Tunisie
Ennahdha écartelé
entre deux modèles :
l'AKP ou le salafisme
Ridha
Khaled
Jeudi 21 février
2013
Ennahdha va-t-il
s'ouvrir à la société tunisienne et
revoir en profondeur son idéologie et sa
stratégie pour évoluer vers un modèle
proche de l'AKP, ou bien réunir un large
front islamiste avec les Salafistes et
Hizb Ettahrir?
Par Ridha Khaled
Le mouvement islamique est né
en Tunisie à l'initiative de jeunes de
la Médina. Très vite, ils se
rassemblèrent autour de Abdelfattah
Mourou. Leur objectif était de réformer
les mœurs et de ramener les jeunes à la
pratique religieuse à une époque où les
mosquées étaient devenues le refuge de
vieux retraités.
Le retour de Rached Ghannouchi de
l'étranger fut un tournant. Il ramenait
avec lui une idéologie jusque là
inconnue, celle des Frères musulmans.
La bonhomie
de Mourou et le dogmatisme de Ghannouchi
Et ce fut la première confrontation
entre une thèse qui défendait la
spécificité et l'ouverture, et une autre
plus internationaliste et plus
rigoureuse.
La bonhomie et le verbe chatoyant de
Mourou furent très vite récupérés et
dominés par le dogmatisme de Ghannouchi.
Les talents organisationnels, ses liens
avec l'organisation-mère en Egypte et
son charisme ont permis à ce dernier de
s'imposer.
L'extension du mouvement lui permit
de s'entourer de fidèles partisans qui
ont supplanté les jeunes de la première
heure. La «Jamaâ islamiya»
devint le cadre du mouvement. Mais cela
ne signifiait pas pour autant la fin de
débats internes.
Le triomphe de la révolution
iranienne amplifia le mouvement et
influença certaines de ses thèses.
L'idéologie des Frères fut ainsi mâtinée
d'un discours plus social.
Cette maturation, commencée bien
avant, aboutit à des dissensions
idéologiques qui débouchèrent sur la
scission des «islamistes progressistes»
groupés autour de H'mida Enneifer et de
Slaheddine Jourchi.
La
reconciliation entre Abdelfateh Mourou
et Ennahda après la suspension
de son adhésion suite à l'attaque du
siège du Rcd de Bab Souika
Après les évènements dramatiques de
janvier 1978 et à la faveur de
l'ouverture sous le gouvernement Mzali,
la «Jama'a» se constitua en
parti sous la dénomination du Mouvement
de la tendance islamique (MTI). Le
mouvement qui, aux yeux du pouvoir,
était censé servir de contrepoids à
l'influence syndicale et de la gauche,
devint une source d'inquiétude avec
l'extension de son influence sur tout le
territoire et les troubles secouant
l'université, avec la multiplication de
heurts sanglants, opposant étudiants
islamistes aux gauchistes.
Le pouvoir usa de la répression
(intimidations, arrestations, peines de
prison) pour mettre au pas la mouvance
islamiste1.
Cette épreuve durcit le MTI, donnant
raison à son aile dure aux dépens des
modérés qui s'opposaient à l'usage de la
violence.
Les années de tension entre pouvoir
et MTI ne prirent fin qu'avec le coup
d'Etat de 1987.
L'accalmie ne dura que deux ans ! Les
succès électoraux du FIS algérien et le
nombre de voix obtenus par Ennahdha
(ex-MTI), en 1989, sous l'étiquette
Indépendants, ont effrayé le pouvoir qui
réagit par une répression de grande
ampleur2.
De nombreux dirigeants prirent le
chemin de l'exil. Les cadres restés dans
le pays, emprisonnés et soumis à la
torture, ont noué progressivement des
liens avec les autres groupes de
l'opposition. Ce rapprochement culmina
dans la grève de la faim
d'octobre-novembre 2005, qui accoucha
d'un document où les signataires
s'engageaient à lutter pour un Etat
civil et démocratique et à préserver les
acquis, notamment le Code du statut
personnel (CSP).
Les cadres en exil ont pu, quant à
eux, nouer des relations avec les autres
organisations islamistes : d'abord, les
Etats du Golfe, le Soudan et l'Iran,
ensuite.
Certaines révisions idéologiques ont
été entamées qui, notamment, affirmaient
que l'islam est en symbiose avec la
démocratie.
La révolution
n'avait rien d'islamiste
La révolution de décembre
2010-janvier 2011 a surpris tous les
acteurs politiques, y compris Ennahdha.
Mais si la participation des formations
de gauche était d'une certaine manière
visible, celle d'Ennahdha était peu
perceptible pour ne pas dire marginale.
Les slogans et les mots d'ordre
n'étaient pas idéologiquement marqués et
la révolution n'avait rien d'islamiste
(contrairement à l'iranienne populaire
et islamique).
Dès le retour de Rached Ghannouchi et
des autres cadres de l'exil, et après la
libération de tous ses détenus, Ennahdha
se réorganisa et mit sa machine
électorale en marche.
La campagne fut menée autour d'un
discours consensuel réaffirmant
l'attachement à la démocratie, à l'Etat
civil, aux libertés et aux acquis,
notamment le CSP.
Les résultats prouvèrent l'efficacité
de l'appareil et des thèmes présentés
ainsi que l'assise populaire dont
jouissait le parti.
La formation d'un gouvernement de
coalition était un signal positif à la
population et aux partenaires
occidentaux de la Tunisie.
Les visites du Premier ministre et du
président turcs donnaient l'impression
qu'Ennahdha s'engageait sur la voie
empruntée par l'AKP.
