Opinion
Egypte/Les Frères Musulmans
égyptiens à l'épreuve de la révolution
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René
Naba
René Naba
Mercredi 19 octobre 2011
III- Le rôle mobilisateur de
Said Ramadan
Said Ramadan, père de Tariq Ramadan,
le philosophe franco suisse, la cible
privilégiée de l’intelligentzia
française.
Depuis Amman, où il était en poste en
tant que diplomate, Saïd Ramadan, le
successeur d’Hassan Al-Banna, organisera
sa contre attaque. Bénéficiant d’un sauf
conduit jordanien pour faciliter ses
déplacements, il entreprend sa guerre
d’usure contre le régime nassérien,
encouragé en sous main par les services
occidentaux. Une collaboration est alors
scellée officiellement lors d’une
rencontre avec le président américain
Dwight Eisenhower, en 1953, au paroxysme
de la guerre froide soviéto-américaine.
La rencontre Eisenhower-Ramadan
s’inscrivait dans le contexte d’efforts
soutenus du gouvernement américain pour
rallier les musulmans contre le
communisme soviétique. L’Islam était
considéré alors comme un contrepoids à
l’athéisme soviétique dans le tiers
monde. Les États-Unis considèrent les
Frères musulmans comme des alliés
potentiels contre Nasser et
l’établissement de régimes communistes
ou socialistes au Moyen-Orient.
Dwight
Eisenhower (au centre) recevant une
délégation de musulmans. Saïd Ramadan se
trouve à droite,
tenant des papiers entre les mains
Alliée potentielle des Etats-Unis et
de l’Arabie saoudite, l’organisation est
dissoute en 1954, au lendemain de la
rencontre Saïd Ramadan-Dwight
Eisenhower. Vingt mille de ses membres
sont incarcérés, dont le numéro deux
actuel d’Al-Qaïda, Aymane Al-Zawahiri.
Le propre père de Tareq Ramadan,
l’universitaire égypto-suisse, optera
finalement pour la Suisse pour mener sa
campagne de mobilisation anti
nassérienne à l’aide des fonds
saoudiens.
Le coup de pouce politico financier
des Saoudiens et des Américains donne à
l’organisation les moyens d’établir une
structure islamiste juste à temps pour
accueillir la vague d’immigration
musulmane en Europe dans les années
1970.
En 1961, Saïd Ramadan fonde, avec le
soutien du futur Roi Fayçal d’Arabie, le
Centre islamique de Genève et prend la
tête d’un organisme islamique de Munich:
Le Islmische Gemeinschaft in Deutscland,
chargé de recycler les transfuges
musulmans de l’Armée rouge. Sous sa
férule, ses partisans jouent un rôle
important dans la fondation en 1962 de
la Ligue Islamique Mondiale, la
structure parallèle à fondement
religieux mise sur pied par l’Arabie
saoudite pour contrecarrer l’influence
de la diplomatie nassérienne.
La défaite de juin 1967 puis la mort
de Nasser en 1970, favorisent une
nouvelle convergence entre le pouvoir
égyptien et les Frères Musulmans, à la
faveur du déplacement du centre
stratégique du Monde arabe de la
Méditerranée vers les pétromonarchies du
Golfe et de l’utilisation de l’arme du
pétrole en soutien à la guerre d’octobre
1973. Anouar el Sadate s’appuie sur les
Frères musulmans pour faire contrepoids
à l’extrême gauche et intègre la charia
dans les lois égyptiennes. La lune de
miel de cinq ans se brise en 1978, sur
le processus de Camp David, première
grave scission du mouvement. Les Frères
musulmans renoncent officiellement à la
violence militaire, à l’exception du
combat en Palestine. Mais les
divergences stratégiques conduisent à la
constitution de nouvelles structures
rivales telles que Al-Gama’a Al-Islamliya
(Groupe islamique) dont un des membres
assassinera Sadate en 1981.
Trois ans après l’assassinat de
Sadate, son successeur Hosni Moubarak,
confère, en 1984, une reconnaissance
politique aux «Frères musulmans» sans
toutefois leur concéder le statut de
parti. Contournant l’obstacle, les
Frères s’engagent sur le terrain
politique sous l’étiquette
«indépendant», participant aux
manifestations visant à la réforme de la
constitution et à l’abrogation de l’état
d’urgence. Investissant le terrain
social et financier, ils viennent en
assistance aux classes défavorisés.
La dimension islamique de la
contestation populaire atteindra son
apogée lors du rétablissement, sous la
pression de la rue, du crime d’apostasie
par la justice égyptienne et la
promulgation d’un nouveau code
restrictif de la presse égyptienne.
La tentative d’attentat contre le
Président Hosni Moubarak, en juin 1995
-la vingtième du genre en quinze ans-,
donne l’occasion au président égyptien
de mettre au pas les formations
islamistes dont l’activisme, jugeait-il,
menaçait de gangrener les principaux
rouages de l’Etat. Un mois après cette
tentative à l’occasion du sommet de
l’Organisation de l’Unité Africaine
(OUA), Le Caire passe à l’offensive et
mène une guerre à outrance contre les
chefs de file des formations islamistes
ayant revendiqué la responsabilité de
cet acte.
