|
Radio Vatican
Texte intégral du discours de Benoît XVI à Ratisbonne
(RV- Dimanche 17 septembre 2006)
Texte intégral
des « souvenirs et réflexions » partagés par Benoît
XVI dans son discours à l’Université de Ratisbonne, face aux
représentants de la science : (Source La Croix)
«C’est pour moi un moment émouvant de me retrouver une fois
encore à l’université et de pouvoir y tenir une fois encore
une conférence. Mes pensées se retournent de même vers les
belles années au cours desquelles, après une belle période à
l’Institut supérieur de Freising, j’ai commencé mon activité
académique comme enseignant à l’université de Bonn. C’était
encore le temps – 1959 – de l’ancienne université. Pour les
différentes chaires il n’y avait ni assistants, ni secrétaires,
mais en revanche des rencontres directes avec les étudiants et
avant tout des professeurs entre eux. Dans les salles des
enseignants, on se rencontrait avant et après les cours. Les
contacts avec les historiens, les philosophes, les philologues, et
naturellement aussi entre les deux facultés de théologie étaient
très vivants.
Chaque semestre avait lieu ce qu’on appelait un ‘Dies
academicus’, au cours duquel les professeurs de toutes les
facultés se présentaient devant les étudiants de l’ensemble
de l’université : ainsi devenait possible une réelle expérience
de l’Universitas. A travers toutes les spécialisations, qui
nous laissent parfois muets les uns envers les autres, nous
faisions l’expérience de former cependant un tout, et qu’en
tout nous travaillions avec la même raison dans toutes ses
dimensions, avec le sentiment que nous avions à assumer une
responsabilité commune dans l’usage correcte de la raison –
voilà ce que l’on pouvait vivre.
L’université était très fière de ses deux facultés de théologie.
Il était clair qu’elles aussi, dans la mesure où elles
s’interrogent sur la raison de la foi, accomplissent un travail
qui appartient nécessairement au tout de l’‘Universitas
scientiarum’, même si tous ne pouvaient pas partager la foi
dont les théologiens s’efforcent de montrer qu’elle
s’ordonne à la raison commune. Ce lien interne avec le cosmos
de la raison ne fut pas dérangé le jour où l’on entendit un
de nos collègues déclarer que dans notre université existait
une chose remarquable : deux facultés qui s’occupent de quelque
chose qui n’existe même pas – de Dieu. Qu’à l’encontre
d’un scepticisme aussi radical, il demeure nécessaire et
raisonnable de s’interroger sur Dieu avec la raison, cela
restait indiscutable dans l’ensemble de l’université.
Tout cela m’est revenu à l’esprit lorsque récemment j’ai
lu une partie du dialogue publié par le professeur Khoury (de Münster)
entre l’empereur byzantin lettré Manuel II Paléologue et un
savant persan dans le camp d’hiver d’Ankara en 1391, sur le
christianisme et l’islam, et sur leur vérité respective.
L’empereur a sans doute mis par écrit le dialogue pendant le siège
de Constantinople entre 1394 et 1402. On peut comprendre ainsi que
ses propres exposés soient restitués de façon bien plus
explicite que les réponses du lettré persan. Le dialogue s’étend
à tout le domaine de ce qui est écrit dans la Bible et dans le
Coran au sujet de la foi ; il s’intéresse en particulier à
l’image de Dieu et de l’homme, mais aussi au rapport nécessaire
entre les « trois Lois » : Ancien Testament – Nouveau
Testament – Coran. Dans mon exposé, je ne voudrais traiter que
d’un seul aspect – au demeurant marginal dans la rédaction du
dialogue –, un aspect en lien avec le thème foi et raison qui
m’a fasciné et me sert d’introduction à mes réflexions sur
ce thème.
Dans le 7e dialogue édité par le professeur Khoury (‘dialexis’,
«controverse»), l’empereur en arrive parler du thème du ‘djihâd’
(guerre sainte). L’empereur savait certainement que dans la
sourate 2, 256, il est écrit : «Pas de contrainte en matière de
foi» – c’est l’une des sourates primitives datant de l’époque
où Mohammed lui-même était privé de pouvoir et se trouvait
menacé.
