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Tunisie - Égypte
Derrière les
apparences, la stabilité
Pierre Piccinin
Lundi 28 février 2011
Les grandes révoltes qui ont ébranlé la Tunisie
et l'Égypte
depuis décembre 2010 n’ont pu être transformées en révolutions
effectives, faute d’une opposition (organisée et reconnue par la
population) qui aurait été capable de constituer un gouvernement
provisoire et de se substituer aux équipes en place.
Les organes du pouvoir sont ainsi restés tout au long des
événements dans les mains de l’establishment des régimes
contestés, en Tunisie comme en Égypte, et ce avec l’approbation
de l’armée qui, tout en jouant la carte de la sympathie
populaire en se déclarant favorable au changement (mais sans
pour autant se ranger du côté du peuple), a réussi à encadrer
les émeutiers et à éviter les débordements.
Ainsi, en Tunisie, les troubles qui secouaient la rue, depuis le
suicide du jeune Mohamed Bouazizi (qui a constitué le
déclencheur de la révolte dans un contexte socio-économique
tendu), se sont peu à peu dissipés après que le président Ben
Ali, le 14 janvier 2011, a pris la décision de quitter le
pouvoir, sur les conseils de son gouvernement et de l’état-major
des forces armées. Le président Ben Ali avait, mais sans succès,
tenté de calmer les manifestants en promettant des réformes.
L’effet « fusible » de son retrait a ramené la population à un
calme relatif et a permis la formation d’un « gouvernement de
transition », sensé amorcé un processus de démocratisation en
organisant des élections libres. Ce gouvernement, dirigé par
l’ancien premier ministre bénaliste Mohamed Ghannouchi, d’abord
formé de la plupart des grandes figures du régime, fut ensuite
remanié le 27 janvier, une partie de la classe moyenne, dont le
niveau d’instruction est très élevé en Tunisie, ayant dénoncé la
manipulation et continué de manifester son mécontentement face à
la présence des anciens ministres du président Ben Ali.
Ce remaniement, qui a d'une part épargné neuf ministres, s’est
d'autre part fait en faveur de troisièmes et quatrièmes couteaux
du régime bénaliste, visages inconnus de la population et dès
lors recevables par elle. Et ce n'est pas la toute récente
démission du premier ministre Ghannouchi, nouveau fusible, dont
le départ est destiné à calmer la colère des étudiants après que
la police a ouvert le feu sur une manifestation, provoquant la
mort de trois personnes, qui va changer la donne. Mohamed
Ghannouchi a d'ailleurs été remplacé par Béji Caïd Essebsi, qui
fut premier ministre sous la dictature de Bourguiba et président
de la Chambre des députés sous celle de Ben Ali...
Comme l’a fait remarquer Moncef Marzouki (l'un des principaux
leaders de la résistance à la dictature), qui nous a reçus chez
lui, à Sousse, aucun membre de l’opposition n’a été convié à
participer à ce « gouvernement de transition » et l’opposition
demeure complètement écartée du processus de réformation de
l’État.
Même si la situation reste tendue et si des manifestations, ne
réunissant cela dit plus guère que quelques milliers de
personnes, agitent encore certaines villes, la population, dans
son ensemble, a accepté la nouvelle équipe. Le chef des forces
armées tunisiennes, le général Rachid Amar, a exhorté les
manifestants à rentrer chez eux et la troupe, déployée dans les
principales villes du pays, a imposé le retour à l’ordre. La
Place du Gouvernement s'est vidée. Seules quelques centaines de
jeunes, étudiants et collégiens, s'y réunissent encore
épisodiquement, étroitement surveillés par les forces de l'ordre
et la police politique, qui n'a toujours pas été démantelée. « La
révolution, c'est fini », nous a lancé Seif, jeune Tunisois
croisé dans la Medina : « game over ».
