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Opinion
Les voici, les
révoltés du Nil
Robert Bibeau
Jeudi 10 février 2011
L’Égypte, ce don du Nil, ce
fleuve aux grandes eaux, majestueux et beau qui serpente entre
les dunes depuis les lacs jusqu'à la mer. Au passage, il arrose
le Caire – la capitale mégalopole – et Alexandrie la Magnifique,
où des barbares européens, un jour, ont détruit les vestiges
d’une civilisation millénaire (1).
"Un air de
liberté", susurrait un intellectuel distrait, car il s’achève,
paraît-il, le temps du « maintien
des régimes
autoritaires qui ne
rendent jamais aucun compte à leurs citoyens. » (2).
Bientôt, les Égyptiens en âge de voter auront, espère ce
confrère, le droit de tracer une croix sur un bulletin d’utopie
et le bonheur s’ensuivra, qu’il a écrit, le journaliste français
en visite indolente au sarcophage du Roi des Rois.
Pourtant, vous qui
vivez sous des régimes « démocratiques », qui a entendu votre
voix ? Quel gouvernement, aux États-Unis, en France, en
Allemagne, au Royaume-Uni ou en Italie, vous a
rendu des comptes pour
avoir subventionné les banques lors du krach boursier qui vous a
ruinés ? Quel gouvernement « démocratique »
vous a écouté et a cessé de couper dans les services sociaux,
l’éducation, les services de santé, les caisses de retraite,
suite à vos supplications désespérées ? Lequel de vos
gouvernements vous a compris et s’est attelé sérieusement à
stopper la destruction de la planète par les pollueurs
industriels privés ? De qui se moque-t-on,
pensez-vous ?
Chaque Égyptien
bénéficiait déjà du droit de la tracer, sa croix, comme vous, à
Paris, à Amsterdam ou à Montréal. Tout Égyptien en âge de voter
avait le devoir de déposer son ex-voto aux pieds de l’un ou de
l’autre des candidats désignés par le pouvoir détesté.
Qui voudrait nous
faire croire que plus de mille jeunes Égyptiens ont donné leur
vie pour obtenir le douteux privilège de voter sur une liste
plus imposante de faux jetons et de faux-culs, comprenant cet
opposant qui présente son « plan de
réforme de la constitution » à l’ambassadrice américaine, ce
champion de la petite bourgeoisie européenne, ce « Mohammed
El-Baradeï, l’ancien secrétaire
général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA),
dont on s’inquiète de savoir s’il sera « capable
de fédérer les oppositions ? » (3). Fédérer
qui ? Au bénéfice de qui, Monsieur le Reporter sans Frontière ?
Qui nous fera croire que des
milliers ont été blessés pour obtenir le privilège de
« crucifier » le nom d’un ex-fonctionnaire du FMI qui a jeté
l’Égypte dans la misère, après lui avoir prêté de l’argent à
taux d’usuraire ? Ou encore pour voter en faveur d’un
plénipotentiaire des droits de l’homme ? « Les États-Unis
ont fabriqué des opposants plus représentatifs, comme Ayman
Nour, que l’on ne tardera pas à sortir du chapeau, même si ses
positions en faveur du pseudo-libéralisme économique le
disqualifie au regard de la crise sociale que traverse le pays. »
(4).
Faut-il espérer que
les Égyptiens pourront tracer leur croix en
face du nom d’un « frère musulman », ceux qui, justement,
palabrent en ce moment avec Souleiman-le-Tortionnaire, qui sera
lui-même candidat à la succession de son frère ?
Nommez-les, chacun
de ces candidats prêts à offrir sa collaboration pour sortir
l’Égypte de la révolte et la remettre au chômage, au service de
la classe des riches parasites qui ont déjà expatrié leurs
familles dans l’espoir de jours plus cléments et qui reviendront
pour la curée, quand tout risque de révolte aura été conjuré.
Égypte tragique, on te trahit de tous côtés ; sauras-tu
conserver ta liberté, si jamais tu parviens à la recouvrer ?
Qui est à l’origine
du soulèvement et des révoltes en Égypte ? Deux observateurs
vivant au pays depuis longtemps ont écrit ceci : « Prévue,
préparée, planifiée, annoncée, cette révolution est le résultat
d'un long cheminement, d'une longue gestation. Qui est
derrière ce soulèvement ? – Les Frères Musulmans ? Le Mossad ?
L'Iran ? L'Amérique? L'Occident ? Tel ou tel autre agent
étranger? Ou bien, tout simplement, le peuple égyptien lui-même
– un peuple qui avait trop supporté, trop souffert, trop subi
–, qui n'en pouvait plus d'être écrasé, exploité, piétiné – et
qui a, tout à coup, éclaté. Si c’est le peuple, quel peuple ?
Non pas le tout petit peuple qui a toujours vécu dans la peur et
la soumission, mais une certaine catégorie, très précise : les
jeunes – et plus précisément les 25-35 ans - diplômés d'hier et
pourtant chômeurs, frustrés, sans emploi, sans logement, sans
perspective d'avenir. »
(5).
L’information ne vient pas de journalistes maraudeurs mais
d’individus arpentant les rues du Caire depuis des lustres.
Je suis étonné d’apprendre que ces jeunes désoeuvrés ont
planifié et organisé cette révolte, que je ne qualifierais pas
de « Révolution » cependant. Pas encore, compte tenu de ses
résultats et de son déroulement.
