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Opinion
L'opium, la CIA et
l'administration Karzai
Peter Dale Scott
En Afghanistan, l’OTAN lutte
contre les champs de pavot cultivés par les insurgés
et protège ceux de ses alliés
Vendredi 10 décembre 2010
Pour Peter Dale Scott, il ne sert à rien de se lamenter sur le
développement de la culture des drogues en Afghanistan et sur
l’épidémie d’héroïne en mondiale. Il faut tirer des conclusions
des faits établis : les Talibans avaient éradiqué le pavot,
l’OTAN en a favorisé la culture ; l’argent des drogues a
corrompu le gouvernement Karzai, mais il est surtout aux
Etats-Unis où il a corrompu les institutions. La solution n’est
donc pas à Kaboul, mais à Washington.
L’important article d’Alfred McCoy paru sur TomDispatch,
le 30 mars 2010 [1],
aurait dû inciter le Congrès à se mobiliser pour procéder à une
véritable réévaluation de l’aventure militaire états-unienne
totalement inconsidérée en Afghanistan. La réponse à la question
que pose son titre - « Quelqu’un est-il en mesure de pacifier le
plus grand narco-État au monde ? - trouve facilement sa réponse
dans l’article : c’est un « Non ! » retentissant.... sauf à
modifier fondamentalement les objectifs et les stratégies
définis, aussi bien à Washington qu’à Kaboul.
McCoy démontre clairement que :
l’État
Afghan de M. Hamid Karzai est un narco-État corrompu, auquel les
Afghans sont forcés de payer des pots-de-vin à hauteur de 2,5
milliards de dollars chaque année, soit un quart de l’économie
du pays.
l’économie
afghane est une narco-économie : en 2007, l’Afghanistan a
produit 8 200 tonnes d’opium, représentant 53 % du PIB et 93 %
du trafic d’héroïne mondial.
Carte de l’Afghanistan montrant les
plus grands champs de pavot,
et l’intensité du conflit en 2007 et 2008
Les
options militaires pour faire face au problème sont au mieux
inefficaces, et au pire contre-productives : McCoy avance que le
meilleur espoir réside dans la reconstruction des campagnes
afghanes jusqu’à ce que les cultures vivrières deviennent une
alternative viable à celle de l’opium, un processus qui pourrait
prendre de 10 à 15 ans, voire plus. (J’argumenterai plus tard en
faveur d’une solution intermédiaire : que l’International
Narcotics Board accorde une licence à l’Afghanistan afin que ce
pays puisse vendre son opium légalement).
L’argument de McCoy le plus fort est qu’à son pic de
production, la cocaïne colombienne ne représentait qu’environ
3 % de l’économie nationale, et pourtant, les FARC comme les
escadrons de la mort de droite, tout deux largement financés par
la drogue, continuent à se développer dans ce pays. Éradiquer
simplement la drogue, sans disposer au préalable d’un substitut
pour l’agriculture afghane, nécessiterait d’imposer
d’insupportables pressions à une société rurale déjà ravagée, et
dont le seul revenu notable provient de l’opium. Pour s’en
convaincre, il suffit de se souvenir de la chute des Talibans en
2001, qui fit suite à une réduction draconienne de la production
de drogue en Afghanistan sous l’impulsion de ces mêmes Talibans
(de 4 600 tonnes à 185 tonnes), laquelle transforma le pays en
une coquille vide.
À première vue, les arguments de McCoy semblent
indiscutables, et devraient, dans une société rationnelle,
provoquer un débat posé suivi par un changement majeur de la
politique militaire états-unienne. McCoy a présenté son étude
avec un tact et une diplomatie considérables, afin de faciliter
un tel résultat.
La responsabilité historique de la CIA dans le
trafic de drogue mondial
Malheureusement de nombreux facteurs font qu’une issue
positive de ce type a peu de chances de voir le jour dans
l’immédiat. Il existe de nombreuses raisons pour cela, parmi
lesquelles des réalités désagréables que McCoy a soit oublié,
soit minimisé dans son essai – par ailleurs brillant – et qui
doivent être abordées si nous souhaitons vraiment mettre en
place des stratégies sensées en Afghanistan.
La première réalité est que l’implication grandissante de la
CIA, et sa responsabilité dans le trafic de drogue mondial est
un sujet tabou dans les cercles politiques, les campagnes
électorales, et les médias de masse. Ceux qui ont cherché à
briser ce tabou, comme le journaliste Gary Webb, ont souvent vu
leurs carrières détruites.
