Irak
Les allégeances
religieuses des brigades spéciales
pro-iraniennes
Reidar Visser
Vendredi 4 novembre
2011
Traduction en version abrégée par
Xavière Jardez
Les brigades spéciales pro-iraniennes en
Irak – Special groups – sont de
nouveau sur la sellette. Avec le retrait
des troupes américaines prévu fin 2011,
elles redoublent d’activité. Bien que
fournies en armes et explosifs par
l’Iran, on aurait tort de croire
qu’elles partagent les mêmes relations
avec ce pays et qu’elles ne se
concentrent que sur les activités de
l’une ou de l’autre, sans tenir compte
de la stratégie plus large de l’Iran qui
les anime et notamment sur les liens de
plus en plus étroits entre le parti
Da’wa du Premier ministre Mouri al-Maliki
avec le clergé iranien. Ce serait
prendre la proie pour l’ombre.
Une attention particulière sera portée à
l’Organisation Badr, plus
connue sous le nom de Milice Badr,
pour deux raisons : personne n’a
démontré que la Milice Badr a
été totalement désarmée, ensuite parce
qu’elle a été créée en Iran, dans les
années 80, afin de maximaliser son
influence iranienne au sein de
l’opposition irakienne.
Les brigades spéciales
et le leadership religieux iranien
Kataïb Hisb Allah
C’est l’organisation la plus facile à
classer en matière d’allégeances
religieuses, car ses publications et son
site Internet (1) indiquent
reconnaître le wilayat al-faqih
(2), principe de base de la
révolution iranienne, et parce qu’elle
se réfère à Ali Khameneï en tant qu’« imam
dirigeant » (imam al-qa’id). Son
site s’appuie sur un ouvrage de Muhammad
Momen al-Qommi, lettré khomeiniste, pour
expliquer sa théorie politique, en
particulier pourquoi il suit le principe
du willayat al-Faqih, reçu en
Irak avec un certain scepticisme.
Asaib al-Haq
Asaïb al-Haq
a fait partie du mouvement sadriste,
mais a pour leader spirituel l’ayatollah
Kazim al-Haeri, un lettré khomeyniste
d’origine iranienne vivant en Iran. Ses
enseignements sont également suivis par
certains sadriste. Plusieurs de ses
fatwas reproduites sur le site Internet
d’Asaïb al-Haq (3) traitent du
refus de la présence continue de troupes
américaines en Irak et de la nécessité
pour les chiites de garder un front uni
lors de la formation du gouvernement en
août 2010. Contrairement aux sadristes,
cette organisation semble avoir établi
une relation assez claire de type
khomeyniste avec al-Haeri. Ses membres
agissent en tant que subordonnées de ce
leader (...) Par exemple, Qaïs al-Khazali
(4), chef d’Asaïb al-Haq, est
désigné comme un hojatolislam (5)
(…) ou tout simplement comme le
secrétaire général de l’organisation. Un
parallèle peut être établi avec la
position occupée par Hassan Nasrallah,
le chef Hezbollah au Liban.
L’Organisation Badr
L’allégeance à l’Iran de l’Organisation
Badr et des Brigades du Jour
Promis est plus trouble et plus
compliquée.
L’Organisation Badr a été
contrôlée par les auteurs de la
révolution iranienne dans les années 80,
mais à partir de 2003 – son retour en
Irak - la question s’est posée de savoir
dans quelle mesure elle s’était
débarrassée de son bagage
révolutionnaire et quelle relation elle
entretenait avec le Conseil Suprême
de la Révolution Islamique en Irak
(CSRI) auquel elle est affiliée. Le
lien entre eux, symbiotique dans les
années 80, s’est relâché après 2003,
suite à une succession de tensions et à
la mort de son leader Muhammad Baqir
al-Hakim. En 2007, Abd al-Aziz al-Hakim,
son successeur et frère, a changé le nom
du CSRI en Conseil Suprême
Islamique en Irak (CSII) et indiqué
que le mouvement gravitait davantage
autour des autorités religieuses de
Nadjaf que de l’Iran. Après sa mort, en
2009, les tensions entre Badr et CSII se
sont intensifiées et la question de
l’allégeance religieuse a été propulsée
sur le devant de la scène.