C’est de toute évidence exactement le même scénario qui a par la
suite été privilégié par le gouvernement égyptien : après avoir
tenté la stratégie du pourrissement et les effets d’annonce de
remaniements du gouvernement, face à une révolte qui ne
s’essoufflait pas après trois semaines de manifestations sur la
place Tahrir, au centre du Caire, le président Hosni Moubarak a
lui aussi choisi de quitter ses fonctions, le 11 février 2011,
et a gagné sa résidence de vacances, à Charm el-Cheikh. Le
président Moubarak a laissé le gouvernement au Conseil supérieur
des forces armées, présidé par le maréchal Mohamed Tantaoui,
fidèle du régime et très proche du Pentagone, et à son ancienne
équipe ministérielle, qui est restée aux commandes dans son
intégralité.
Dès le lendemain, profitant de l’euphorie des foules, partagée
par la plupart des observateurs étrangers, abusés par le
caractère spectaculaire de l’événement, l’armée égyptienne,
désormais à la tête du pays, a progressivement dispersé les
manifestants. L’armée aurait également discrètement procédé à
plusieurs arrestations parmi les meneurs, lesquels appelaient à
ne pas se démobiliser (ce qui nous a été confirmé par plusieurs
témoignages que nous avons recueillis au Caire). Le parlement a
été dissout et les réunions syndicales interdites.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, certains parlent même
du possible retour au pouvoir d'Hosni Moubarak, qui n'a pas
quitté l'Égypte et serait en négociation avec Washington et
Tel-Aviv, dont il se serait géographiquement rapproché, à Charm
el-Cheikh, dans le but, le cas échéant, d'en recevoir une
assistance militaire.
Les généraux égyptiens, issus de l’establishment moubarakiste et
directement liés à Washington, principal bailleur de fonds de
l’armée égyptienne, ont de la sorte réussi à préserver la
stabilité régionale, la sécurisation du Canal de Suez, les
intérêts états-uniens et européens et les traités d’entente avec
l’État d’Israël.
Seuls les Frères musulmans se disent certains de pouvoir à
nouveau mobiliser les foules, si l'armée ne tenait pas ses
promesses concernant des élections libres. Leur porte-parole,
Mohamed el-Katatmy, qui nous a reçu dans leur quartier général
du Caire, est convaincu de l'impossibilité d'un retour en
arrière : « nous surveillons les militaires ; s'ils ne
tiennent pas leurs engagements, nous sommes prêts à réagir »...
Enfin, en Egypte comme en Tunisie, il apparaît de plus en plus
clairement que la population est divisée sur les objectifs du
mouvement : les milieux populaires, très pauvres, seraient en
fin de compte satisfaits par des réformes socio-économiques,
même faibles, qui leur apporteraient un niveau de vie un peu
moins mauvais, et ce quelles que soient la composition du
gouvernement et les réformes constitutionnelles. Ce sont bien
là, en effet, les fondamentaux à l'origine des révoltes qui
secouent le monde arabe, en Égypte plus profondément encore
qu'en Tunisie : le prix des céréales et la dictature économique,
en réalité plus féroce que la dictature policière, qui s'exerce
sans pitié sur des millions de sujets misérables qui vivent dans
la plus extrême précarité. Une dictature plus diffuse, de
l'appareil industriel, qui n'est pas près de prendre fin... Et
c'est, semble-t-il, ce qui a le plus inquiété les États-Unis et
l'Europe, de voir ces révoltes populaires, aux revendications
essentiellement sociales, promues par une opposition
parfois très à gauche (aussi faible et désorganisée soit-elle),
aboutir à l'instauration de démocraties socialistes qui se
seraient dressées, voire coalisées, contre l'hégémonie
économique occidentale.
En revanche, la classe moyenne (plus importante en Tunisie qu’en
Egypte) centre ses revendications sur les libertés civiles,
l’instauration d’une démocratie réelle et la participation
politique, tout en ne s’opposant pas à la voie du libéralisme
économique empruntée par le pays.
Cette division et le malentendu qui en résulte, entre deux
groupes sociaux de plus en plus éloignés l’un de l’autre,
constituent un autre atout pour l’ancien establishment encore en
place.