Mais l’empereur connaissait naturellement aussi les dispositions
inscrites dans le Coran – d’une époque plus tardive – au
sujet de la guerre sainte. Sans s’arrêter aux particularités,
comme la différence de traitement entre « gens du Livre » et «
incroyants », il s’adresse à son interlocuteur d’une manière
étonnamment abrupte au sujet de la question centrale du rapport
entre religion et contrainte. Il déclare : « Montre-moi donc ce
que Mohammed a apporté de neuf, et alors tu ne trouveras sans
doute rien que de mauvais et d’inhumain, par exemple le fait
qu’il a prescrit que la foi qu’il prêchait, il fallait la répandre
par le glaive. »
L’empereur intervient alors pour justifier pourquoi il est
absurde de répandre la foi par la contrainte. Celle-ci est en
contradiction avec la nature de Dieu et la nature de l’âme. «
Dieu ne prend pas plaisir au sang, et ne pas agir raisonnablement
(‘sunlogô’) est contraire à la nature de Dieu. La foi
est un fruit de l’âme, non du corps. Donc si l’on veut amener
quelqu’un à la foi, on doit user de la faculté de bien parler
et de penser correctement, non de la contrainte et de la menace.
Pour convaincre une âme raisonnable, on n’a besoin ni de son
bras, ni d’un fouet pour frapper, ni d’aucun autre moyen avec
lequel menacer quelqu’un de mort.»
La principale phrase dans cette argumentation contre la conversion
par contrainte s’énonce donc ainsi : Ne pas agir selon la
raison contredit la nature de Dieu. Le professeur Théodore
Khoury, commente ainsi : pour l’empereur, «un Byzantin, nourri
de la philosophie grecque, ce principe est évident. Pour la
doctrine musulmane , Dieu est absolument transcendant, sa volonté
n’est liée par aucune de nos catégories, fût-elle celle du
raisonnable». Khoury cite à l’appui une étude du célèbre
islamologue français R. Arnaldez, affirmant qu’«Ibn Hasm ira
jusqu’à soutenir que Dieu n’est pas tenu par sa propre
parole, et que rien ne l’oblige à nous révéler la vérité :
s’Il le voulait, l’homme devrait être idolâtre» (1).
Ici s’effectue une bifurcation dans la compréhension de Dieu et
dans la réalisation de la religion, qui nous interpelle
directement aujourd’hui. Est-ce seulement grec, de penser
qu’agir contre la raison est en contradiction avec la nature de
Dieu, ou est-ce une vérité de toujours et en soi ? Je pense
qu’en cet endroit devient visible l’accord profond entre ce
qui est grec, au meilleur sens du terme, et la foi en Dieu fondée
sur la Bible.
En référence au premier verset de la Genèse, Jean a ouvert le
prologue de son Évangile avec la parole : ‘Au commencement était
le Logos.’ C’est exactement le terme qu’emploie l’empereur
: Dieu agit avec logos. Logos désigne à la fois la raison et la
Parole – une raison qui est créatrice et peut se donner en
participation, mais précisément comme raison. Jean nous a ainsi
fait don de la parole ultime du concept biblique de Dieu, parole
dans laquelle aboutissent tous les chemins, souvent difficiles et
tortueux, de la foi biblique, et trouvent leur synthèse. Au
commencement était le Logos, et le Logos est Dieu, nous dit l’évangéliste.
La rencontre du message biblique et de la pensée grecque n’est
pas un hasard. La vision de saint Paul à qui se fermèrent les
chemins vers l’Asie et qui vit en songe au cours de la nuit un
Macédonien et l’entendit l’appeler : ‘Viens à notre
aide’ (Actes 16, 6-10) – cette vision peut être interprétée
comme un condensé de la nécessaire rencontre interne entre foi
biblique et questions grecques.