Cette ambiguïté se manifeste notamment
dans le journal édité par Badr où par le
nouveau dirigeant du CSII –
Ammar al-Hakim, fils d’Abd al-Aziz – ne
semble pas faire la Une malgré sa
position et ses liens privilégiés avec
Badr (...) En revanche, il est
significatif que le journal de Badr
se réfère à Ali Khameineï -
dirigeant iranien actuel - en tant qu’ « Imam
Ali Khameneï », et parfois au Grand
ayatollah Ali al-Sistani, de Nadjaf,
comme « la plus haute autorité
religieuse » . Il est vrai que le
dualisme et cette ambiguïté au sein du
cercle dirigeant de Badr sont
suffisamment puissants pour qu’on se
demande vers qui l’organisation se
tournera, l’Iran ou l’Irak, à la mort de
Ali al-Sistani ou d’un changement dans
la hiérarchie religieuse de Nadjaf.
Les Brigades du Jour Promis
L’organisation Brigades du Jour
Promis a succédé à l’Armée du
Mahdi de Moqtada al-Sadr. Définir
son allégeance religieuse revient à
mettre en cause le dirigeant sadriste
lui-même. Bien que ce dernier ait assuré
n’être au sein de l’organisation qu’un
simple étudiant de la hawza
(6), ses disciples continuent à
l’appeler « leader al-sayyid » (al-sayyid
al-qa’id). Ses déclarations en
forme de fatwa, particulièrement sur des
questions politiques, rendent difficiles
toute description des alliances
religieuses au sein de ses disciples.
Cela est d’autant plus vrai que Moqtada
al-Sadr ne possède pas les
qualifications requises pour émettre une
fatwa. Ce faisant, il défit l’ordre
hiérarchique du chiisme traditionnel et
de la révolution iranienne par des
méthodes que l’on peut désigner comme du
néo-akhbarisme (7). En dépit
des rumeurs sur un imminent statut
d’ayatollah, al-Sadr n’en demeure pas
moins trop jeune pour atteindre ce
titre. Pour l’instant, il est pour ses
disciples un dirigeant spirituel, mais
dépourvu d’un statut propre au sein du
chiisme traditionnel ou du chiisme
khomeiniste.
Les sites Internet des Brigades du Jour
Promis (8) mettent en exergue
les photos de Muhammad baqir al-Sadr et
de Muhammad Muhammad Sadiq al-Sadr - des
deux Sadr canonisés - pour illustrer
l’origine de leur allégeance religieuse.
Ils diffusent les déclarations de
Moqtada sur la légitimité de la
résistance à l’occupation militaire
américaine. Contrairement au Kataïb
Hisb Allah et à Asaïb al-Haq,
ses sites ne font aucune référence à des
autorités religieuses vivant en Iran...
à part Moqtada al-Sadr. (...)
L’interaction entre les différentes
brigades spéciales ne permet pas de les
classifier nettement. Par exemple, le
site de Kataïb Hizb Allah
entretient des liens avec Asaïb
al-Haq et les Brigades du Jour
Promis. Dernièrement, une
déclaration publique de Moqtada al-Sadr
traitait d’une question posée par un
membre de Kataïb Hizb Allah qui
semblait s’adresser à lui en tant
qu’autorité religieuse, ce qui est en
décalage total par rapport à l’image
reflétée par cette milice imprégnée des
traditions de la révolution iranienne.
(...)
Derniers développements
dans la
marja’yya
de Nadjaf
Dès sa fondation au début du 20ème
siècle, le centre religieux de Qom en
Iran a été en opposition constante avec
celui de Nadjaf en Irak. Ces tensions
ont persisté après la révolution
iranienne et il ne serait pas judicieux
de les ignorer dans une analyse des
courants religieux des groupes chiites
pro-iraniens en Irak.