La crise économique, le FMI et
la Banque
mondiale ont jeté ces jeunes instruits sur le pavé, sans
ressources, sans avenir, n’ayant que la misère et la dictature
comme perspective. Leur révolte n’est pas une révolte pour la
« démocratie » bourgeoise et le droit de voter pour élire leurs
oppresseurs ; c’est une révolte pour la vie, pour le pain, pour
le travail, pour la dignité et pour avoir, eux aussi, un avenir,
à défaut d’avoir eu un passé. Pour le droit de se marier et
d’élever des enfants et de les éduquer dans la dignité,
décemment, fièrement, en travaillant. Est-ce trop demander ?
Non, assurément.
Le renversement du vieux raïs
est-il suffisant pour leur apporter la prospérité? Non,
évidemment : c’est tout le système social néocolonial qui
étreint l’Égypte qu’il leur faut mettre à bas. À nouveau,
ces deux observateurs lucides écrivent ceci « Ce sont ces
jeunes – ouverts, émancipés, capables de réflexion et de
critique – qui ont concocté, organisé et mis au monde cette
« révolution ». Mais une fois mise au monde, celle-ci n'a pas
tardé à être arnaquée par les Frères Musulmans, qui ont cherché
à la récupérer, à en faire leur affaire, à la voler aux jeunes
qui l'avaient créée et inventée. »
(6). Les arnaqueurs ne sont pas qu’au Caire ; ils sont aussi à
Washington, à Londres et à Paris : quelle tragique comédie !
Je l’écrivais précédemment, il ne fait pas de doute qu’un bras
de fer est engagé entre deux factions au sein du patronat et au
sein de l’armée. D’un côté, le courant réactionnaire, les
caciques du pouvoir, la garde rapprochée de Moubarak et d’Omar
Souleiman, le bras droit du répudié. De l’autre, une faction
« moderniste », dirigée depuis l’ambassade américaine au Caire,
qui espère qu’un nouveau masque de « démocratie » parera
l’Égypte des atouts rêvés et la fera aimer comme une nouvelle
égérie. Si la rue n’explose pas, l’armée va trancher (7).
Venons-en au dernier – et premier – protagoniste de ces
événements, le peuple lui-même « Celui-ci, pris de
court par la soudaine disparition des forces de sécurité et la
surprenante libération des prisonniers, a tout d'abord
paniqué face aux hordes de bandits qui ont déferlé sur la
ville. Mais les gens se sont très vite repris et organisés
pour résister et faire face. Des comités de défense civile sont
nés spontanément un peu partout, prenant position au pied des
immeubles, au coin des rues, pour se défendre, protéger leurs
familles et leurs biens, organiser la circulation et le
ramassage des ordures. » (8).
En province égyptienne la "sécurité" a commencer à frapper et
les morts se compte par centaine (9). Ils écrasent la province
puis ce sera au tour de la capitale. Rien n'est encore joué et
il ne faut pas désespérer. Récemment les révoltés se sont dotés
d’une « Coalition » pour se coordonner, cumuler l’expérience,
poursuivre leur combat et résister : voilà -
enfin ! - une nouvelle encourageante (10). Les insurgés doivent
être aux aguets, toutefois : celui qui leur susurrera le
compromis se sera trahi ; espérons qu’ils le chasseront de la
coalition afin de mener à terme le renversement du régime,
qu’aucun cacique ne reste et que tous disparaissent.
Voilà où en est la
révolte égyptienne : quelque part entre la relance et la
déconvenue. Il est à espérer que les révoltés de la rue
n’écouteront pas les muses de l’Occident (celles-ci n’ont en
effet rien à leur enseigner) et qu’ils durciront le ton,
radicaliseront leur détermination et ne feront aucun compromis
avec l’opportunisme : l’Égypte mérite mieux que la démocratie
bourgeoise et l’alternance entre la gauche caviar et la droite
parvenue.
(1)
Le Nil.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Nil
(2), (3)
De
la Tunisie
à l’Égypte un air de liberté.
Alain Gresh.
4.02.2011.
http://www.michelcollon.info/De-la-Tunisie-a-l-Egypte-un-air-de.html
(4) L’Égypte au bord du sang. Thierry Meyssan.
31.01.2011.
http://www.voltairenet.org/article168311.html
(5),
(6),
(8)
Égypte.
La révolution du 25 janvier 2011.
4.02.2011.
Henri Boulad, sj, directeur du Centre Culturel Jésuite
d'Alexandrie. Soliman Chafik, journaliste et analyste politique.
4.2.2011.
http://www.robertbibeau.ca/palestine.html
(7)
La révolution démocratique
égyptienne : l’armée va trancher. 8.02.2011. Robert Bibeau.
http://www.agoravox.fr/actualites/international/article/la-revolution-democratique-88459
(9)
Extrême violence en province. Libération. 6.02.2011.
http://crisdegypte.blogs.liberation.fr/cairote/2011/02/egypte-vid%C3%A9o-extr%C3%AAme-violence-en-province.html
(10) Égypte : proposition de réformes insuffisantes. 6.02.2011.
"La
Coalition"
qui regroupe des représentant du Mouvement du 6 avril, du Groupe
pour la justice et la liberté, de la "Campagne du
porte-à-porte", de la "Campagne populaire de soutien à ElBaradei",
des Frères musulmans et du Front démocratique.
http://www.aloufok.net/spip.php?article3229
Robert Bibeau gère le site
Samidoun
à Montréal.
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