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Accuser les Irakiens : le
nouvel argument pour justifier le militarisme américain
Patrick Martin
Depuis quelques semaines, des responsables de
l’administration Bush, des démocrates au Congrès et des
experts des médias ont tous recours à un nouvel argument idéologique
pour justifier l’intensification de la violence des Etats-Unis
en Irak. Ils soutiennent tous à présent que la responsabilité
de la chute de la société irakienne dans le chaos et la guerre
civile ne devrait pas incomber à l’envahisseur américain, mais
plutôt à la population irakienne elle-même.
C’est le rapport du Groupe d’étude sur
l’Irak, rendu public il y a deux mois, qui a le premier développé
ce thème, repris depuis plus généralement par le tout
Washington officiel, allant de républicains comme le sénateur
John McCain qui a proposé des critères rigides pour le
gouvernement Maliki à Bagdad jusqu’à des démocrates comme la
présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, qui
ont suggéré que les fonds allant à l’armée irakienne
pourraient être coupés — mais pas, naturellement, ceux qui
sont destinés à la machine de guerre américaine qui domine
toujours le pays qu’elle a conquis.
Pour les fervents partisans de la guerre, la
critique des échecs irakiens devient le moyen de faire oublier
les résultats catastrophiques de l’invasion et de
l’occupation américaines, notamment pour les néo-conservateurs
qui ont joué un rôle essentiel en présentant la guerre comme
l’expansion de la démocratie et de la liberté au Moyen-Orient.
On doit à Charles Krauthammer, un pontife
conservateur et grand défenseur de la conquête de l’Irak par
les Etats-Unis qu’il présente comme un acte de « démocratisation »,
d’avoir offert un exemple particulièrement honteux de ce type
d’argumentation. Dans une chronique qu’il a publiée le 2 février
dans le Washington Post, Grauthammer dénonce l’éventail
« déroutant » de conflits religieux, ethniques et de
sous-groupes qui fait actuellement rage en Irak, écrivant que
« cela ne peut que mener à un plus grand découragement des
Américains, qui sont déjà profondément consternés devant le
fait d’être coincés au beau milieu d’une guerre civile sans
fin ».
La chronique était intitulée « Qui est
responsable de la tuerie ? ».Brauthammer répond à la
question en faisait entièrement porter aux Irakiens la
responsabilité de la tuerie. « Les Etats-Unis viennent les
libérer d’un tyran qui régnait par la peur, et les anciennes
animosités et les ressentiments plus récents commencent à faire
sentir leur effet fatal, » écrit-il. « On a donné
aux Irakiens leur liberté et pourtant, bon nombre d’entre eux
choisissent la guerre civile. »
Le chroniqueur se donne beaucoup de mal pour dénoncer
tous ceux qui pourraient suggérer que c’est l’invasion américaine
elle-même qui est la cause de la désintégration de la société
irakienne. Il écrit : « De toutes les explications sur
la situation actuelle, c’est bien celle qui est de loin la plus
stupide. Et la plus pernicieuse. Est-ce que la Grande-Bretagne a
"donné" à l’Inde la guerre entre hindous et
musulmans de 1947-48 qui a tuée un million de personnes et a procédé
à un nettoyage ethnique de 12 millions supplémentaires? Les
guerres entre les juifs et les Arabes en Palestine ? Les
guerres tribales de l’Ouganda postcolonial ? »
Bien que Krauthammer semble penser que cette
question est à l’évidence absurde, tout sérieux étudiant en
histoire répondrait : « Oui, oui et encore oui ! »
La politique britannique du « diviser pour mieux régner »
a délibérément exacerbé et attisé les tensions ethniques et
religieuses dans toutes ces colonies, qui sombraient dans la
violence au moment où les vieux régimes coloniaux étaient démantelés.
Et on pourrait citer bien d’autres exemples :
le colonialisme belge, suivi de manipulation et d’exploitation néo-coloniales
de la France et des Etats-Unis, a attisé les conflits entre les
Hutus et les Tutsis qui ont provoqué le génocide rwandais de
1994. Le bombardement américain du Cambodge durant près d’une
décennie a créé les conditions pour l’arrivée au pouvoir du
régime génocidaire de Pol Pot. (« Les bombarder jusqu’à
les ramener à l’Age de pierre » n’était pas qu’une
simple expression.) La rivalité entre l’Allemagne et les
Etats-Unis pour gagner de l’influence sur la Yougoslavie
postsoviétique a entraîné la sécession de la Slovénie et de
la Croatie et, par la suite, de la Bosnie. Ces sécessions déclenchèrent
une lutte parmi des peuples qui avaient vécu paisiblement
ensemble durant plus de 40 ans, mais qui étaient devenus des
minorités persécutées dans leurs nouveaux Etats « indépendants »
(les Serbes en Croatie; les musulmans, les Croates et les Serbes
dans diverses parties de la Bosnie; les Croates, les musulmans,
les Hongrois et les Albanais en Serbie), ce qui entraîna une
explosion de la guerre civile et de l’épuration ethnique.
A la base de chacun de ces massacres on trouve
le rôle pernicieux et destructeur de l’impérialisme, et
particulièrement celui de l’impérialisme américain, le plus
agressif et le plus dangereux dans le monde actuel.