Alors qu’Alfred McCoy s’est impliqué plus que quiconque pour
faire prendre connaissance au public de la responsabilité de la
CIA dans le trafic de drogue au sein des zones de guerres
états-uniennes, je me sens gêné de devoir affirmer qu’il
minimise ce phénomène dans son article. Il est vrai qu’il écrit
que « l’opium émergea comme une force stratégique dans le milieu
politique afghan durant la guerre secrète de la CIA contre les
Soviétiques », et il ajoute que cette dernière « fut le
catalyseur qui transforma la frontière pakistano-afghane en la
plus importante région productrice d’héroïne au monde ».
Mais, dans une phrase très étrange, M. McCoy suggère que la
CIA fut entraînée passivement dans des alliances impliquant la
drogue au cours des combats contre les forces soviétiques en
Afghanistan dans les années 1979-88, alors que la CIA a
précisément créé ces alliances pour combattre les Soviétiques :
Dans un des ces accidents historiques teintés d’ironie, la
frontière sud de la Chine communiste et de l’Union Soviétique
coïncidèrent avec la zone asiatique de production d’opium, le
long d’une chaîne de montagne, attirant la CIA dans des
alliances pleines d’ambigüité avec les chef tribaux des hauts
plateaux de la région.
Gulbuddin Hekmatyar
Il n’y eut pas de tel « accident » en Afghanistan, où les
premiers barons de la drogue d’envergure internationale –
Gulbuddin Hekmatyar et Abou Rasul Sayyaf – furent en fait
projetés sur la scène internationale grâce au soutien massif et
mal avisé de la CIA, en collaboration avec les gouvernements du
Pakistan et d’Arabie Saoudite. Alors que d’autres forces de
résistance locales furent considérées comme des forces de
seconde classe, ces deux clients du Pakistan et de l’Arabie
Saoudite, précisément en raison de leur manque de soutien au
niveau local, furent des pionniers dans l’utilisation de l’opium
et de l’héroïne comme moyen de bâtir leur force de combat et de
créer une ressource financière [2].
De plus, tous deux devinrent des agents de l’extrémisme
salafiste, s’attaquant à l’islam soufi endogène à l’Afghanistan.
Finalement, tous deux devinrent des agents d’Al-Qaïda [3].
Abdul Rasul Sayyaf
L’implication de la CIA dans le trafic de drogue durant le
conflit soviéto-afghan n’était pas une première. D’une certaine
manière, la responsabilité de la CIA dans le rôle dominant que
joue aujourd’hui l’Afghanistan dans le trafic mondial d’héroïne,
est une réplique de ce qui arriva plus tôt en Birmanie, au Laos,
et en Thaïlande entre la fin des années 1940 et les années 1970.
Ces pays sont aussi devenus des acteurs majeurs du trafic de
drogue grâce au soutien de la CIA (et des Français, dans le cas
du Laos), sans quoi ils n’auraient été que des acteurs locaux.
On ne peut parler d’« accident ironique » dans ce cas non
plus. McCoy lui-même a montré comment, dans tous ces pays, la
CIA a non seulement toléré mais aussi soutenu la croissance des
actifs des forces anti-communistes financées par la drogue, afin
de contenir le danger représenté par une intrusion de la Chine
communiste en Asie du Sud-Est. Des années 1940 aux années 1970,
et comme en Afghanistan aujourd’hui, le soutien de la CIA
participa à transformer le Triangle d’Or en un fournisseur
majeur d’opium au niveau mondial.
Durant cette même période, la CIA recruta des collaborateurs
tout au long des routes de contrebande de l’opium asiatique, de
même que dans des pays comme la Turquie, le Liban, la France,
Cuba, le Honduras, et le Mexique. Ces collaborateurs
comprenaient des agents gouvernementaux comme Manuel Noriega au
Panama ou Vladimiro Montesinos au Pérou, souvent des
personnalités expérimentées appartenant aux services de police
soutenus par la CIA ou aux services de renseignement. Mais des
mouvements insurrectionnels en faisaient aussi partie, des
Contras du Nicaragua dans les années 1980 (selon Robert Baer et
Seymour Hersh) au Jundallah [4],
affilié à Al-Qaïda et opérant aujourd’hui en Iran et au
Baloutchistan [5].