Cette rencontre était depuis longtemps en marche. Déjà le nom
de Dieu très mystérieux émanant du buisson ardent, qui sépare
ce Dieu de tous les dieux aux noms multiples et le nomme
simplement l’Être, est une contestation du mythe, qui n’est
pas sans analogie interne avec la tentative de Socrate de dépasser
et de surmonter le mythe. Le processus commencé au buisson ardent
parvient à une nouvelle maturité à l’intérieur de l’Ancien
Testament durant l’Exil, où le Dieu d’Israël, alors privé
de pays et de culte, se proclame comme le Dieu du ciel et de la
terre et se présente avec une simple formule, dans la
continuation de la parole du buisson ardent « Je le suis ». Avec
cette nouvelle confession de Dieu s’opère de proche en proche
une clarification qui s’exprime efficacement dans le mépris des
idoles, lesquelles ne sont que des ouvrages fabriqués par les
hommes (cf. Ps 115).
C’est ainsi que la foi biblique à l’époque helléniste, s’étant
opposée avec une extrême vigueur aux autorités hellénistes qui
voulaient faire adopter par la contrainte les manières de vivre
des Grecs et le culte de leurs divinités, alla de l’intérieur
à la rencontre de la pensée grecque en ce qu’elle avait de
meilleur pour un apaisement réciproque, telle qu’elle s’est
en particulier réalisée plus tard dans la littérature
sapientielle. Aujourd’hui, nous savons que la traduction de l’Ancien
Testament de l’hébreu en grec réalisée à Alexandrie – la
Septante – est plus qu’une simple traduction du texte hébreu
(appréciée peut-être de façon pas très positive) ; à vrai
dire, il s’agit d’un témoin textuel indépendant et d’un
pas spécifique important de l’histoire de la Révélation, par
lequel s’est réalisée cette rencontre d’une manière qui
acquit une signification décisive pour la naissance et
l’expansion du christianisme. En profondeur, il y va, dans la
rencontre entre foi et raison, des lumières et de la religion
authentiques. A partir de l’essence de la foi chrétienne et en
même temps à partir de l’essence de l’hellénisme, qui s’était
fondu avec la foi, Manuel II a pu effectivement déclarer : Ne pas
agir « avec le Logos » est en contradiction avec la nature de
Dieu.
La probité exige qu’on doive considérer ici que, au cours du
Moyen Âge tardif, se sont développées en théologie des
tendances qui ont fait éclater cette synthèse entre le grec et
le chrétien. Contre le soi-disant intellectualisme augustinien et
thomiste commence, avec Duns Scot, une position du volontarisme
qui conduisit finalement à dire que nous ne connaissons de Dieu
que sa ‘voluntas ordinata’. Au-delà, il y a la liberté
de Dieu, en vertu de laquelle il aurait également pu faire le
contraire de tout ce qu’il a fait. Ici se dessinent des
positions qui peuvent être rapprochées totalement de celles d’Ibn
Hazm et qui peuvent tendre vers l’image d’un Dieu arbitraire,
qui n’est pas tenu par la vérité et le bien. La transcendance
et l’altérité de Dieu sont placées si haut que notre raison,
notre sens du vrai et du bien ne sont plus de réels miroirs de
Dieu, dont les possibilités mystérieuses, derrière ses décisions
effectives, nous restent éternellement inaccessibles et cachées.
A l’encontre de cette position, la foi chrétienne a toujours
affirmé fermement qu’entre Dieu et nous, entre son esprit créateur
éternel et notre raison créée, il existe une réelle analogie,
dans laquelle les dissimilitudes sont infiniment plus grandes que
les similitudes, mais cela ne supprime pas l’analogie et son
langage (cf. concile Latran IV). Dieu ne devient pas plus divin si
nous l’éloignons dans un volontarisme pur et incompréhensible,
mais le véritable Dieu est le Dieu qui s’est manifesté dans le
Logos, et qui a agi et qui agit par amour envers nous. Certes,
l’amour « surpasse » la connaissance et demande en conséquence
de prendre en considération plus que la simple pensée (cf. Eph
3, 19), mais il reste néanmoins amour du Dieu-Logos ; c’est
pourquoi le culte de Dieu chrétien est ‘logiké latreia’
– culte de Dieu en accord avec la Parole éternelle et avec
notre raison (cf Rm 12, 1).