L’Egypte demande l’extradition de
cent vingt islamistes égyptiens réfugiés
en Afghanistan ou en Europe occidentale.
A partir du premier choc pétrolier
et, surtout, de la guerre antisoviétique
en Afghanistan, dans la décennie 1980,
les Saoudiens renoncent à la
sous-traitance pour prendre directement
en main la gestion de l’Islam européen,
établissant leurs propres centres et
mosquées financés par la Ligue mondiale,
aux dépens, paradoxalement, des
structures des Frères Musulmans.
C’est ainsi que les Frères Musulmans
participent, en 1973 (l’année du premier
choc pétrolier), à la fondation du
Conseil islamique d’Europe, dont le
point d’orgue sera la fondation de
l’Union des organisations islamiques en
Europe (UOIE) et de l’Union des
organisations islamiques de France, en
1983, en pleine phase de montée en
puissance de la troisième génération
issue de l’immigration arabo musulmane.
Durant cette période, l’Europe
occidentale faisait office de base
arrière «aux combattants de la liberté»
où soixante dirigeants islamistes y
avaient résidence, dont quinze
disposaient du statut de «réfugié
politique».
A lire la liste des hôtes de marque de
l’Europe, la «guerre contre le
terrorisme» paraît risible, ce qui
témoigne de la duplicité de la
diplomatie occidentale tant vis-à-vis de
l’opinion occidentale que vis-à-vis du
Monde arabe. Parmi les célèbres réfugiés
politiques figurent :
-Aymane Al-Zawahiri, le N°1 d’Al
Qaida depuis l’élimination d’Oussama Ben
Laden le 2 mai 2011. Il résidait à
l’époque en Suisse avec le titre de
commandeur des groupements islamistes en
Europe. Adhérant dans les années 1980 à
la formation «Al-Jihad», il avait été
condamné à trois ans de prison dans
l’affaire de l’assaut de la tribune
présidentielle lors de l’assassinat du
président égyptien Anouar el-Sadate, en
octobre 1981. A sa sortie de prison, il
a séjourné en Afghanistan avant de se
rendre en Europe.
-Mohamad Chawki Al-Islambouli, frère
du meurtrier de Sadate, Khaled Al-Islambouli.
Innocenté lors du procès de l’assassinat
du chef de l’Etat égyptien, il a rallié
les rangs des combattants
anti-israéliens au sud-Liban avant de se
rendre à Peshawar. Résidant à Kaboul,
Chawkat Al-Islambouli a été condamné par
contumace dans le procès des
«égypto-afghans».
-Talaat Fouad Kassem, porte-parole de
mouvements islamistes en Europe, chargé
de la coordination des activités des
divers responsables et de la
transmission des consignes, des
instructions et des subventions entre
l’Europe et les militants de base en
Egypte. Condamné à 7 ans de prison au
moment de l’assassinat de Sadate, il a
été le premier à rejoindre les rangs des
combattants islamistes afghans où il
s’est distingué au sein des escadrons de
la mort dans des opérations de guérilla
antisoviétique. Avant le Danemark, il
était responsable des groupements
islamistes à Peshawar (Pakistan), point
de transit des Moudjahidin vers
l’Afghanistan. Talaat Fouad Kassem
devrait mettre en veilleuse les
activités de son bureau de Copenhague à
la suite de l’attentat anti Moubarak en
1995.
A cette époque, avant d’être touchée
à son tour par un attentat faisant 50
morts le 7 juillet 2005 (jour de la
tenue du Sommet du G8 sur son
territoire, au lendemain de la décision
du Comité Olympique Internationale de
lui attribuer l’organisation des Jeux
Olympiques de 2012), Londres était la
capitale mondiale de l’Islam
contestataire, puisqu’elle comptait
parmi ses hôtes les principaux opposants
islamistes tels que le tunisien Rachid
Ghannouchi, le soudanais Moubarak Fadel
Al-Mahdi, le pakistanais Attaf Hussein
(chef du parti d’opposition Muhajir
Qawmi Movement (MQM)) ainsi que
l’algérien Kamar Eddine Katbane
(vice-président du comité du FIS (Front
Islamique du Salut)).
Un prosélytisme tous azimuts s’était
en effet mis en route à la faveur du
choc pétrolier et de la guerre
d’Afghanistan. C’est l’époque où la
Ligue du Monde Islamique prend son envol
et où l’Arabie Saoudite, pour briser la
prééminence égyptienne dans les affaires
arabes, propulse «le Conseil de
coopération du Golfe» (sorte de
«syndicat de défense des intérêts des
émirs pétroliers du golfe proaméricain»,
selon l’expression en vigueur à l’époque
au sein de l’opposition anti-monarchique),
une instance dont seront exclus tant
l’Irak que l’Iran pourtant d’importants
pays pétroliers de surcroît riverains de
la voie d’eau. Si le «Conseil de
Coopération du Golfe» devient
l’instrument de la diplomatie régionale
de l’Arabie, la Ligue du Monde islamique
sera l’instrument d’encadrement par
excellence des communautés musulmanes de
la diaspora.