La rapidité surprenante avec laquelle la contestation populaire
s’est évanouie en Égypte, en comparaison avec le cas tunisien,
s’explique probablement par le fait que la population égyptienne
ne bénéficie pas du même niveau d’instruction que la population
tunisienne. En Égypte, l’ancien régime semble donc avoir réussi
à se maintenir durablement au pouvoir. En Tunisie, par contre,
il conviendra de suivre l’évolution des événements et, en
particulier, la question des élections « libres » annoncées, la
capacité de mobilisation de l’opposition et la réaction de la
population à l’occasion de cette échéance.
Toutefois, d'aucuns craignent, parmi les opposants, que les
tenants de l'ancien régime, qui continuent de monopoliser
l'appareil d'État, toutes les institutions et les principales
sources de financement, ne réussissent à se réorganiser en
"nouveaux" partis, qui domineraient la scène politique et
s'imposeraient lors d'élections qui ne devraient pas tarder à
avoir lieu, de sorte que l'opposition réelle n'ait pas le temps,
quant à elle, de se structurer et de se faire connaître des
électeurs. « C'est un petit Ben Ali qu'ils voudraient nous
imposer à nouveau », nous a confié Radhia Nasraoui, grande
figure militante des Droits de l'Homme en Tunisie.
En conclusion,
la « transition » n’est pas celle escomptée ; on peut en effet
supposer que l’objectif des Tunisiens et des Égyptiens n’était
pas de se débarrasser des seuls Ben Ali et Moubarak, mais de
renverser tout l’appareil et les réseaux mafieux qui,
objectivement, sous-tendent encore le régime : quelques grandes
figures, symboliques, sont tombées, mais, structurellement, tout
reste pareil.
Le dispositif installé par les États-Unis et l’Europe pour
contrôler la région a résisté. En cela, de la Maison blanche au
Palais de l’Élysée, en passant par Bruxelles, on ne peut que se
réjouir du dénouement des événements : pour l’instant, si les
dictateurs sont partis, les dictatures demeurent.
Reste, bien sûr, à savoir comment évoluera la situation en
Libye, où le président Kadhafi a pris l'option d'une répression
impitoyable contre les révoltés; en Algérie, où le pouvoir
semble maîtriser la situation, tout comme au Maroc, où la
monarchie tente, avec succès semble-t-il, d'amadouer la
contestation naissante par des réformes sociales; au Bahreïn
également, où le bras de fer se poursuit, comme au Yémen, avec,
dans les deux cas, l'intention déclarée de l'Arabie saoudite
d'intervenir militairement en faveur du pouvoir, si la révolte
devait prendre de l'ampleur.
Certes, les conjonctures diffèrent sensiblement entre ces États;
et l'erreur de l'analyse serait d'adopter une approche
synthétique du monde arabe, sans tenir compte de ces différences
fondamentales, non seulement sociales, mais surtout politiques
(le cas libyen et sa configuration tribale en constitue un
exemple éloquent) : chacune de ces révoltes doit être étudiée
dans son contexte propre; l'idée d'une "vague révolutionnaire"
globale est ainsi à combattre (la question libyenne, en
particulier, est très complexe et pourrait réserver bien des
surprises : la résistance acharnée du pouvoir, si les
révolutionnaires réussisent à le renverser, exclut toute
possibilité de maintien de l'establishment actuel -du moins de
sa partie qui aura soutenu Mouammar Kadhafi jusqu'au bout, ce
qui explique la défection, à ce stade des événements, de bon
nombre de ministres et d'ambassadeurs libyens ; les rats
quittent le navire, probablement à la faveur d'une reconversion
déjà engagée-, ce qui pourrait en fait permettre son
remplacement par d'autres figures gagnées aux intérêts
occidentaux et, en fin de compte, personne, à l'Ouest, ne
perdrait au change; à moins que la situation n'évolue en termes
de guerre civile de longue haleine).
Néanmoins, il est incontestable que le succès ou l'échec de ces
insurrections en cours influenceront les contextes tunisien et
égyptien.
Après les cris de joie et la fête, il semble que ce soit
maintenant l’heure du réveil et, à tout le moins pour ceux qui
ont conscience de l’épilogue, d’une solide gueule de bois.
Cercle des chercheurs sur le Moyen-Orient
© Cet article peut être librement reproduit, sous condition d'en
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Publié le 2 mars 2011
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