La rencontre intime qui s’est réalisée entre la foi biblique
et les interrogations de la philosophie grecque n’est pas
seulement un événement concernant l’histoire des religions,
mais un événement décisif pour l’histoire mondiale qui nous
concerne aussi aujourd’hui. Quand on considère cette rencontre,
on ne s’étonne pas que le christianisme, bien qu’il soit né
et ait connu un développement important en Orient, ait finalement
trouvé son véritable impact grec en Europe. Nous pouvons aussi
dire, à l’inverse : cette rencontre, à laquelle s’est
ensuite ajouté l’héritage de Rome, a fait l’Europe et reste
au fondement ce qu’on peut appeler à juste titre l’Europe.
Cette thèse – que l’héritage grec critiquement purifié
appartient à la foi chrétienne – fait face à l’exigence
d’une déshellénisation qui domine de façon croissante le débat
théologique depuis le début de l’époque moderne. Si l’on y
regarde de plus près, on peut observer que ce programme de déshellénisation
a connu trois vagues, sans doute liées, mais pourtant différentes
les unes des autres dans leur fondement et dans leurs buts.
La déshellénisation apparaît d’abord en lien avec les
fondements de la Réforme du XVIe siècle. Les réformés se sont
situés face à la tradition scolastique de la théologie, qui
avait totalement systématisée la foi sous la détermination de
la philosophie, pour ainsi dire une détermination étrangère de
la foi par une pensée qui n’émane pas d’elle. La foi
n’apparaissait plus comme Parole vivante et historique, mais
comme domiciliée dans un système philosophique. La ‘scriptura
sola’ recherche, à l’inverse, la forme originaire de la
foi telle qu’elle est donnée originairement dans la Parole
biblique. La métaphysique apparaît comme une assertion qui
provient d’ailleurs et dont il faut libérer la foi, en sorte
qu’elle soit de nouveau totalement elle-même. Avec une
radicalité que ne pouvaient pas prévoir les réformés, Kant a
fonctionné à partir de ce programme, quand il disait qu’il a dû
écarter la pensée pour faire place à la foi. En cela, il a ancré
la foi exclusivement dans la raison pratique et lui a dénié
l’accès à la totalité de la réalité.
La théologie libérale des XIXe et XXe siècles apporta une deuxième
vague dans le programme de déshellénisation, dont Adolf von
Harnack est le plus éminent représentant. Au temps de mes études
comme dans les premières années de mon activité académique, ce
programme était aussi fortement à l’œuvre dans la théologie
catholique. La distinction que faisait Pascal entre le Dieu des
philosophes et le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, servait
de point de départ. Dans ma leçon inaugurale à Bonn en 1959,
j’ai essayé de m’en expliquer.
Je ne voudrais pas reprendre tout cela à nouveau ici. Mais je
voudrais du moins essayer brièvement de faire ressortir la différence
entre cette nouvelle et deuxième déshéllénisation et la première.
Comme pensée centrale apparaît, chez Harnack, le retour à Jésus
simple homme et à son simple message, antérieurs à toutes les
théologisations et aussi à l’hellénisation : ce simple
message représente le vrai sommet du développement religieux de
l’humanité. Jésus a congédié le culte pour la morale. Il est
finalement présenté comme le père d’un message moral plein
d’amitié pour les hommes. L’enjeu fondamental, c’est
d’accorder de nouveau le christianisme avec la raison moderne,
justement en le libérant des éléments apparemment
philosophiques et théologiques, comme la foi en la divinité du
Christ ou au Dieu trinitaire.
Dans la mesure où elle s’aligne ainsi sur une explication
historico-critique du Nouveau Testament, la théologie a de
nouveau droit de cité dans le cosmos de l’université : la théologie
est, pour Harnack, essentiellement historique et ainsi
rigoureusement scientifique. Ce qu’elle découvre sur le chemin
de la critique de Jésus est pour ainsi dire l’expression de la
raison pratique et par là elle a aussi sa place dans l’ensemble
universitaire. A l’arrière-plan, on perçoit l’auto-limitation
moderne de la raison, telle qu’elle a trouvé son expression
classique dans les Critiques de Kant, mais telle aussi
qu’entre temps elle a été radicalisée encore par la pensée
scientifique.
