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Jérusalem, ville sacrée dans la tradition islamique (partie 2/2)
Pierre Lory


Le Dôme du Rocher - Photo Palestine Solidarité

Jeudi 31 juillet 2008

II. Le lieu de l’expérience mystique

Si nos données se limitaient à ces quelques références historiques, le rôle de Jérusalem apparaîtrait donc bien ancien : un souvenir chargé tout au plus. Mais la réalité est en fait plus complexe, est cela notamment à cause d’un événement à la fois énigmatique et impalpable, mais qui a marqué cependant profondément la configuration symbolique de l’imaginaire musulman : j’entends ce qui est désigné comme « le voyage nocturne » du Prophète, c’est à dire à un mystérieux trajet qu’il aurait accompli une nuit, et durant lequel il aurait vécu une expérience visionnaire décisive. Le Coran fait allusion à ce voyage, mais en terme à vrai dire très sybillins. Il s’agit du premier verset de la sourate XVII intitulée précisément Al-isrâ’, « le voyage nocturne » : « Gloire à Celui qui fit aller de nuit son serviteur du sanctuaire sacré au sanctuaire le plus éloigné dont nous avons béni les alentours, afin de lui montrer (certains) de nos signes. Il est celui qui entend et sait tout  ! ».

L’exégèse des premiers siècles a été partagée quant à l’explication de ces versets. Le « sanctuaire sacré » fut rapidement identifié par consensus à celui de La Mecque. Mais quel était le « sanctuaire le plus éloigné » dont les alentours étaient bénis ? Deux interprétations ont été émises. Selon la première, il s’agirait du lieu le plus élevé dans le ciel. Le Prophète aurait été enlevé et aurait connu une ascension de ciel en ciel, jusqu’au « sanctuaire ultime », le dernier que puisse approcher un être humain. Là aurait eu lieu le face à face suprême entre le Prophète et son Dieu. Selon la seconde, il s’agirait du sanctuaire de Jérusalem. Des historiens contemporains ont fait valoir qu’à l’époque de ce rêve (616 ou 617) il n’existait plus aucun sanctuaire à Jérusalem, puisque le site de l’ancien temple n’était plus qu’un terrain vague servant de décharge publique. Mais c’est là faire bon marché de la portée symbolique de ce voyage nocturne. D’un point de vue symbolique, les deux explications ne s’excluent pas, tant la prégnance d’une dimension céleste de Jérusalem était forte, comme nous le verrons. D’ailleurs, l’exégèse qui a finalement prévalu en Islam, la seule qui ait été retenue par l’imaginaire communautaire, résulte précisément d’un assemblage de ces deux traditions. Si l’on fait la synthèse des versions traditionnelles tardives (distinctes des hadîths anciens, cf Le voyage intiatique en terre d’Islam, et notamment l’article de J.van Ess) concernant le voyage nocturne, on obtient le récit suivant :

Une nuit, alors qu’il dormait (chez lui ; ou près de la Kaaba), Muhammad est réveillé par des messagers (l’ange Gabriel est expressément nommé). On lui présente une monture fabuleuse et, montée sur elle, il s’envole de La Mecque vers Jérusalem. Là, il retrouve plusieurs grands prophètes, dont, selon les versions les plus courantes, Abraham, Moïse et Jésus. Tous y effectuent ensemble la prière rituelle derrière Mahomet, qui assume en l’occurrence la fonction éminemment symbolique d’imam. Puis Mahomet, toujours guidé par Gabriel monte de ciel en ciel depuis l’endroit précis qui, à Jérusalem, relie les deux dimensions de l’univers. Il contemple le paradis et l’enfer. A chaque ciel, il rencontre un prophète qui en est comme le préposé. Au-delà du septième ciel, où il retrouve Abraham, il vit une rencontre en quelque sorte immédiate avec Dieu lui-même. Ce récit de l’ascension céleste connaîtra de multiples amplifications. Il sera lu, diffusé, commenté et illustré abondamment. Il sera même traduit en castillan ou en catalan, puis en latin, et ce Livre de l’Echelle de Mahomet (Liber Scale Machometi) fournira une part non négligeable du symbolisme de l’au-delà de la Divine Comédie de Dante Alighieri. Quoiqu’il en soit, la tradition retenue est fondée sur la double expérience de cette nuit : le trajet de La Mecque à Jérusalem d’une part, l’ascension céleste de l’autre. Je pense toutefois qu’il faut éviter de séparer les deux, ou d’y voir un simple subterfuge destiné à concilier des données exégétiques contradictoires. Le récit signifie explicitement que Jérusalem est la porte du ciel, que sur elle repose l’axe qui conduit au Trône de Dieu (cf la biographie courante - la Sîra - du prophète, ou encore le Livre de l’Echelle de Mahomet, chap. V). Il rejoint d’autres traditions, rapportées par Abû al-Ma`âlî, décrivant Jérusalem comme un lieu d’où la lumière céleste ruisselle en permanence sur la terre (p.164).