Le gouvernement Karzai, et non les Talibans,
domine l’économie de la drogue afghane
Le meilleur exemple d’une telle influence de la CIA sur les
trafiquants de drogue aujourd’hui se trouve sans doute en
Afghanistan, où le propre frère du président Karzai, Ahmed Wali
Karzai (un collaborateur actif de la CIA) [6],
et Abdul Rashid Dostum (un ancien collaborateur de l’Agence)
comptent parmi ceux qui sont accusés de trafic de drogue [7].
La corruption liée à la drogue au sein du gouvernement afghan
doit être en partie attribuée à la décision des États-Unis et de
la CIA de lancer, en 2001, une invasion avec le soutien de
l’Alliance du Nord, un mouvement dont Washington savait qu’il
était corrompu par la drogue [8].
Carte de la CIA montrant les routes
de l’opium de l’Afghanistan à destination de l’Europe, en 1998.
Selon les informations de la CIA, mises à jour en 2008 : « La
plus grande partie de l’héroïne en provenance de l’Asie
du Sud-Est est acheminée par voie terrestre, à travers l’Iran et
la Turquie, jusqu’en Europe via les Balkans. »
En fait, la drogue est également convoyée à travers les États de
l’ancienne Union soviétique, le Pakistan et Dubaï.
De cette manière, les USA ont consciemment recréé en
Afghanistan la situation qu’ils avaient créée précédemment au
Vietnam. Au Vietnam aussi (comme Ahmed Wali Karzai un demi
siècle après), le frère du président, Ngo Dinh Nhu, utilisait la
drogue pour financer un réseau privé lui permettant de truquer
les élections en faveur de Ngo Dinh Diem [9].
Thomas H. Johnson, coordinateur des études de recherche
anthropologique à la Naval Postgraduate School, montra
l’improbabilité du succès d’un programme de contre-insurrection
quand ce programme soutient un gouvernement local qui est de
manière flagrante l’objet de dysfonctionnements et de
corruption [10].
Ainsi je m’oppose à McCoy quand celui-ci, à l’image des
médias de masse US, dépeint l’économie de la drogue afghane
comme étant dominée par les Talibans. (Selon les propres termes
de McCoy : « Si les insurgés prennent le contrôle de cette
économie illégale, comme l’ont fait les Talibans, alors la tâche
deviendra presque insurmontable. ») La part des Talibans sur le
marché de l’opium afghan est estimée en général entre 90 et 400
millions de dollars. Or l’Office des Nations Unies contre la
Drogue et le Crime (ONUDC) estime que le total des revenus issus
du commerce de l’opium et de l’héroïne est de l’ordre de 2,8 à
3,4 milliards de dollars [11].
Clairement, les Talibans n’ont pas fait main basse sur cette
économie, dont la plus grande partie est contrôlée par les
partisans du gouvernement Karzai. En 2006, un rapport de la
Banque Mondiale avançait « qu’au plus haut niveau, 25 à 30
trafiquants majeurs, la majorité d’entre eux basés au sud de
l’Afghanistan, contrôlent les transactions et les transferts
majeurs, travaillant étroitement avec des soutiens occupant des
positions politiques et gouvernementales au plus haut niveau » [12].
Les médias états-uniens ne se sont pas intéressés à cette
réalité factuelle, pas plus qu’à la manière dont cela a influé
sur les stratégies politiques de leur pays en Afghanistan, en
matière de guerre et de trafic de drogue. L’administration Obama
semble avoir pris ses distances d’avec les programmes
d’éradication peu judicieux de la période Bush, qui ne
rencontreront jamais l’adhésion « cœur et âme » de la
paysannerie afghane. Elle préfère mettre en place une politique
d’interdiction sélective du trafic, en ne s’attaquant de manière
explicite qu’aux trafiquants qui aident les insurgés [13].
Reste à savoir si cette politique sera efficace pour
affaiblir les Talibans. Mais cibler ce qui constitue au plus un
dixième du trafic total ne permettra clairement jamais d’en
finir avec la position actuelle de l’Afghanistan comme le
principal narco-État. Cela ne permettra pas non plus d’en finir
avec l’actuelle épidémie mondiale de consommation d’héroïne
ayant commencée à la fin des années 1980, qui a déjà créé 5
millions de toxicomanes au Pakistan, plus de 2 millions en
Russie, 800 000 aux États-Unis, plus de 15 millions à travers le
monde, dont un million en Afghanistan même.