Il est incontestable que le Grand
ayatollah Ali al-Sistani est la figure
dominante à l’intérieur du chiisme et
qu’aucun parti de cette obédience ne
peut s’offrir le luxe de l’exclure. Cela
a obligé certains acteurs – comme le
CSRI-CSII – à atténuer leur lien
avec le système iranien, notamment sur
leur désaccord avec le Grand ayatollah
sur la question-clé de savoir jusqu’à
quel point le clergé doit être
activement intégré aux institutions
étatiques. Cela a incité certains à
tenter de critiquer al-Sistani sur une
base plus paradigmatique, comme c’est le
cas des sadristes qui ont introduit une
distinction entre leur propre clergé
« éloquent » et la force supposée
« dormante » ou passive de
celui se réclamant d’al-Sistani.
A Nadjaf, Ali al-Sistani est à la tête
d’un groupe comprenant trois autres
grands ayatollahs – Fayad, Najafi, et
Muhammad Saïd al-Hakim – considérés
comme les plus prestigieux en Irak.
Mais, on ne peut limiter sa succession à
ces trois personnes qui, d’ailleurs,
n’ont pas sa popularité. Il est vrai
qu’après la mort du Grand ayatollah Abou
al-Qassem al-Khoï, au début des années
90, al-Sistani n’était pas une
personnalité très proéminente. A
l’époque, d’autres candidats
prévalaient. Il serait donc peu
judicieux de ne pas tenir compte d’un
segment d’oulémas arabes plus jeunes,
sortis de l’ombre depuis 2003. Cette
équipe comprend des personnes comme Asa
al-Din al-Ghuraayfi, Qassem al-Taie,
Saleh al-Taie, Muhammad Shubayr
al-Khaqani, Hussein al-Sadr et Chamsudin
al-Waesi, qui se disent tous grands
ayatollahs. Ils ne semblent pas tous
qualifiés pour rivaliser avec l’élite de
Nadjaf, mais il ont certainement l’âge
permettant de réitérer ce que Muhammad
al-Yacoubi – source d’inspiration
spirituelle du parti Fadila –
fit avec quelque succès en 2003 :
produire un diplôme d’ijtihad
(compétence pour interpréter la loi
islamique et émettre une fatwa). Le
document, signé par une autorité
religieuse relativement obscure lui a
permis de gagner des fidèles et
d’atteindre une position influente sur
la scène irakienne, ce qui pourrait bien
être un des scénarios après la mort de
Ali al-Sistani.
Tout cela suggère que la lutte pour la
succession d’Al-Sistani pourrait être
une affaire embrouillée où les Brigades
spéciales auraient un rôle. Certains
dirigeants, comme Moqtada al-Sadr et
Qaïs al-Khazali devront, alors,
reconsidérer leurs options. Ils devront
choisir entre devenir des Nasrallahs
irakiens ou des Fadlallahs. Dans le
premier cas, ils devront atténuer leurs
aspirations cléricales pour se
concentrer sur la politique et/ou la
lutte armée fondée sur une totale
loyauté à la direction iranienne. En
revanche, s’il n’y a pas de successeur
déclaré de al-Sistani et qu’un jeu plus
égal émerge, il y aura de la place pour
que des oulémas aux compétences
religieuses plus limitées – comme
Moqtada al-Sadr – répètent ce que
Fadlallah fit au Liban, à savoir devenir
un marja régional – une source
d’inspiration, chiite – se distançant de
l’Iran.