Le récit de ce voyage nocturne - quelqu’en ait été la première forme - joua un assez grand rôle dans l’histoire de la première communauté musulmane. Lorsque Mahomet le raconta le lendemain autour de lui, cela suscita les sarcasmes des Mecquois païens et plusieurs Musulmans croyants eurent du mal à y ajouter foi La tradition postérieure spécifie certes que Mahomet fut en mesure de leur décrire par le détail le trajet et la ville de Jérusalem, et que tout cela fut corroboré par le témoignage d’une caravane qui en revenait précisément. Le même courant, confronté à la question de savoir si le voyage avait eu lieu en esprit ou corporellement, s’il s’agissait d’une vision ou d’un enlèvement miraculeux, trancha en faveur de la seconde solution (cf Le voyage initiatique..., l’article de G.Monnot). Mais notons que l’alternative existe beaucoup moins pour ceux qui tiennent compte de la dimension imaginale des expériences de ce type. Retenons en tout cas de ce récit du voyage nocturne un point décisif : si le culte extérieur des Musulmans a lieu à La Mecque et nulle part ailleurs, le culte spirituel, celui qui prélude à la rencontre avec le divin, a eu lieu en rapport avec le sanctuaire de Jérusalem.

III. Le lieu eschatologique

 Une troisième dimension met en relief le rôle axial de Jérusalem dans la tradition musulmane : son rapport avec les conflits de la fin des temps. Ceux-ci sont évoqués dans une série de hadîths, dont le degré d’authenticité peut être discuté, mais qui en tout cas circulent couramment dans toutes les classes sociales et culturelles. Il ne s’agit pas d’une apocalypse au sens strict du terme, car nous n’avons pas affaire à un texte composé, mais simplement à des recueils de paroles attribuées au Prophète et simplement juxtaposées dans les chapitres de collections plus vastes. Ceci dit, on peut en tirer une série de tableaux assez homogènes. Schématiquement, le récit suivant se dégage :

 - à la fin des temps, l’humanité connaîtra un retour au paganisme et à l’adoration des idoles. Les hommes, y compris les Musulmans, sombreront dans l’ignorance, la religion et la débauche la plus complète. La Loi musulmane, la sharî`a, ne sera plus respectée, et les valeurs seront subverties. Les enfants ne respecteront plus les parents, les femmes s’habilleront comme les hommes, le nombre d’hommes décroîtra de façon spectaculaire.

 - un être maléfique surgira, figure inversée de celle des prophètes. Il accomplira toutes sortes de prodiges et séduira la grande masse des hommes. Il est désigné comme l’Antéchrist (al-masîh al-dajjâl = le christ imposteur).

 - les forces musulmanes restées fidèles seront rassemblées par un chef salvateur, descendant du Prophète, appelé le Mahdî. Il sera aidé par Jésus, qui selon le Coran n’est pas mort et reviendra alors sur terre. Il tuera l’Antéchrist de ses propres mains à la porte de Ludd en Palestine.