La politique d’interdiction sélective du gouvernement Obama
aide aussi à expliquer son refus de considérer la solution la
plus humaine et la plus raisonnable à l’épidémie mondiale
d’héroïne afghane. Il s’agit de l’initiative « poppy for
medicine » (Opium pour la médecine) de l’International Council
on Security and Development (ICOS, autrefois connu comme le
Senlis Council), qui vise à établir un programme délivrant des
autorisations, permettant ainsi aux agriculteurs de vendre leur
opium pour permettre la production de médicaments essentiels et
très demandés comme la morphine ou la codéine [14].
La proposition a reçu le soutien des parlements européen et
canadien ; mais il fut l’objet de sévères critiques aux USA,
principalement parce que cela pourrait engendrer une
augmentation de la production d’opium. Cependant, cela
fournirait une réponse à moyen terme à l’épidémie d’héroïne qui
dévaste l’Europe et la Russie – situation qui ne sera pas réglée
par l’alternative présentée par McCoy de substituer d’autres
cultures durant les 10 ou 15 prochaines années, et encore moins
par le programme d’élimination sélective de fournisseurs d’opium
conduit par l’administration Obama.
Une conséquence rarement citée de l’initiative « poppy for
medicine » serait de réduire les recettes engendrées par le
trafic illicite qui permet de soutenir le gouvernement Karzai.
Pour cette raison, ou simplement car tout ce qui se rapproche
d’une légalisation des drogues reste un sujet tabou à
Washington, l’initiative « poppy for medicine » a peu de chance
d’être soutenue par l’administration Obama.
L’héroïne afghane et la connexion mondiale de
la drogue de la CIA
Il y a un autre paragraphe dans lequel McCoy, de manière
erronée à mon avis, concentre son attention sur l’Afghanistan
comme nœud du problème plutôt que sur les États-Unis eux-mêmes :
Lors d’une conférence sur la drogue à Kaboul ce mois-ci, le chef
du Federal Narcotics Service russe a estimé la valeur actuelle
de la culture de l’opium en Afghanistan à 65 milliards de
dollars. Seulement 500 millions de dollars vont aux fermiers
afghans, 300 millions aux Talibans, et les 64 milliards restant
à la « mafia de la drogue », lui garantissant de vastes fonds
pour corrompre le gouvernement Karzai (souligné par l’auteur)
dans un pays où le PIB est de seulement 10 milliards de
dollars [15].
Ce paragraphe oublie d’évoquer un fait pertinent et
essentiel : selon l’ONUDC, seulement 5 à 6 % de ces 65 milliards
de dollars, soit de 2,8 à 3,4 milliards, restent en
Afghanistan [16].
Environ 80 % des bénéfices issus du trafic de drogue proviennent
des pays de consommation – dans ce cas la Russie, l’Europe et
les États-Unis. Ainsi, nous ne devrions pas croire un instant
que le seul pays corrompu par le trafic de drogue afghan est le
pays d’origine. Partout où le trafic est devenu important, même
dans les lieux de transit, il a survécu en étant protégé, ce qui
en d’autres termes, s’appelle de la corruption.
Il n’existe aucune preuve montrant que l’argent de la drogue
gagné par les trafiquants alliés à la CIA ait grossit les
comptes bancaire de la CIA ou ceux de ses officiers, mais la CIA
a indirectement profité du trafic de drogue, et a développé au
fil des ans une relation très proche avec celui-ci. La guerre
secrète de la CIA au Laos fut un cas extrême. Durant celle-ci,
l’Agence mena une guerre en utilisant comme principaux alliés
l’Armée Royale Laotienne du général Ouane Rattikone et l’Armée
Hmong du général Vang Pao, toutes deux en grande partie
financées par la drogue. L’opération massive de la CIA en
Afghanistan dans les années 1980 fut un autre exemple d’une
guerre en partie financée par la drogue. [17].
Une protection pour les trafiquants de drogue
aux États-Unis
Dès lors, il n’est pas surprenant que, les années passant, le
gouvernement états-unien, suivant la voie tracée par la CIA,
aient protégé des trafiquants de drogue contre les poursuites
judiciaires dans le pays. Par exemple, aussi bien la CIA que le
FBI sont intervenus en 1981 contre l’inculpation (pour vol de
voiture) du trafiquant de drogue mexicain et tsar des
renseignements Miguel Nazar Haro, affirmant que Nazar était « un
contact essentiel, je répète, un contact essentiel pour le
bureau de la CIA à Mexico », sur les questions de « terrorisme,
renseignement, et contre-renseignement » [18].
