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Opinion
Maghreb - Tunisie:
« tout changer, pour que tout reste pareil »...
Pierre Piccinin
AVANT
MAINTENANT
APRES
Samedi 15 janvier 2011
Le 14 janvier dans la soirée, on
apprenait le départ du président Ben Ali : après plusieurs
semaines d’émeutes, qui avaient pris des allures de révolution,
le peuple tunisien renversait le dictateur, contraint de quitter
le pays. Zine el Abidine Ben Ali s’est ainsi réfugié en Arabie
Saoudite, qui sera donc sa terre d’exil, puisque la France a,
semble-t-il, décliné sa demande, lâchant de la sorte son ancien
allié sans la moindre vergogne…
Dans le respect du processus
institutionnel tunisien, le premier ministre, Mohamed
Ghannouchi, qui exerçait cette fonction aux côtés du président
Ben Ali depuis 1999, a assuré l’intérim de la présidence, le
temps de proclamer le nouveau président, Fouad Mebazaâ, un des
bras droit de Ben Ali, membre de tous ses gouvernements
successifs et, selon certains observateurs, son dauphin désigné.
En effet, après avoir « constaté
la vacance de la présidence », le Conseil
institutionnel, en vertu de l’article 57 de la Constitution, a
établi qu’il revenait au président du Parlement d’assurer la
présidence jusqu’aux prochaines élections, qui doivent avoir été
organisées endéans un délai de soixante jours au plus. C’est ce
qu’à annoncé le président du Conseil, Fethi Abdennadher, lui
aussi fidèle de Ben Ali parmi les fidèles…
Dès l’annonce de la fuite du président
Ben Ali, en dépit de l’euphorie qui s’emparait des masses
populaires tunisiennes dont la joie éclatait dans les rue de
Tunis et dans tout le pays,
une analyse de la situation ne laissait cependant que peu
de doutes sur la suite des événements.
En effet, force était de constater que
tous ceux qui venaient de prendre le relai de Ben Ali étaient
ses anciens ministres et hauts fonctionnaires, tous ceux qui
avaient profité du régime, s’étaient enrichis et possédaient le
pays…
Autrement dit, trois hypothèses, a
priori, se dégageaient de cette analyse à chaud :
1. Le gouvernement par intérim, qui, à
peine en fonction, avait proclamé l'état d'urgence et la loi
martiale, réprimait toute opposition dans le sang durant la nuit
; et Ben Ali, une fois la crise jugulée, revenait (Mohamed
Ghannouchi n’avait-il pas précisé, d’ailleurs, qu’il assurait
l’intérim car le président Ben Ali était « temporairement » incapable d’exercer ses fonctions?) ou pas,
mais, avec ou sans lui, tout continuait comme avant.
2. Les insurgés pensaient avoir gagné,
la colère retombait (cas d’école d’une révolution mal organisée
qui, refroidie dans son élan, avorte et ne peut que rarement
être relancée) et, en douceur et sur le long terme, les anciens
dirigeants, qui avaient jusqu’alors agi dans l'ombre de Ben Ali,
récupéraient le gâteau et confisquaient à nouveau le pouvoir au
peuple. Au mieux, on arrêtait quelques familiers et proches de
Ben Ali, juste pour faire bonne figure (et tout le monde en
Europe et ailleurs n’y verrait que du feu ; d’autant plus que la
Tunisie quittera rapidement l’actualité et retournera à son
triste sort, tandis que les charters de touristes recommenceront
à affluer vers Djerba).
3. Les insurgés réalisaient qu'ils
étaient en train de se faire manipuler par ce tour de
passe-passe et poursuivaient le mouvement jusqu'au renversement
complet de la dictature et l'arrestation ou la fuite de tous
ceux qui l'avaient soutenue. Probablement, alors, la démocratie
et les changements socio-économiques avaient leur chance
d’aboutir.
Certes, face à la ténacité et au
courage avec lequel le peuple tunisien avait jusqu’alors conduit
sa révolution, il n'était pas impossible qu'il surprît encore.
Qui, en effet, aurait parié sur
l'avenir de cette révolution ? Or, elle avait la peau dure. Et,
tandis que les gouvernements européens pouvaient aller cacher
leur honte pour leur attentisme et leur mutisme scandaleux
(espéraient-ils l’essoufflement du mouvement et la fin des
troubles, pour à nouveau dormir tranquillement ?), les
Tunisiens, quoi qu’il en fût de la suite des événements, avaient
déjà offert au monde une extraordinaire leçon de démocratie.
C’est dès lors le lendemain qu’il
fallait attendre, pour savoir ce qu’il en serait de la Tunisie
et de sa révolution...
Mais le réveil est difficile : les rues
de Tunis et des grandes villes sont désormais désertes ; l’armée
patrouille ; Ben Ali parti, tout le monde est gentiment rentré
chez soi ; la révolution a vécu.
Les chefs de l’armée, en concertation
avec les leaders du gouvernement, ont négocié le départ du
président Ben Ali, qui a ainsi servi de fusible (avait-il encore
vraiment le choix ?), et sa « fuite », d’exutoire à la révolte.
Mais ce sont bien tous les anciens de « la bande à Ben Ali » qui
demeurent aux commandes et continuent de contrôler tous les
rouages du pays et le processus qui mènera aux élections d’un
« nouveau » parlement et à la désignation du « nouveau »
président.
Le tour de passe-passe magistralement
exécuté par les dirigeants tunisiens (et peut-être, déjà, avec
la complicité de certains Etats européens), est parvenu à calmer
la rue, dont les meneurs, mal organisés et désormais dépouillés
des forces vives de la révolte, n’ont plus les moyens de faire
aboutir le processus révolutionnaire et d'instaurer leur propre
gouvernement provisoire pour organiser des élections libres et
effectivement transformer le régime.
La victoire de cette révolution au Maghreb
aurait également pu être un motif d’espoir pour le peuple
d’Algérie, toujours en lutte contre la junte corrompue qui le
dirige. Hélas, l’échec tunisien n’augure rien de positif pour
les Algériens.
Bref, les anciens ministres de Ben Ali
ont eu très chaud, depuis quelques semaines. Aussi ont-ils
eux-mêmes choisi de tout réorganiser, de tout changer,
pour que tout reste pareil.
La « priorité absolue » du
gouvernement d’intérim est désormais le rétablissement de
l'ordre public. C’est pourquoi, depuis hier soir, le couvre-feu
a été proclamé en Tunisie, sous le prétexte que des « pillards »
profitent de la situation de chaos, « pillards » surgis de nulle
part, « pillards » que l’on n’avait pas encore vu agir, alors
que des émeutes violentes ébranlent pourtant le pays depuis des
semaines, « pillards » parmi lesquels d’aucuns croient bien
avoir reconnu des agents des forces spéciales de « l’ancien »
régime.
Les élites « benalistes » sont bel et
bien en train de reprendre le contrôle de la situation, dans le
calme et avec la bénédiction du peuple qui craint les
« pillards » et appelle l'armée à rétablir l'ordre.
La France a pris « acte de la
transition constitutionnelle ». L'Union européenne s’est
dite satisfaite par ce dénouement, qui devrait aboutir à « une
solution démocratique durable ». Les
Etats-Unis ont exprimé leur respect pour « le courage et la dignité
du peuple tunisien ».
Le secrétaire général de l'ONU, enfin, s’est réjoui de ce « règlement
démocratique
et pacifique
de la crise
Tout le monde est maintenant rassuré :
tout va pouvoir continuer comme avant, en Tunisie.
Pierre PICCININ,
Professeur d’histoire et de sciences politiques (Ecole
européenne de Bruxelles I)
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