Ennahdha a
exprimé sa volonté de suivre le modèle
polititique turc.
Une promesse qui n'a pas été tenue.
Des médias commençaient à parler
d'islamo-démocrates et certains allèrent
jusqu'à se demander si la Tunisie
n'allait pas breveter une démocratie
islamique. C'était aller vite en
besogne.
Grisés par leur large succès
électoral, les dirigeants d'Ennahdha
croyaient avoir mis la main sur la poule
aux œufs d'or3.
Profitant de l'atmosphère de liberté,
le salafisme a pris des ailes
investissant rues et mosquées. Faisant
une démonstration de force, lors de la
Rencontre des Ansars Al-Chariâ à
Kairouan, il réclamait l'application de
la loi de Dieu. Rencontre qui fut
précédée d'une grande manifestation à
Tunis et d'un sit-in devant le siège de
l'Assemblée constituante au nom de «Nosrat
Al-Chariâ».
Surfant sur la vague, Ennahdha
introduisit dans les textes
préparatoires de la Constitution la
référence à la Chariâ comme source de
législation4.
Face au tollé de la société civile et
des partis d'opposition, la question fut
tranchée par Majlis Al-Choura du parti
qui, après débat, se prononça pour ses
deux tiers en faveur du retrait. Ceci
signifie qu'un tiers de la direction
partage le point de vue des Salafistes
et du Hizb Ettahrir.
Cet épisode fut suivi d'un autre et
qui concernait les rapports entre les
deux sexes et leur statut. Ennahdha
proposait la complémentarité homme/femme
alors que les autres partis et la
société civile réclamaient l'égalité
homme/femme.
Ces deux incidents montrent que bien
que premier parti du pays, Ennahdha, ne
pouvait passer ses thèses sans
rencontrer de résistance.
Ennahdha à la
conquête de l'Etat
La conquête des plus hauts postes
dans l'Etat se poursuivait par les
nominations aux niveaux intermédiaires.
Mais elle était également couplée par
une conquête par le bas.
La multiplication de visites de
prédicateurs venus du Moyen-Orient est
destinée à élargir la base mais
également à populariser des thèses qu'Ennahdha
ne pouvait assumer5.
L'investissement des mosquées et la
mobilisation d'imams qui, par leur
prêche, défendent les thèses soutenues
par Ennahdha et encadrent les foules
lors de certaines manifestations.
La prolifération des sociétés
caritatives qui ont pour rôle d'élargir
la base et d'encadrer la population6.
La poussée de jardins d'enfants sous
la houlette de partisans ou de
Salafistes avec pour but de préparer les
générations futures en les éduquant
selon le mode islamiste.
L'utilisation intensive du vecteur
médiatique, y compris les réseaux
sociaux, avec la multiplication de
journaux, de chaînes télévisées et de
sites de propagande, d'information et de
contre-propagande.
Il est évident que pareil programme
nécessite de moyens financiers
colossaux.
Mais malgré cette stratégie visant à
changer le mode de société, la
résistance demeure vivace au sein de la
population, en particulier dans certains
secteurs qui sont victimes de campagnes
de dénigrement et d'intimidation.
Il s'agit notamment des syndicats
(échec des tentatives de noyautage et de
domestication), des intellectuels, des
universitaires, des artistes, des
journalistes, des étudiants et des
femmes.
Mais également, des régions foyers de
la révolte, qui réclament toujours leur
droit à une vie digne et à un
développement digne de ce nom.
Aux récalcitrants, notamment les
médias et les partis d'opposition, les
Ligues de protection de la révolution
(LPR), bras d'Ennahdha, opposent
pressions, intimidations et
démonstration de force.
Comme on le voit, Ennahdha dispose de
multiples moyens pour faire passer ses
thèses et modeler la société
conformément à sa vision idéologique.
Mais elle dispose également de
soutiens externes, en particulier
l'Organisation mondiale des Frères
musulmans, l'Union des ulémas musulmans,
la chaîne Al Jazeera et le Qatar.
Après le 6 février, Ennahdha se
trouve face à un dilemme: ou bien
s'ouvrir à la société tunisienne et
revoir en profondeur son idéologie et sa
stratégie pour évoluer vers un modèle
proche de l'AKP; ou bien réunir, comme
beaucoup de voix de la base le
réclament, un large front islamiste qui
rassemblerait autour d'elle Salafistes
et Hizb Ettahrir et dans ce cas tourner
le dos à la société tunisienne.
La voie du milieu qui prévalait
jusqu'à ce jour n'en est pas une.
L'équilibrisme devient lassant à la
longue. Et lorsqu'on se trouve dans une
impasse, il vaut mieux faire demi-tour
que foncer dans le mur.
Notes:
1- Au même moment, il levait
l'interdiction qui frappait le parti
communiste.
2- Des dizaines de milliers
d'arrestations, tortures atroces, peines
de prison lourdes, contrôle de
mosquées...
3- Rached Ghannouchi déclara à une
chaîne télévisée arabe: «Auparavant,
nous rêvions d'avoir une boutique.
Aujourd'hui, le marché entier est à
nous».
4- Le Hizb Ettahrir et les
Salafistes réclament qu'elle soit
l'Unique source de législation.
5- Ces prédicateurs sont en général
accueillis et accompagnés par les
dirigeants proches des Salafistes.
6- En Egypte, ce processus a précédé
la prise de pouvoir.
Copyright © 2011
Kapitalis. Tous droits réservés
Publié le 22 février 2013 avec l'aimable
autorisation de Kapitalis
Le dossier
Tunisie
Les dernières mises à jour
|