Lorsque le procureur général associé Lowell Jensen refusa de
donner suite à l’inculpation de Nazar, le procureur de San
Diego, William Kennedy, exposa publiquement l’affaire. Il fut
rapidement viré pour cela [19].
Un exemple récent et spectaculaire d’une implication de la
CIA dans le trafic de drogue fut l’affaire concernant un
collaborateur vénézuélien de la CIA, le général Ramon Guillén
Davila. Comme je l’explique dans mon livre, Fueling America’s
War Machine (à paraître) [20] :
Le général Ramon Guillén Davila, chef de l’unité anti-drogue
créée par la CIA au Venezuela, fut inculpé à Miami pour avoir
fait entrer une tonne de cocaïne aux États-Unis. Selon le New
York Times, « la CIA, malgré l’objection de la Drug
Enforcement Administration, approuva l’envoi d’au moins une
tonne de cocaïne pure vers l’aéroport international de Miami
comme moyen d’obtenir des informations sur les cartels de la
drogue colombiens ». Le magazine Time rapporta qu’une seule
cargaison représentait 450 kilos, et était précédée d’autres
« pour un total d’environ une tonne » [21].
Mike Wallace confirma que « l’opération secrète de la CIA et des
gardes nationaux rassembla rapidement cette cocaïne, plus d’une
tonne et demie, qui fut introduite clandestinement de Colombie
vers le Venezuela » [22].
Selon le Wall Street Journal, la quantité totale de
drogue introduite clandestinement par le général Guillén serait
de plus de 22 tonnes [23].
Mais les États-Unis n’ont jamais demandé au Venezuela
l’extradition de Guillén afin de le juger ; et, en 2007,
lorsqu’il fut arrêté au Venezuela pour conspiration de meurtre à
l’encontre du président Hugo Chavez, son inculpation était
toujours quelque part à Miami [24].
Pendant ce temps-là, l’agent de la CIA Mark McFarlin, que
Bonner, le chef de la DEA, souhaitait également inculper, ne le
fut jamais, et dut simplement démissionner [25].
Pour résumer, il n’arriva rien aux acteurs principaux de
cette affaire, qui n’a probablement fait surface dans les médias
qu’en raison des protestations générées à la même époque par les
articles de Gary Webb parus dans le San Jose Mercury au
sujet de la CIA, des Contras et de la cocaïne.
Les banques et le blanchiment de l’argent de la
drogue
D’autres institutions ont un intérêt direct dans le trafic de
drogue, dont les grandes banques, qui effectuent des prêts à des
pays comme la Colombie et le Mexique, sachant pertinemment que
le flot de drogue aidera à garantir le remboursement de ces
prêts. Plusieurs de nos plus grandes banques, comme City Group,
Bank of New York et Bank of Boston, ont été identifiées comme
participant au blanchiment d’argent, mais n’ont jamais subi de
pénalités assez importantes pour les obliger à changer de
comportement [26].
En bref, l’implication des États-Unis dans le trafic de drogue
rassemble la CIA, des intérêts financiers majeurs et des
intérêts criminels dans ce pays et à l’étranger.
Antonio Maria Costa, chef de l’ONUDC, a déclaré que
« l’argent de la drogue, représentant des milliards de dollars,
a permis au système financier de se maintenir au plus haut de la
crise financière ». Selon l’Observer de Londres, Costa
déclara avoir vu des preuves que les recettes du crime organisé
étaient « le seul capital d’investissement liquide » disponible
pour certaines banques au moment du krach de l’année dernière.
Il affirma qu’une majorité des 352 milliards de dollars de
profits liés à la drogue furent ainsi absorbés par le système
économique. Costa déclara que les preuves montrant une
absorption de l’argent illégal par le système financier lui
furent soumises par des agences de renseignement et des
procureurs il y a 18 mois environ. « Dans de nombreux cas,
l’argent de la drogue était le seul capital d’investissement
liquide. Durant la seconde moitié de 2008, la liquidité était le
problème majeur du système bancaire, ainsi le capital liquide
devînt un facteur important, » dit-il [27].