Krauthammer, l’éternel apôtre des « bonnes
intentions » de la classe dirigeante américaine, soutient
qu’en Irak, « au niveau politique, nous avons fait tout
fait ce qui était en notre pouvoir pour favoriser une réconciliation.
Nous avons fait en sorte que les sunnites participent aux élections
et ensuite au parlement. Qui fait pression sur la coalition chiite
et kurde pour qu’une loi, visant à distribuer des revenus du pétrole
aux sunnites, soit votée ? Qui fait pression pour qu’un
gouvernement plus représentatif exclue Moqtada al-Sadr et son Armée
du Mahdi motivée par le sectarisme ? »
La vérité c’est que les Etats-Unis ont
encouragé les tendances centrifuges en Irak depuis plus de 30
ans. Les administrations Nixon et Ford ont soutenu de manière
significative le séparatisme kurde dans les années 1970, visant
ainsi le régime laïc baasiste à Bagdad qui était vaguement
aligné avec Moscou durant la Guerre froide. La première
administration Bush avait provoqué un soulèvement chiite après
la guerre du golfe Persique en 1991 pour ensuite changer de stratégie,
craignant qu’un Irak dirigé par les chiites s’aligne avec
l’Iran.
Au début de la présente guerre, les sunnites
constituaient la principale cible, ce qui s’est traduit par la
destruction de Fallujah, le centre de la résistance sunnite à
l’occupation américaine. À la guerre antisunnite qui se
poursuit dans la province d’Anbar s’ajoute maintenant une
offensive contre les radicaux chiites d’al-Sadr. À tout moment,
la politique américaine a été de monter les groupes sectaires
les uns contre les autres.
Pour ce qui est du prétendu appui altruiste en
faveur d’un partage des revenus du pétrole avec les sunnites,
la principale préoccupation de Washington n’est pas l’équité
pour les sunnites, mais l’adoption d’un cadre légal, quels
qu’en soient les termes, qui permettent la privatisation de
l’industrie pétrolière et l’ouverture des vastes richesses pétrolières
de l’Irak aux sociétés américaines — l’un des principaux
objectifs des la guerre.
Krauthammer conclut : « Nous
avons fait beaucoup d’erreurs en Irak. Mais lorsque des Arabes
tuent des Arabes, que des chiites tuent des chiites et que des
sunnites tuent tout le monde dans un spasme de furieuse violence
aveugle qui a ses racines dans une haine née bien avant que l’Amérique
ne soit une république, il est simplement pervers de faire porter
la responsabilité au seul participant, au seul pays, à la seule
force militaire qui en a fait plus que tous les autres pour séparer
les combattants et amener la conciliation. Cela infantilise les
Arabes. Et diabolise les Etats-Unis. Nous les avons aidés à
accoucher de la liberté. Ils ont choisi la guerre civile. »
Il est vrai, bien sûr, que la division au sein
de l’Islam entre sunnites et chiites remonte à plus de mille
ans. Mais cette division, aussi profondément enracinée qu’elle
soit, n’est jamais devenue la base d’une violence sectaire de
masse sous l’Empire ottoman, sous le colonialisme britannique ou
pendant les 70 ans de semi-indépendance en Irak. Sunnites et des
chiites habitaient côte-à-côte dans les mêmes quartiers à
Bagdad et dans d’autres parties du pays et se mariaient fréquemment
entre eux. Ce n’est que sous l’impact toujours croissant de la
pression américaine — une guerre, suivie de 12 années de
sanctions économiques, suivies d’une invasion et d’une
occupation — que la société irakienne s’est désintégrée
selon des divisions religieuses, ethniques et tribales. »
Il y a une autre facette à l’explication que
« c’est la faute aux Irakiens » et qui a des
implications des plus sinistres. Elle a été exprimée le
plus crûment par le commentateur du New York Times, David
Brooks, encore un partisan enragé, de la première heure, en
faveur de la guerre, qui, le 25 janvier dernier, a ainsi décrit
les insurgés irakiens : « Des hommes violents,
stupides, qui formeraient la lie de la société en temps normal,
deviennent au milieu des traumatismes, des chocs et du stress, des
dirigeants vénérés. » En fait, ce serait là une
description pas trop mauvaise du type social qui domine
l’administration Bush, un gouvernement dans lequel la criminalité
rivalise avec l’ignorance.
Brooks continue ainsi, paragraphe après
paragraphe, à proférer insultes et injures envers les insurgés
irakiens, déclarant qu’ils sont les équivalents moraux des
escadrons de la mort du Rwanda, de la Bosnie, du Sierra Leone et
autres charniers. Selon Brooks : « Ils
dirigent des commandos de jeunes qui quittent l’univers moral et
qui n’ont aucun avenir dans un monde de paix. Ils tuent pour le
plaisir, la foi et le profit — parce qu’ils trouvent plus
gratifiant de tuer et de piller plutôt que d’être fermier ou
ouvrier. »
La conclusion inéluctable d'un tel torrent
d'insultes est de soutenir l'annihilation de ces Irakiens, par
n'importe quels moyens. La logique de l’argument « c’est
la faute aux Irakiens » est que les Etats-unis ont le droit
de tuer autant d'Irakiens que possible pour réaliser leurs
objectifs de guerre.
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