Cette conception moderne de la raison repose sur la synthèse,
confirmée par le succès technique, entre le platonisme (cartésianisme)
et l’empirisme, pour le dire brièvement. D’un côté, on présuppose
la structure mathématique de la matière, à savoir sa rationalité
interne, qui rend possible de la comprendre et de l’utiliser
comme force effective : ce présupposé fondamental est pour ainsi
dire l’élément platonicien de la compréhension de la nature.
De l’autre côté, il y va de la fonctionnalité de la nature
pour nos intérêts, sur quoi seule la possibilité de la vérification
ou de la falsification par l’expérience livre la certitude. Le
poids entre les deux pôles peut être placé davantage sur l’un
ou sur l’autre côté. Un penseur positiviste aussi rigoureux
que J. Monod s’est décrit comme un platonicien convaincu,
c’est-à-dire un cartésien.
Cela entraîne pour notre question deux orientations
fondamentales. Seule la forme de certitude qui se donne dans le
jeu concerté des mathématiques et de l’expérience autorise à
parler de scientificité. Tout ce qui prétend être science doit
se soumettre à ce critère. Aussi, les sciences qui se rapportent
aux réalités humaines – telles que l’histoire, la
psychologie, la sociologie, la philosophie – essaient de
s’adapter à ce canon de la scientificité. Il est important
encore, pour nos réflexions, que la méthode en tant que telle
exclut la question de Dieu et la fait apparaître comme
non-scientifique ou préscientifique. Mais par là, nous nous
trouvons devant un rétrécissement du rayon de la science et de
la raison qui doit être mis en question .
Nous allons y revenir. Il faut d’abord constater qu’essayer de
faire de ce point de vue une théologie « scientifique », le
christianisme n’est plus qu’un fragment misérable. Mais nous
devons dire plus : l’homme lui-même en cela est diminué. Car
les questions humaines spécifiques : d’où venons-nous et où
allons-nous, les questions de la religion et de la morale, ne
peuvent pas trouver une place dans la raison communément définie
par la « science » et doivent être transférées dans la
subjectivité. La subjectivité décide à partir de ses expériences
ce qui lui paraît supportable d’un point de vue religieux, et
la « conscience » subjective devient finalement l’unique
instance éthique.
Mais de cette manière, morale et religion perdent leur capacité
de formation collective et relèvent de l’arbitraire. Cette
situation est dangereuse pour l’humanité : nous le constatons
en voyant les pathologies de la religion et de la raison, qui
doivent nécessairement se manifester là où la raison est si réduite
que les questions de la religion et de la morale ne relèvent plus
de son domaine. Ce qui, dans les essais éthiques, provient des règles
de l’évolution ou de la psychologie et de la sociologie est
tout simplement insuffisant.
Avant d’en arriver aux conséquences ultimes auxquelles je tends
en tout cela, je dois brièvement signaler la troisième déshellénisation,
qui a lieu actuellement. Au regard de la rencontre avec la
multiplicité des cultures, on dit volontiers aujourd’hui que la
synthèse avec la culture de la Grèce a été une première
inculturation, réalisée dans l’Eglise antique, qu’on ne
devrait pas imposer aux autres cultures. Ce serait leur droit de
contourner cette inculturation pour revenir au simple message du
Nouveau Testament, afin de l’inculturer à nouveau dans leurs
espaces. Cette thèse n’est pas simplement fausse, elle est exagérée
et inexacte. Car le Nouveau Testament est écrit en grec et porte
en lui-même la rencontre avec l’esprit grec qui avait mûri
auparavant dans la formation de l’Ancien Testament. Bien sûr,
il y a des couches dans le devenir de l’Eglise antique qui ne
doivent pas entrer dans toutes les cultures. Mais les choix
fondamentaux, qui concernent le lien de la foi avec la quête de
la raison humaine, appartiennent à cette foi elle-même et sont
adaptés à son développement.
J’en viens à ma conclusion. L’essai d’autocritique de la
raison esquissé ici à gros traits n’implique pas du tout la
conception selon laquelle il faudrait revenir en deçà de l’‘Aufklärung’
et congédier les vues de la modernité. La grandeur du développement
moderne de l’esprit est reconnue sans restriction : nous sommes
tous reconnaissants pour les grandes possibilités qu’elle a
ouvertes à l’homme et pour les progrès de l’humanité qui
nous sont offerts. L’éthique de la scientificité est en outre
volonté d’obéissance envers la vérité et, par suite,
expression d’une attitude fondamentale qui appartient aux choix
fondamentaux du christianisme.