Un exemple frappant de l’importance de la drogue à Washington
fut l’influence exercée dans les années 1980 par la Bank of
Credit and Commerce International, banque pratiquant le
blanchiment de l’argent de la drogue. Comme je l’explique dans
mon livre, parmi les personnes haut placées profitant des
largesses de la BCCI, ses propriétaires, et ses affiliés, nous
trouvons James Baker, secrétaire au Trésor sous Ronald Reagan,
qui refusa d’enquêter sur la BCCI [28] ;
le sénateur démocrate Joe Bidden et le sénateur républicain
Orrin Hatch, et plusieurs membres importants du Comité
Judiciaire du Sénat, lequel refusa d’enquêter sur la BCCI [29].
Finalement, ce ne fut pas Washington qui agit en premier afin
de mettre un terme aux activités bancaires de la BCCI et de ses
filiales illégales aux États-Unis, mais deux personnes
déterminées, l’avocat de Washington Jack Blum et le procureur de
Manhattan Robert Morgenthau [30].
Conclusion : la source du problème mondial
qu’est la drogue n’est pas à Kaboul, mais à Washington
Je comprends pourquoi McCoy, dans son désir de changer une
politique vouée à l’échec, prend plus de précautions que
moi-même lorsque j’évoque à quel point certaines institutions
états-unienne puissantes – gouvernement, renseignements et
finance – et pas seulement le gouvernement Karzai, ont été
corrompues par l’omniprésent trafic de drogue. Mais je pense que
son approche pleine de tact se montrera contre-productive. La
source principale du problème mondial qu’est la drogue n’est pas
à Kaboul, mais à Washington. Mettre fin à ce scandale demandera
la divulgation de faits que McCoy ne désire pas aborder dans son
article.
Dans son ouvrage magistral, The Politics of Heroin [31],
McCoy parle de l’histoire de Greg Musto, expert en drogues à la
Maison Blanche sous Carter. En 1980, Musto dit au Strategy
Council on Drug Abuse de la Maison Blanche que « nous allions en
Afghanistan afin de soutenir les cultivateurs d’opium dans leur
rébellion contre l’Union Soviétique. Ne pourrions-nous pas
éviter de faire ce que nous avons déjà fait au Laos ? » [32].
Se voyant refuser l’accès par la CIA à des données auxquelles il
avait légalement accès, Musto fit part de son inquiétude en
public en mai 1980, notant, dans un éditorial du New York
Times, que l’héroïne en provenance du Croissant d’Or était
déjà (et pour la première fois) en train de causer une crise
médicale à New York. Et il avertit, avec prescience, que « cette
crise est amenée à s’aggraver » [33].
Musto espérait qu’il pourrait contribuer à un changement de
politique en mettant le problème sur la place publique, et en
l’accompagnant d’un avertissement fort au sujet d’une aventure
en Afghanistan financée par la drogue qui pourrait se révéler
désastreuse. Mais ses mots emplis de sagesse furent sans pouvoir
contre l’implacable détermination de ce que j’appelle la machine
de guerre US au sein de notre gouvernement et de notre économie
politique. Je crains que le message sensé de McCoy, en étant
bienséant là où il est justement nécessaire de ne pas l’être,
subira le même sort.
Peter Dale Scott, Ancien diplomate canadien
et professeur à l’université de Californie.
[1]
« Can
Anyone Pacify the World’s Number One Narco-State ? The Opium
Wars in Afghanistan », par
Alfred W. McCoy
[2]
Éventuellement, les États-Unis et leurs alliés accordèrent à
Hekmatyar, qui pour un temps fut sans conteste le plus grand
trafiquant de drogue au monde, plus d’un milliard de dollars en
armement. C’est plus qu’aucun autre client de la CIA a jamais
reçu, avant ou depuis.
[3]
Peter Dale Scott, The Road to 9/11,
p.74-75 (paru en français sous le titre
La Route vers le Nouveau Désordre Mondial
(Demi-Lune, Paris, 2010) : “Khalid Sheikh Mohammed, que la
Commission d’enquête sur le 11-Septembre considère comme le
véritable auteur du complot du 11/9, commença à concevoir son
plan quand il était en lien avec Abdul Sayyaf, un dirigeant avec
lequel ben Laden était encore en délicatesse. [9/11
Commission Report, p.145-50]. Au
même moment, plusieurs des hommes condamnés pour l’attentat
contre le World Trade Center en 1993, et la “journée de la
terreur” New York en 1995, s’étaient entraînés ou avaient
combattu avec Gulbuddin Hekmatyar, ou collecté de l’argent pour
lui. [Tim Weiner, “Blowback from the Afghan Battlefield”,
New York Times,
13 mars 1994].
