable
m’avait dit que le monde était fatigué de laisser des
gouvernements perpétrer des crimes de guerre dans une totale
impunité. C’est bien entendu de Milosevic qu’il parlait… Il a
écrit un livre allant dans le même sens, qui fut chaudement
accueilli en Israël. Mais aujourd’hui, il incarne le séisme qui
gronde au-dessous de la légitimité d’Israël.
Je suis tombé sur un colonel de l’armée de
réserve israélienne éminemment sensé, Shaul Arieli, au siège de
son ONG, à Tel Aviv, hier après-midi, et nous avons discuté des
tentatives de mettre aux arrêts des officiers israéliens, pour
crimes de guerre, au cas où ils se rendraient en Grande-Bretagne
ou dans tout autre pays européen.
« Tout cela est beaucoup plus embêtant,
pour nous, aujourd’hui, qu’il y a seulement quelques années »,
m’a-t-il expliqué. « Nous sommes effrayés par cette tendance,
qui se dessine, à la suite de l’opération Plomb Fondu. Cela
affecte l’image d’Israël dans le monde entier, et pas seulement
pour les officiers de l’armée. S’ils devaient être condamnés,
cela démonterait que l’Etat d’Israël n’est plus en mesure de
protéger ses soldats. Je suis certain que le Rapport Goldstone
joue un certain rôle, dans cette situation… »
Tout cela tend à suggérer l’idée que
Le véritable séisme, sous les pieds d’Israël, le véritable
danger, pour son image, son statut et sa légitimité, c’est une
nation ayant pour nom : ‘Israël’… »
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
Les
analyses de Robert Fisk
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