Conclusion
Avant la mort de Fadlallah au Liban, en
2010, nombreux au sein du parti
al-Da’wa du Premier ministre
irakien Nouri al-Maliki le considérait
comme leur marja. Dans les
années 80, cela permis à ce parti de
prendre plus de distance avec l’Iran et
le concept de wilayat al-Faqih
que ne le faisait ses concurrents au
sein du CSRI-CSII. (…)
Certaines rumeurs indiquent que les
membres du parti al-Da’wa
pourrait choisir pour nouveau marja
Mahmoud Hashemi Shahrudi, un membre du
conseil des Gardiens de la
révolution iranienne, d’origine
irakienne. Même si ces rumeurs émanent
de publications ayant tendance à
calomnier le parti al-Da’wa, il
est intéressant de constater que des
sources chiites neutres les corroborent.
Tout changement de Fadlallah vers
Shahrudi au sein d’al-Da’wa
aura une énorme signification politique.
Tandis que Fadlallah était un critique
du monolithisme de la révolution
iranienne et un défenseur d’une
conception plus pluraliste du wilayat
al-Faqih, Shahrudi est, lui, un fidèle
de la tradition khomeyniste, proche de
l’actuel dirigeant iranien Ali Khameneï.
Depuis que Shahrudi a adopté une
approche doctrinaire par rapport à la
wilayat al-Faqih, la
possibilité laissée par le parti
al-Da’wa à ses membres d’adopter un
marja à titre individuel
deviendra un exercice académique. La
loyauté à Shahrudi se traduira
automatiquement en loyauté à la
révolution iranienne.
Si cette orientation devait se
renforcer, elle créerait une
superstructure idéologique prônant un
retour à une définition religieuse de la
politique, approuvée ouvertement par
l’Iran et tacitement par les Etats-Unis.
Elle permettrait le recours aux coups
tordus pour manipuler les résultats
électoraux et se maintenir au pouvoir
par des moyens de plus en plus
autoritaires, plus caractéristiques des
pratiques du régime iranien actuel que
de celles du parti al-Da’wa
entre 2008-2010, quand il cherchait à
jouer un rôle en tant que parti
nationaliste irakien. Dans ce type de
scénario, l’allégeance religieuse des
brigades spéciales deviendra marginale,
l’Iran utilisant son influence au sein
des principaux partis chiites, comme le
parti al-Da’wa pour promouvoir
ses intérêts.
Texte original en anglais :
Religious Allegiances among Pro-Iranian
Special Groups in Iraq (26/9/11
– CTC Sentinel - West Point)
http://www.ctc.usma.edu/posts/religious-allegiances-among-pro-iranian-special-groups-in-iraq
Notes(augmentées par Gilles Munier)
(1)
Site de
Kataïb Hizb Allah :
www.kataibhizbollah.org
(2)
Le
wilayat al-faqih
– la guidance du théologien juriste -
confère aux religieux la primauté
absolue sur le pouvoir politique.
(3)
Site de
Asaïb al-Haq :
www.iraq-moqawama.com
(4)
Qaïs al-Khazali
est un des rivaux de Moqtada al-Sadr. Il
a été un des protégés du père de ce
dernier.
(5)
Hojatolislam :
titre de la hiérarchie religieuse chiite
situé entre celui de mollah et
d’ayatollah.
(6)
Hawza :
séminaire religieux du chiisme
duodécimain. Les deux principaux sont
situés à Nadjaf (Irak) et à Qom (Iran).
(7)
L’akhbarisme est un courant chiite qui
ne reconnaît que le Coran et les
hadiths. Il refuse l’ijtihad
(compétence pour interpréter la loi
islamique et émettre une fatwa).
(8)
Un des sites des
Brigades du Jour
Promis :
www.almaoaod.com
(9)
Un
marja
est un théologien possédant la plus
haute autorité dans le chiisme
duodécimain.
Reidar Visser,
chercheur au Norvegian Institute of
International Affairs à Oslo,
dirige deux sites de référence consacrés
à l’Irak : historiae.org et
gulfanalysis. Il est l’auteur de
plusieurs ouvrages sur le fédéralisme et
le régionalisme dans le sud de l’Irak.
© G. Munier/X.Jardez
Publié le 4 novembre 2011 avec l'aimable
autorisation de Gilles Munier
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