[4]
« Le
Jundallah revendique des actions armées aux côtés des
Moudjahidin du Peuple,
Réseau Voltaire,
13 juin 2009.
[5]
Seymour Hersh, New Yorker,
7 juillet 2008.
[6]
« Hamed
Wali Karzai chargé de négocier avec les Talibans »,
Réseau Voltaire,
14 mai 2010.
[7]
New York Times,
27 octobre 2009.
[8]
Steve Coll, Ghost Wars : The Secret
History of the CIA, Afghanistan, and Bin Laden, from the Soviet
Invasion to September 10, 2001, (Penguin
Press, New York, 2004), p.536. Selon Ahmed Rashid, au début de
l’offensive US en 2001 : “Le Pentagone disposait d’une liste
d’au moins 25 laboratoires de drogues et d’entrepôts en
Afghanistan, mais ils refusèrent de les bombarder car certains
appartenaient aux nouveaux alliés de la CIA, au sein de la NA [Northern
Alliance / l’Alliance du Nord]”, (Ahmed Rashid,
Descent into Chaos : The United States and
the Failure of Nation Building in Pakistan, Afghanistan, and
Central Asia, [Viking, New York,
2008], p.320).
[9]
Stanley Karnow, Vietnam : A History
(Penguin, New York, 1997), p.239. Cf.
New York Times,
28 octobre, 2009.
[10]
Thomas H. Johnson & M. Chris Mason, “Refighting the Last War :
Afghanistan and the Vietnam Template”,
Military Review,
Novembre-Décembre 2009, p.1.
[11]
Le lecteur vigilant aura noté que même 3,4 milliards USD ne
représentent pas 53 % des 10 milliards estimés dans le
paragraphe précédent comme le PIB afghan. Ces estimations en
provenance de sources diverses ne sont pas extrêmement précises,
et ne donnent donc pas un résultat mathématiquement parfait. Au
demeurant, il s’agit de la valeur des drogues en gros en
Afghanistan et non pas de leur valeur au détail dans les pays
consommateurs.
[12]
Afghanistan : Drug Industry and Counter-Narcotics
Policy]. En 2007, le
Daily Mail de
Londres rapporta que « les quatre acteurs principaux du trafic
de l’héroïne étaient tous des membres hauts placés du
gouvernement afghan » [[London
Daily Mail. 21 juillet 2007. En
décembre 2009, Harper’s
publia une longue enquête sur le colonel Abdul Razik, “le maître
de Spin Boldak,” un trafiquant de drogue et un allié de Karzai
dont l’ascension fut “encouragée par un cercle d’officiels
corrompus à Kaboul et à Kandahar, et aussi parce que les
commandants de l’OTAN, déployés sur un trop vaste territoire,
trouvèrent utiles le contrôle qu’il exerçait sur une ville
frontalière essentielle dans leur guerre contre les Talibans”,
(Matthieu Aikins, “The
Master of Spin Boldak”,
Harper’s Magazine,
décembre 2009).
[13]
James Risen, “U.S. to Hunt Down Afghan Lords Tied to Taliban”,
New York Times,
10 août 2009 : ”Le commandement militaire US dit au Congrès que
… seuls ces [trafiquants de drogue] qui apportent de l’aide aux
insurgés devraient être pris pour cible.”
[14]
Corey Flintoff, “Combating
Afghanistan’s Opium Problem Through Legalization”,
NPR, 22
décembre 2005.
[15]
Devant d’autres auditoires, les responsables russes de la lutte
anti-drogues ont explicitement évoqué l’OTAN. Voir « Pavot :
la Russie met en cause la responsabilité de l’OTAN »,
Réseau Voltaire,
3 mars 2010. Off, les responsables poutiniens ont également
évoqué un pot de vin d’1 milliard de dollars annuels versés par
l’OTAN avec l’argent des drogues au président Medvedev en
échange du droit de passage des GI’s sur le territoire russe.
Ndlr.
[16]
CBS News,
1er avril 2010.
[17]
Voir le livre de Peter Dale Scott,
La Route vers le Nouvel Ordre Mondial.
NdT.