Siégeant à La Mecque, dirigée
statutairement par un saoudien ayant la
haute main sur la formation des Imams et
des prédicateurs, l’attribution des
bourses d’études, le développement des
instruments de communication à vocation
pédagogique (diffusion du Coran et de
documents audio-visuels), elle
supervisera aussi la mission du «Conseil
Supérieur des Mosquées» qui lui est
affilié et dont la tâche exclusive est
la promotion des lieux de culte dans le
monde.
En Europe, la Ligue a disposé de
représentations dans la plupart des
métropoles (Londres, Bruxelles, Rome,
Genève, Vienne, Copenhague, Lisbonne et
Madrid). La pénétration des populations
musulmanes s’est faite de manière
stratégique par la multiplication des
centres culturels et religieux et
d’institutions spécialisées. L‘Arabie
Saoudite a réparti ses principales
institutions entre les grandes capitales
européennes dans le souci d’impliquer le
plus grand nombre des pays de l’Union à
sa politique de sensibilisation
islamique et de prévenir toute vacuité
institutionnelle qui profiterait à ses
rivaux. Si le Conseil Continental des
Mosquées d’Europe a choisi Bruxelles
pour siège, l’Académie Européenne de
Jurisprudence Islamique est basée à
Londres.
L’existence de la Ligue du Monde
Islamique traduit alors le souci
constant des dirigeants wahhabites de
s’assurer la supervision de la gestion
de la sphère spirituelle au sein du
Monde Musulman.
Véritable structure de diplomatie
parallèle, la Ligue Islamique est le
précurseur et la matrice de
l’Organisation de la Conférence
Islamique, vaste rassemblement d’une
cinquantaine de pays représentant près
d’un milliard de personnes, devenu l’un
des plus importants forum du Monde non
occidental. Le mot d’ordre de l’époque
n’était pas le «péril islamiste» ou le
«choc de civilisations», mais l’alliance
contre l’athéisme antisoviétique sur
fond de recyclage de pétrodollars.
Pour répondre à la demande, au plus
fort du Djihad Afghan, l’Arabie alloue
une subvention annuelle de près de
750.000 (sept cent cinquante mille)
dollars à l’Université islamique
d’Islamabad dirigée à l’époque par un
Recteur dont l’allégeance lui permet
ainsi de superviser la production de la
jurisprudence islamique d’une
institution, qui constitue avec le
Centre Islamique de Lahore (Pakistan),
l’une des plus fécondes sources de
jurisprudence du monde musulman, loin
devant l’Université égyptienne d’«Al
Azhar».
Le Royaume se dote même en 1984 d’une
imprimerie spéciale: «Le complexe du Roi
Fahd pour l’impression du Livre sacré»,
éditant annuellement huit millions
d’exemplaires dans les principales
langues de la sphère musulmane
(français, anglais, arabe, espagnol,
haoussa, urdu, turc), se hissant au rang
de principal pourvoyeur du Livre Saint
dans le monde.
Au total, durant la décennie 1980,
l’Arabie éditera cinquante trois
millions d’exemplaires du Coran offrant
gracieusement trente six millions
d’exemplaires aux fidèles de soixante
dix huit pays à l’occasion du Ramadan.
Vingt six millions d’exemplaires ont été
offerts aux fidèles des pays d’Asie,
cinq millions pour l’Afrique, un million
pour l’Europe, autant pour l’Australie
et pour l’Amérique et le reliquat aux
pèlerins à l’occasion du pèlerinage de
La Mecque.
L’Arabie Saoudite, qui a consacré
durant la décennie 1980 près d’un
milliard de dollars (10 milliards de FF
au taux de l’époque) à l’entretien des
lieux de culte, compte trente mille
mosquées, quatre vingt dix Universités
et Facultés théologiques, record mondial
absolu par rapport à la densité de la
population. Durant cette même décennie,
le Roi Fahd va également procéder à
l’expansion des sites situés dans
l’enceinte du périmètre sacré des lieux
Saints de l’Islam, décuplant leur
superficie et leur capacité d’accueil,
respectivement de sept cent trente mille
fidèles pour La Mecque et six cent
cinquante mille pour Médine, alors que
simultanément l’effort se portait sur
l’enseignement religieux à l’aide des
deux grandes universités islamiques du
Royaume: l’Université de l’Iman Mohamad
Ben Saoud de Riyad qui a procédé à la
formation de vingt trois mille étudiants
d’une quarantaine de nationalités et
l’Université Oum Al Qorah à La Mecque,
(seize mille étudiants de quarante sept
nationalités), se muant en autant de
zélés propagateurs d’une conception
saoudienne de l’Islam au sein de la
communauté des pays musulmans.
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© René Naba
Reçu de René Naba pour publication
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