 - une guerre terrible aura lieu, amplification à l’échelle mondiale des premiers combats du Prophète. Les Juifs, comme aux premiers moments, prendront le parti des païens. Cette guerre se déroulera dans la région syrienne, palestinienne plus précisément, et s’achèvera par la victoire du Mahdî qui investira Jérusalem et y accomplira avec Jésus la prière rituelle.

 - à ce moment, la Kaaba sera apportée processionnellement à Jérusalem. Toutes les mosquées se transporteront également dans la ville des prophètes, redevenue dès lors le centre spirituel unique d’une humanité réunifiée. En effet, la terre entière sera alors devenue musulmane et connaîtra une période de paix qui se prolongera jusqu’aux bouleversements cosmiques de la fin du monde au sens propre. Alors, au moment de la Résurrection, le Jugement dernier se tiendrait à Jérusalem. C’est là que la Balance des actes humains sera installée, dignité destinée à compenser le changement de la direction de la prière de Jérusalem vers La Mecque. La ville redeviendra enfin et définitivement un lieu du paradis (cf Etudes Arabes n°74, p. 59-61).

 Ces récits, rappelons-le, n’ont pas de valeur canonique. Leur portée est néanmoins considérable, puisqu’ils pointent un fait essentiel : au moment où le monde aura retrouvé son unité dans l’obéissance à une seule Loi divine, c’est Jérusalem qui redeviendra le centre rituel et sans doute spirituel des hommes.

 Je n’insisterai bien sûr pas sur toutes les interprétations et usages qui peuvent être faits actuellement de ces récits concernant Jérusalem. Il importe de les remettre dans la perspective historique de leur diffusion, et notamment dans la mobilisation des lettrés musulmans à l’époque des Croisades qui avaient attiré brutalement l’attention sur la charge symbolique que représentaient les sanctuaires de Palestine. Mais le propos concernant ici les « contrées secrètes », je me bornerai à rappeler la question du sens posée ici. Jérusalem, nous l’avons vu, est dans l’histoire le lieu où l’histoire sacrale se rend témoignage à elle-même. Ainsi avec Abraham, Jésus - et Mahomet à l’occasion de son ascension céleste. Ce qui importe, ce n’est donc pas le territoire concret ou les bâtiments qui ont été construits dessus ; ce sont les réalités - spirituelles en l’occurrence - auxquelles il renvoie. Ils désignent la possibilité d’une rencontre directe et pour ainsi dire concrète avec le divin. En ce sens, la contrée de Jérusalem « bénie par Dieu » selon la parole du Coran est une province de l’esprit, c’est une Terre de lumière comme celles que Henry Corbin se plaisait à évoquer. C’est l’exégèse que l’on peut proposer d’un hadîth concernant cette ville : « Quiconque prie à Jérusalem, c’est comme s’il priait dans le ciel ».

Bibliographie  :

- AMIR-MOEZZI Mohammad Ali (sous la direction de), Le voyage initiatique en terre d’Islam - Ascensions célestes et itinéraires spirituels, Louvain - Paris, Peeters et Bibliothèque de l’EPHE - Section des Sciences Religieuses. Voir notamment les deux premiers articles (de C.Gilliot et J.van Ess) concernant le voyage nocturne et l’ascension céleste de Mahomet.

- AMIR-MOEZZI M.-A. (sous la direction de), Lieux d’Islam - Cultes et cultures de l’Afrique à Java, Editions Autrement, 1996.

- Etudes Arabes n°74 (1988) est consacré au thème Al-Quds
- Textes arabes sur Jérusalem
et comporte un choix intéressant de textes anciens et modernes, en arabe avec leur traduction française.

- MAQDISI Abû al-Ma`âlî ibn al-Murajjâ al-, Fadâ’il Bayt al-maqdis wa-al-Khalîl wa-Fadâ’il al-Shâm, edited with an introduction by Ofer Livne-Kafri, Shfaram, Almashreq Ltd, 1995

Pierre Lory
Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (Sorbonne)

Jérusalem, ville sacrée dans la tradition islamique (partie 1/2)

Publié le 31 juillet 2008 avec l'aimable autorisation d'Oumma.com



Source : Oumma.com
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