[18]
Des câbles de Gordon McGinley, l’attaché légal du FBI à Mexico
City, au Département de la Justice, voir Scott & Marshall,
Cocaine Politics,
p.36.
[19]
Scott, Deep Politics,
p.105 ; citation du San Diego Union,
26 mars 1982.
[20]
Fueling America’s War Machine :
Deep Politics and the CIA’s Global Drug Connection,
(à paraitre à l’automne 2010 chez Rowman & Littlefield).
[21]
Time,
29 novembre 1993 : “Les expéditions continuèrent, toutefois,
jusqu’à ce que Guillen tente d’envoyer 3 373 livres de cocaïne
en une seule fois. La DEA, (Drug Enforcement Agency), vigilante,
l’arrêta et s’en saisit.” Cf.
New York Times,
23 novembre 1996 (“one ton”).
[22]
CBS News Transcripts, 60 Minutes,
21 novembre 1993.
[23]
Wall Street Journal,
22 novembre 1996. Je soupçonne la CIA d’avoir approuvé
l’importation de cocaïne moins "comme un moyen de rassembler de
l’information" que dans le but de redistribuer des parts de
marché dans le trafic global de cocaïne, dans son pays
d’origine, la Colombie. Dans les années 1990, la CIA et le JSOC
furent impliqués dans l’élimination du baron colombien de la
drogue Pablo Escobar, un exploit rendu possible grâce à l’aide
du Cartel de Cali et des escadrons de la mort terroristes de
l’UAC de Carlos Castaño. Peter Dale Scott,
Drugs, Oil, and War,
p.86-88.
[24]
Chris Carlson, “Is
The CIA Trying to Kill Venezuela’s Hugo Chávez ?”
Global Research,
19 avril 2007.
[25]
Douglas Valentine, The Strength of
the Pack : The People, Politics and Espionage Intrigues that
Shaped the DEA (TrineDay,
Springfield, 2009), 400 ; Time,
23 Novembre 1993. McFarlin avait collaboré avec des forces
anti-guérilla au Salvador dans les années 1980. Jim Campbell, le
chef de station de la CIA au Venezuela.
[26]
La Bank of Boston procéda au blanchiment d’au moins 2 millions
de dollars au profit du trafiquant Gennaro Angiulo, et fut pour
cela condamnée à payer une amende de 500 000 dollars, (New
York Times, 22 Février 1985 ;
Eduardo Varela-Cid, Hidden
Fortunes : Drug Money, Cartels and the Elite Banks
[El Cid Editor, Sunny Isles Beach, 1999]). Cf. Asad Ismi, “The
Canadian Connection : Drugs, Money Laundering and Canadian Banks”,
Asadismi.ws :
“91 % des 197 milliards USD dépensés en cocaïne aux USA restent
dans ce pays, et les banques états-uniennes blanchissent 100
milliards USD provenant de la drogue chaque année. Parmi les
banques connues pour ce genre de pratiques, on trouve la Bank of
Boston, la Republic National Bank of New York, la Landmark First
National Bank, la Great American Bank, la People’s Liberty Bank
and Trust Co. of Kentucky, et la Riggs National Bank of
Washington. Citibank aida Raul Salinas (le frère de l’ancien
président du Mexique Carlos Salinas) à déplacer des millions de
dollars hors du Mexique, à destination de comptes secrets
détenus en Suisse sous de fausses identités.”
[27]
Rajeev Syal, “Drug
money saved banks in global crisis, claims UN advisor”,
Observer,
13 décembre 2009.
[28]
Jonathan Beaty & S.C. Gwynne, The
Outlaw Bank : A Wild Ride into the Secret Heart of BCCI,
(Random House, New York, 1993), p.357.
[29]
Peter Truell & Larry Gurwin, False
Profits : The Inside Story of BCCI, the World’s Most Corrupt
Financial Empire, (Houghton Mifflin,
Boston, 1992), p.373-77.
[30]
Truell & Gurwin, False Profits,
p.449.
[31]
Disponible en français sous le titre :
La politique de l’heroine. L’implantation
de la CIA dans le trafic des drogues
[Editions du Lézard, 1998].
[32]
Alfred W. McCoy, The Politics of
Heroin (Lawrence Hill Books/ Chicago
Review Press, Chicago, 2003), p.461 ; citant une interview avec
le Dr David Musto.
[33]
David Musto, New York Times,
22 mai 1980 ; cité dans McCoy,
Politics of Heroin, p.462.
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