Il s’agit non d’un retrait, ni d’une critique négative,
mais d’un élargissement de notre concept et de notre usage de
la raison. Car avec toute la joie que nous éprouvons à la vue
des nouvelles possibilités de l’homme, nous voyons aussi les
dangers qui croissent avec ces possibilités et nous devons nous
demander comment en devenir maîtres. Nous le pouvons seulement si
raison et foi s’unissent d’une manière nouvelle ; si nous
surmontons l’auto-limitation de la raison à ce qui est
falsifiable dans l’expérience, et si nous ouvrons de nouveau à
la raison toute sa largeur. En ce sens, la théologie appartient
à l’Université non seulement comme discipline relevant de
l’histoire et des sciences humaines, mais comme spécifiquement
théologie, comme question sur la raison de la foi et à son large
dialogue avec les sciences.
Ainsi seulement nous devenons capables d’un authentique dialogue
entre cultures et religions, dont nous avons impérativement
besoin. Dans le monde occidental domine largement l’opinion que
seule la raison positiviste et les formes de la philosophie qui en
dépendent sont universelles. Mais précisément, cette exclusion
du divin hors de l’universalité de la raison est perçue, par
les cultures profondément religieuses du monde, comme un mépris
de leurs convictions les plus intimes. Une raison qui est sourde
au divin et repousse les religions dans le domaine des
sous-cultures est inapte au dialogue des cultures.
En outre, comme j’ai essayé de le montrer, la raison
scientifique, avec son élément platonicien, porte en elle-même
une question qui tend au-delà d’elle et des possibilités de sa
méthode. Elle doit tout simplement accepter comme un donné la
structure rationnelle de la matière, tout comme la correspondance
entre notre esprit et les structures rationnelles qui règnent
dans la nature, un donné sur lequel est fondé sa méthode. Mais
la question ‘pourquoi il en est ainsi’ demeure, et doit être
transmise par les sciences de la nature à d’autres niveaux et
à d’autres manières de penser – à la philosophie et à la
théologie.
Pour la philosophie et d’une autre manière pour la théologie,
l’écoute des grandes expériences et intuitions des traditions
religieuses de l’humanité, en particulier de la foi chrétienne,
est une source de connaissance, contre laquelle on ne se protègerait
qu’en restreignant de façon inadmissible notre capacité d’écouter
et de trouver des réponses. Il me vient ici à l’esprit un mot
de Socrate à Phédon. Les discours précédents ayant évoqué
beaucoup d’opinions philosophiques fausses, Socrate déclare :
« On comprendrait aisément que quelqu’un, devant tant de
faussetés, passât le restant de sa vie à haïr et à mépriser
tous les discours sur l’être. » Mais de cette manière, il
perdrait la vérité de l’être et s’attirerait un très grand
dommage.
L’Occident est menacé depuis longtemps par le rejet des
questions fondamentales de la raison et ne peut en cela que courir
un grand danger. Le courage pour l’élargissement de la raison,
non la dénégation de sa grandeur – tel est le programme
qu’une théologie responsable de la foi biblique doit assumer
dans le débat actuel. « Ne pas agir selon la raison (selon le
Logos) s’oppose à la nature de Dieu », répliqua Manuel II,
depuis sa vision chrétienne de l’image de Dieu, à son
interlocuteur persan. C’est dans ce grand Logos, dans cette
large raison que nous invitons nos partenaires au dialogue des
cultures. La trouver toujours à nouveau, telle est la grande tâche
de l’Université.»
(Traduit de l’allemand par Marcel Neusch)(1) Les citations de la
controverse sont empruntées par Benoît XVI à l’ouvrage Entretiens
avec un musulman, de Manuel II Paléologue (édition Sources
chrétiennes) ; elles sont traduites ici selon la reprise qu’en
fait le pape . Par contre, les citations de Th. Khoury et de R.
Arnaldez, tirées de la même édition, sont reprises selon l’édition
originale parue au Cerf (note du traducteur).
|